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MARGUERITE DE VALOIS

ET LE

LIVRE DES CRÉATURES

DE RAYMOND SEBOND.

Dans son Apologie de Raimond Sebond, Montaigne s'adresse par deux fois, d'abord en une courte apostrophe, puis en un compliment plus étendu, à une dame qu'il ne nomme pas. On croit généralement, sans en avoir de preuve certaine, que cette princesse est Marguerite de Valois, femme de Henri de Navarre.

L'origine de cette tradition nous est indiquée par Amaury Duval dans une note de son édition des Essais : « Sur un exemplaire que je possède des Essais chargé des notes manuscrites de M. Jamet, littérateur érudit, mort en 1778, et qui avait été un des collaborateurs de l'Année littéraire, je lis: La dame à qui Montaigne adresse ce chapitre était Marguerite de Valois, femme de Henri IV. J'appris cette anecdote à M. Coste peu de temps avant sa mort: je la tenais de feu M. Lancelot, de l'Académie des belles-lettres'. » Ainsi, par Am. Duval, Jamet et Lancelot2, nous remontons jusqu'à la fin du xvIIe siècle.

Les données qu'on peut tirer de l'Apologie elle-même n'ont rien qui s'oppose à cette identification. Sans citer ici, une fois de plus, les textes bien connus de Mon

1. Essais, édit. Amaury Duval, Paris, 1820, III, 1. 2. Antoine Lancelot, né en 1675, mort en 1740.

car

taigne', on peut en résumer ainsi les indications. La destinataire de l'Apologie est une grande dame, une princesse, distinguée, belle, séduisante, encore jeune, Montaigne peut se permettre avec elle un ton de conseiller; elle est instruite, capable d'entendre couramment le latin et de s'intéresser à la philosophie; elle est catholique enfin, comme le fait remarquer M. Villey', car plusieurs passages de l'Apologie parlent des nouvelletez luthériennes avec une liberté qui eût pu déplaire à une protestante3. Ces différents traits s'accordent bien avec ce que nous savons par ailleurs de Marguerite de Valois.

Enfin, quand on cherche la destinataire de l'Apologie, on est amené naturellement à regarder vers la petite et brillante cour de Nérac. Parmi les dames à qui Montaigne, dès 1580, a dédié certaines pages de ses Essais, Diane de Foix avait épousé le comte de Gurson, apparenté à Henri de Navarre; Mme de Grammont, la belle Corisande, allait devenir la favorite du Béarnais; Mme de Duras était dame d'honneur, et de confiance, de Marguerite. Et, depuis novembre 1577, Montaigne lui-même était gentilhomme de la chambre du roi de Navarre.

Tradition des commentateurs, ressemblances entre la destinataire anonyme de l'essai et la reine de Navarre, relations habituelles de Montaigne : tous ces chemins nous ramènent à Marguerite, installée à Nérac depuis 1578, en bons termes encore avec son mari, environnée d'assez d'éclat pour que Montaigne puisse parler de sa grandeur, assez jeune encore, elle a vingt-cinq ans, pour que Montaigne, qui en a quarante-cinq, puisse lui donner des conseils de modération et d'attrempance.

1. Essais, II, xi. Édit. Munic., publiée par M. Strowski, II, 189 et 304-305.

2. Ibid., IV, 227.

3. Voir, par exemple, ce que dit Montaigne des discussions sur la présence réelle. Edit. Munic., II, 262.

4. Cf., sur ces dames, Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux, III, et les notes de M. Villey au t. IV de l'édit. Munic.

5. Essais, édit. Villey, Alcan, 1922, I, p. xvIII.

Ce n'est là toutefois qu'un ensemble de probabilités dont il ne serait pas superflu de trouver une nouvelle confirmation'. Or, voici ce qu'on lit dans les Mémoires de Marguerite, à la date de 1576. La princesse, qui a été quelque temps emprisonnée avec son frère, le duc d'Alençon, nous explique comment elle a su profiter de cette épreuve, « ayant passé, dit-elle, le temps de ma captivité au plaisir de la lecture, où je commençay lors à me plaire; n'ayant cette obligation à la fortune, mais plustost à la providence divine, qui dès lors commença à me produire un si bon remede pour le soulagement des ennuis qui m'estoient preparez à l'advenir. Ce qui m'estoit aussi un acheminement à la devotion, lisant en ce beau livre universel de la nature tant de merveilles de son createur, que toute ame bien née, faisant de cette congnoissance une eschelle de laquelle Dieu est le dernier et le plus haut eschelon, ravie, se dresse à l'adoration de cette merveilleuse lumiere et splendeur de cette incomprehensible essence; et faisant un cercle parfait, ne se plaist plus à autre chose qu'à suivre cette chaisne d'Homere, cette agreable encyclopedie, qui, partant de Dieu mesme, retourne à Dieu mesme, principe et fin de toutes choses. Et la tristesse contraire à la joye, qui emporte hors de nous les pensées de nos actions, reveille nostre ame en soy-mesme, qui, rassemblant toutes ses forces pour rejetter le mal et chercher le bien, pense et repense sans cesse pour choisir ce souverain bien, auquel avec asseurance elle puisse trouver quelque tranquillité; qui sont de belles

1. Miss Norton (Studies in Montaigne) proposait Catherine de Bourbon. « Les preuves manquent pour décider la question », disait M. Villey dans une note de l'éd. Munic., IV, 227. Dans son édition des Essais, Alcan, 1922, II, 308, M. Villey ne retient que l'hypothèse de Marguerite. Dans le Bulletin de la Société des amis de Montaigne, M. Armaingaud discute en détail l'hypothèse de Miss Norton, et la rejette (1921, 4° fasc.).

dispositions pour venir à la congnoissance et amour de Dieu. Je receus ces deux biens de la tristesse et de la solitude à ma premiere captivité, de me plaire à l'estude et m'addonner à la devotion, biens que je n'eusse jamais goustés entre les vanitez et magnificences de ma prospere fortune' >>.

Pour peu qu'on ait lu les premiers chapitres de Sebond, on ne manquera pas d'être frappé de ce passage des Mémoires. « Lire en ce beau livre universel de la nature les merveilles de son créateur », mais c'est l'idée fondamentale de Sebond : il y insiste à plaisir, il y fait consister l'originalité de sa méthode1. C'est le principe déjà énoncé par saint Paul : « Ses perfeetions invisibles, son éternelle puissance et sa divinité sont, depuis la création du monde, rendues visibles à l'intelligence par le moyen de ses œuvres3 »; mais Sebond fait de ce principe des applications nombreuses, variées, hardies parfois jusqu'à la témérité. Le livre que lisait Marguerite développait, lui aussi, cet argument: il devait ressembler au livre de Sebond.

Il y a plus la ressemblance n'est pas seulement dans. l'idée, mais dans l'expression. La création est un livre : Sebond ne se lasse pas de le répéter. « A la louange et gloire de la très-haute et très-glorieuse Trinité... s'ensuit la doctrine du livre des creatures ou livre de nature... Dieu nous a donné deux livres, celuy de l'universel ordre des choses, ou de la nature, et celuy de la Bible3... » L'homme, dès sa création, était capable de s'instruire; mais, pour s'instruire, il faut un livre aussi la Providence « bastit-elle ce monde visible et nous le donna comme un livre propre, familier et infallible, escrit de sa

1. Mémoires et lettres de Marg. de Valois, publiés par M. Guessard pour la Société de l'histoire de France, Paris, 1842, p. 75-76. 2. Cf. tout le Prologue de Sebond.

3. Ep. aux Rom., I, 20.

4. Livre des Créatures, c'est le titre authentique de l'ouvrage. Cf. Reulet, Un inconnu célèbre. Paris, V. Palmé, 1875, p. 146.

5. Sebond, trad. de Montaigne, édit. de 1569, fol. 1 et 2.

main, où les creatures sont rangées ainsi que lettres : non à nostre poste, mais par le saint jugement de Dieu, pour nous apprendre la sapience et la science de nostre salut' ».

Sebond, en effet, ne s'arrête pas à contempler la nature pour elle-même; dès le troisième chapitre, il s'élève au Créateur et démontre « qu'il y a un maistre invisible qui a bastit le monde ». Puis, dans les chapitres suivants, il développe les attributs de Dieu : unité, simplicité, etc... Marguerite, qui lisait « en ce beau livre universel de la nature tant de merveilles de son créateur », faisait exactement comme Sebond.

Marguerite voit dans cette connaissance du monde « une eschelle de laquelle Dieu est le dernier et le plus haut eschelon ». C'est encore une des images de Sebond et qu'il répète vingt fois. L'homme, s'ignorant soi-même, a besoin de rentrer en soi : « Il luy faut une eschelle pour l'ayder à se remonter à soy et à se ravoir. Les pas qu'il fera, les eschellons qu'il enjambera ce seront autant de notices qu'il acquerra de sa nature2. » La création est cette échelle; au degré inférieur sont les choses inanimées qui n'ont que l'être; plus haut, les plantes qui ont la vie; plus haut, les animaux doués de sentiment; au sommet, l'homme intelligent et libre. Ainsi se présente à l'homme «< ceste belle université des choses et des creatures, comme une droicte voie et ferme eschelle, ayant des marches très-asseurées, par où il puisse arriver à son naturel domicile et se remonter à la vraie cognoissance de sa nature3 ». « Par la voye des choses inferieures, il s'acheminera jusques à l'homme, et tout d'un fil il enjambera jusques à Dieu*. »

Sebond, philosophe plus exact que Marguerite, Sebond, qui sait l'abîme infini qui sépare l'être créé de l'Être

1. Sebond, fol. 2 v°.

2. Ibid., fol. 5 vo. 3. Ibid., fol. 5 vo.

4. Ibid., fol. 6.

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