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cesser Albert Dürer avait enfin terminé le tableau qu'il avait entrepris pour le Fondaco dei Tedeschi 1. Le doge Leonardo Loredano et le patriarche Antonio Suriano allèrent avec la foule voir son œuvre, et ils l'admirèrent fort. Albert Dürer, tout transporté de joie du succès obtenu, écrivit aussitôt à Pirkheimer : « Apprenez que mon tableau a bien réussi. Je donnerais un ducat pour que vous le vissiez, si bon et de belle couleur comme il est. J'en ai recueilli beaucoup d'honneur, mais peu de profit2... A présent, tout le monde dit qu'on n'a jamais vu de plus belles couleurs. » Venise fut, dès lors, pour Albert Dürer un séjour plein d'attrait et de délices. Pendant les moments de loisir que lui laissaient ses travaux, il courait les boutiques, demandant aux joailliers des pierres précieuses, aux libraires des livres et surtout des manuscrits grecs, qu'il expédiait à son ami Pirkheimer, savant distingué et grand collectionneur. Les gentilshommes de Venise l'accablaient de leurs visites, auxquelles il était souvent obligé de se soustraire pour pouvoir travailler. Auprès des Vénitiennes, Albert Dürer oubliait volontiers la vertu austère et la beauté sévère d'Agnès. Mais il se plaisait surtout dans les réunions, où « l'on entendait ces violons qui accompagnaient si parfaitement qu'ils en pleuraient eux-mêmes. Plût à Dieu, ajoute-t-il, que notre maîtresse de calcul pût les entendre! Elle pleurerait avec eux. »

Albert Dürer écrivait souvent à Pirkheimer qu'il allait retourner à Nuremberg, mais il ne se pressait point de remplir sa promesse. Une dernière fois, il recula son départ « pour aller à cheval à Bologne, afin d'apprendre la perspective secrète qu'on voulait lui enseigner. » Scheurl, qui était alors en cette ville, nous a conservé le souvenir des honneurs que lui rendirent les peintres. Peu après être revenu de Bologne, il quitta l'Italie sans manifester, dans ses lettres à son ami, aucun empressement de revoir Nuremberg. Bien au contraire, il termine celle qui annonce son retour par cette phrase trop significative: « Oh! combien je regretterai le soleil de Venise! Ici je suis un seigneur, chez moi je ne suis plus qu'un parasite. >>

Fixé depuis lors à Nuremberg, Albert Dürer, pendant nombre d'années, ne songea plus qu'à utiliser les études qu'il avait faites dans ses voyages. Comme les peintres qui sentent leur génie, il avait vu les chefs-d'œuvre des Pays-Bas et de Venise, sans cependant rien perdre de son caractère

4. Il est probable que cette peinture représentait une madone couronnée par des anges. L'empereur Rodolphe II obtint ce tableau en le payant un prix fort élevé. Il le fit envelopper de tapis et de coton recouverts d'une toile cirée, et transporter à sa résidence de Prague sur un brancard, pour éviter les cahots de la voiture.

2. Il lui fut payé 140 florins du Rhin.

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propre. La nature resta toujours l'objet de ses études, sans que jamais il se soit préoccupé de l'ennoblir. Il trouvait ses modèles dans les hommes et les femmes de Nuremberg, ou encore dans ces guerriers hongrois, moitié asiatiques, moitié européens, dont il aimait à retracer les allures et les costumes. C'est à ce goût, qui était pour lui comme une réminiscence du pays d'où sa famille était venue, que nous devons quelques-unes de ses estampes et beaucoup de dessins, parmi lesquels nous signalerons celui de trois cavaliers que nous avons pu faire reproduire, grâce à l'extrême obligeance de M. His de la Salle, à qui appartient l'original. Albert Dürer habitait une large et spacieuse maison, donnant sur la place Thiergärtnerthor et sur la rue alors appelée Zisselgasse, et qui porte maintenant son nom. C'était une construction en pierre et en bois, munie aux étages supérieures de galeries couvertes; un petit jardin attenait à cette maison, achetée depuis par une société d'artistes qui l'a fait restaurer avec intelligence dans le goût du temps, et l'a convertie en un petit musée ne contenant que des œuvres du grand peintre qui l'a habitée.

Albert Dürer travaillait dans une petite pièce du rez-de-chaussée, isolée de toute autre, et qui n'était éclairée que par une large fenêtre assez haut placée pour ne point permettre aux regards indiscrets des passants de le distraire dans ses méditations. Le soir, lorsque les ténèbres l'arrachaient à son travail trop prolongé, il se rendait par un vaste escalier dans une grande salle qui occupe tout le premier étage et des fenêtres de laquelle on regarde sur la pittoresque place du Thiergärtnerthor.

Alors, devaient se réunir autour de lui tous les hommes d'élite de Nuremberg, attirés par sa bienveillance, qui lui conciliait tous les esprits et ne permettait point à la jalousie de s'élever dans le cœur de ses rivaux. C'étaient, comme peintres Wohlgemuth, son maître, alors fort âgé, et fier probablement d'avoir formé un tel élève; Gaspar Rosenthaler, son camarade d'atelier, avec ses deux frères Jean et Jacob, moines franciscains, auteurs de fresques qui existent encore à Schwaz en Tyrol; Henri Lautensack, peintre médiocre, mais père de Henri Lautensack, paysagiste distingué; Ludwig Krug, orfévre et graveur qui obtint la maîtrise en 1523; Martin Zagel, que le style de ses œuvres désigne comme Nurembergeois, et enfin Merkel, peintre et poëte célèbre de ce temps, qui fut ami d'Albert Dürer. Auprès de lui devaient encore venir chercher des conseils ces sculpteurs renommés, qui s'appelaient Peter Visscher et ses cinq fils, les auteurs de la Châsse de Saint Sébald, à laquelle ils travaillèrent pendant treize années; Pancratius Labenwolf, qui éleva les belles fontaines de l'Homme aux oies et de l'hôtel de ville; Krafft, l'auteur du grand tabernacle de l'église Saint-Laurent; Veit Stoss, miniaturiste, orfévre et

sculpteur, qui vint de Cracovie s'établir à Nuremberg; et enfin Hirschvogel, qui, après avoir voyagé en Italie et appris à Urbino l'art d'émailler la poterie, vint perfectionner cette industrie en Allemagne. A ces réunions assistaient probablement aussi Scheurl, Neudorffer, auteurs de biographies intéressantes sur les artistes de cette époque, et Camerarius, qui fit paraître le livre des Proportions de l'homme, laissé inachevé par Albert Dürer.

Parmi tous ces hommes distingués par leur intelligence au milieu desquels vivait Albert Dürer, Wilibald Pirkheimer était celui qui recevait ses confidences, et auprès duquel il allait le plus volontiers chercher des conseils pour son art comme pour sa vie privée. Leur liaison remontait à leur enfance, et si Pirkheimer appartenait à une famille supérieure à celle d'Albert et remplissant depuis des siècles les plus hautes fonctions civiles, il avait l'âme assez grande pour comprendre que le génie élève l'homme au-dessus de la noblesse qu'on tient de ses aïeux. Il avait, comme Albert Dürer, visité l'Italie, où il avait suivi les cours des universités de Padoue et de Pavie. Les honneurs ne lui avaient point manqué; mais, grand amateur des arts, helléniste distingué, il se sentait peu de goût pour les affaires publiques, qu'il était toujours prêt à quitter pour s'enfermer dans sa bibliothèque, la plus riche de l'Allemagne en livres et en manuscrits grecs. Albert Dürer le représenta souvent dans ses tableaux et dans ses estampes, et il nous a laissé de cet amateur un superbe portrait gravé.

L'empereur Maximilien, prince toujours nécessiteux, mendiant sans cesse au nom de l'empire, affectionnait le séjour de Nuremberg, qui lui payait des subsides élevés. Il aimait les arts, et encourageait surtout la gravure en bois, qu'il passe même pour avoir pratiquée1. Il avait pour Albert Dürer une grande affection, et aimait à le voir travailler. Le grand peintre reçut de l'empereur une pension annuelle de cent florins, qui lui fut continuée par Charles-Quint, et ses talents le firent nommer membre du grand conseil de Nuremberg.

La tradition veut aussi, mais sans preuve certaine, que Maximilien lui ait donné des titres de noblesse. Son blason aurait été trois écussons d'argent sur champ d'azur, deux unis et en chef, le troisième en pointe. Ces armoiries devinrent, par la suite, celles de l'Académie de Saint-Luc, à Rome, et celles de toutes les sociétés de peintres 2.

4. On lui attribue quelques-unes des planches du Theurdank, ou roman du chevalier de la Roue, qui retrace les faits de son adolescence.

2. Ces armoiries, s'il faut en croire le récit de Karel van Mander, toujours heureux

Ce fut vers l'année 1518 qu'Albert Dürer entreprit, avec l'aide de son ami Pirkheimer, la célèbre composition du char triomphal de l'empereur Maximilien. Pirkheimer fit de ce travail, destiné à célébrer les vertus du prince, une description latine qu'il dédia, en son nom et en celui de son ami, à l'empereur, qui les remercia dans une lettre datée du 29 mars 1518'. La gravure de ce morceau capital, édité pour la première fois à Nuremberg en 1522, fut confiée, ainsi que nous l'apprend Jean Neudorffer, contemporain d'Albert Dürer, à Jérôme Resch. Pendant l'exécution de ce travail important, Maximilien allait souvent visiter l'artiste. Aussi les Nurembergeois, jouant sur le mot Frauengasschen (nom de la rue où demeurait Resch), disaient-ils en le voyant passer : « Voilà l'empereur qui va encore une fois dans la ruelle des femmes. »

Après nombre d'années de travail passées à Nuremberg, Albert Dürer voulut revoir les Pays-Bas, et le jeudi après la saint Kilian-de l'année 1520, il partit avec sa femme et une servante. Tous les incidents de ce voyage nous ont été conservés par Albert Dürer lui-même, dans un journal ou plutôt un livre de comptes intéressant à parcourir, parce que ce grand artiste ne put se contraindre, pour plaire à sa maîtresse de calcul, à n'aligner que des chiffres. Dans maint endroit, il s'étend avec complaisance sur les réceptions que lui faisaient les artistes des villes qu'il traversait, sur les objets d'art qu'il voyait et sur les mécomptes qu'il éprouvait dans ses calculs de négoce, car il entreprit ce voyage avec l'idée de trafiquer d'objets d'art2.

Albert Dürer se rendit d'abord à Bamberg, où il fut fort bien accueilli par l'évêque Georges III. Il fit son portrait, lui donna quelques-unes de ses pièces gravées, et le prélat, pour reconnaître sa gracieuseté, lui remit un laisser-passer pour la douane et diverses lettres de recommandation. De Bamberg il gagna Mayence, en passant par Würzbourg et Franc

de piquer la curiosité et d'attacher à ses récits en rapportant des anecdotes peu sérieuses, lui furent accordées un jour qu'Albert Dürer traçait, à la demande de l'empereur, quelque grande machine sur un mur. L'échelle se trouva être trop courte pour qu'Albert Dürer pût, sans danger, terminer son travail. Maximilien ordonna à l'un de ses gentilshommes de vouloir bien tenir l'échelle. Mais celui-ci, se croyant offensé dans sa dignité, pria Sa Majesté de le dispenser, lui qui était noble, de servir un vilain. Maximilien, indigné, lui répondit : « Albert Dürer est noble par son génie, et si je puis faire d'un paysan un noble, je ne puis point d'un noble faire un grand artiste. » Joignant alors l'exemple à la maxime, il anoblit Dürer.

1. OEuvres de Pirkheimer, p. 172.

2. Ce précieux journal est possédé de nos jours par la famille Ebner, dont un des membres, Érasme Ebner, savant et poëte distingué, fut ami intime d'Albert Durer, qui dessina ses armes sur le bois.

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