DE LA RÉFORME DES COMICES CENTURIATES AU III SIÈCLE AV. J.-C. I. Système de M. Mommsen. On sait que Servius Tullius avait proportionné le service militaire à la fortune. Il avait voulu que chacun eût dans l'armée la place que lui assignait sa richesse, que tel chiffre de cens fît entrer un citoyen dans la cavalerie, tel autre dans les premiers rangs de l'infanterie, tel autre dans les derniers, enfin que la pauvreté fût une cause d'exemption'. De là tout un système de classes et de centuries, où furent répartis, sans distinction de naissance, les patriciens et les plėbėiens. Au sommet de cette hiérarchie étaient les chevaliers, groupės en dix-huit centuries. Deux conditions étaient requises pour être admis parmi eux. Il fallait d'abord être choisi par les magistrats3, et en second lieu posséder au moins 100,000 as, c'est-àdire 56,000 francs environ. Si l'on réfléchit d'une part que, pour déterminer le cens, les Romains ne tenaient compte que des biens fonciers, de l'autre que, pour convertir les as en francs, ... 1. Tite-Live, I, 42: « Censum instituit (Servius) ex quo belli pacisque munia pro habitu pecuniarum fierent. » 2. Les mots classis et centuria désignaient primitivement des corps de troupes. Aulu-Gelle, X, 15; Varron, De linguá latiná, V, 88. 3. Tite-Live, V, 7; XXXIX, 19. Cicéron, Pro Cluentio, 48, 134. 4. Tite-Live, I, 43; Denys d'Halicarnasse, Antiquitates romanae, IV, 18. Pour la conversion des as en francs, j'adopte les chiffres de M. Belot, Hist. des chev. rom., I, 250-272. 5. Ou plutôt de ce qu'on appelait res mancipi. Ulpien les définit ainsi (XIX, 1): << Mancipi res sunt prædia in Italico solo, tam rustica, qualis est fundus, quam urbana, qualis est domus; item jura prædiorum rusticorum, velut via, iter, REV. HISTOR. XVII. 1er FASC. 1 les modernes se préoccupent de la valeur intrinsèque de cette monnaie, non de sa valeur relative, laquelle est beaucoup plus élevée1, on se convaincra que cette somme de 100,000 as représente un capital considérable et que peu de citoyens devaient y atteindre. L'infanterie était divisée en cinq classes. Dans les trois premières, sinon dans toutes, on distinguait les juniores qui formaient l'armée active, et les seniores qui formaient une sorte d'armée territoriale: la limite d'âge qui les séparait semble avoir été fixée à quarante-cinq ans3. La première classe avait un cens égal à celui des chevaliers et se composait de quatre-vingts centuries'. La deuxième avait un cens de 75,000 as (42,000 francs), et comprenait vingt centuries; Denys d'Halicarnasse y rattache deux centuries d'ouvriers (fabri) qui sont rattachées par TiteLive à la première classe. La troisième avait encore vingt centuries, avec un cens de 50,000 as (28,000 francs). La quatrième, qui possédait un cens de 25,000 as (14,000 francs), et la cinquième, qui en possédait un de 12,500 as (7,000 francs), avaient respectivement vingt et trente centuries. Il faut y joindre deux centuries de musiciens (cornicines et tubicines), que Denys réunit à la quatrième classe et Tite-Live à la cinquième. Enfin les citoyens qui avaient une fortune inférieure à 12,500 as étaient tous confondus, sous le nom de prolétaires3, dans une centurie unique, qui était au-dessous des classes, infrà classem; en raison de leur pauvreté, ils étaient dispensés à la fois du service militaire et de l'impôt personnel. actus, aquæductus; item servi et quadrupedes quæ dorso collove domantur, velut boves, muli, equi, asini. » M. Mommsen prétend qu'en 312 le censeur Appius fit aussi entrer en ligne de compte les biens mobiliers (Hist. rom., trad. Alexandre, II, 86; Rom. Forschungen, 1, 305-306, 2o édit.). 1. Marquardt-Mommsen, Handbuch der ræm. Alterth., V, p. 51 sq. — Belot, I, 150. 2. Tite-Live (I, 43) mentionne cette distinction pour les trois premières classes, non pour la 4o et la 5o. Néanmoins on admet généralement qu'elle existait dans toutes. 3. Tite-Live, XLIII, 14; Aulu-Gelle, X, 28. M. Belot a tort de croire que la limite d'âge était 35 ans (I, 378, note 1). 4. L'identité du cens équestre et du cens de la première classe a été démontrée par M. Belot, I, 231 et suiv. 5. Nonius Marcellus (édit. Quicherat), p. 67 : « Proletarii dicti sunt plebeii, qui nihil Reipublicæ exhibeant, sed tantum prolem sufficiant. » Cf. Cicéron, De rep., II, 22. L'armée romaine ne tarda pas à prendre une grande place dans l'État et à devenir la principale assemblée de la République; elle nomma les consuls, elle fit les lois, elle jugea les particuliers et les magistrats. Mais rien ne fut changé à son organisation; on se contenta de décider que les classes et les centuries, qui d'abord étaient simplement des cadres militaires, seraient aussi des cadres politiques. Dans ces comices, on votait non par tête, mais par centurie. Or, sur un chiffre total de 193 centuries, les chevaliers et les citoyens de la première classe s'en étaient réservé 98, c'est-à-dire plus de la moitié. Il leur suffisait donc d'être d'accord entre eux pour avoir la majorité; et, dans ce cas, les autres classes n'étaient même pas consultées, car c'était l'usage à Rome que le vote cessat dès qu'une majorité quelconque était acquise. Les riches avaient un second avantage. Les diverses centuries ne votaient pas simultanément, mais par ordre de préséance, et on proclamait au fur et à mesure le résultat. Or les Romains étaient portés à considérer comme l'expression de la volonté des Dieux le vote connu le premier, si bien que le plus souvent la centurie prérogative dictait aux autres leurs suffrages. On avait eu soin, pour ce motif, de stipuler que l'ordre de préséance serait l'ordre même des classes, que par suite les chevaliers passeraient en tête, et que la prérogative serait toujours une de leurs centuries. - Ainsi, dans l'assemblée centuriate, tout était disposé en vue des intérêts de l'aristocratie: les riches y dominaient, les gens de condition moyenne y comptaient rarement pour quelque chose, et les pauvres n'y comptaient pour rien. Il y avait à Rome une autre assemblée, qui présentait un caractère tout différent; c'était l'assemblée par tribus. Les tribus avaient été créées, comme les centuries, par Servius Tullius. On en établit d'abord quatre, puis vingt et une, et peu à peu leur nombre fut porté à trente-cinq3. Là, point de distinction fondée 1. Cicéron, De divinatione, 1, 45, 103 : « Prærogativam majores omen justorum comitiorum esse voluerunt. » Pro Plancio, 20, 49: «Una centuria prærogativa tantum habet auctoritatis, ut nemo unquam prior eam tulerit quin renuntiatus sit... » Pseudo-Asconius (Orelli, p. 139): « Sequente populo, ut sæpe contigit, prærogativarum voluntatem. » 2. Equites vocabantur primi, octoginta inde primæ classis centuriæ. » (TiteLive, 1, 43.) 3. Les opinions diffèrent en ce qui concerne le nombre des tribus primitives. Les uns disent que Servius en créa 20, dont 4 pour la ville, 16 pour la cam sur la naissance ou la fortune; tous les citoyens étaient inscrits dans les tribus d'après leur domicile, et chacune d'elles avait dans son sein des patriciens et des plébéiens, des riches et des pauvres, en un mot des personnes de toute origine et de tout rang. Il en résulta que l'assemblée formée par la réunion des tribus eut, au moins dans le principe, un caractère absolument démocratique. Plus tard, il est vrai, le privilège parvint à s'y glisser, lorsque les censeurs eurent pris l'habitude de réserver les trente et une tribus rustiques aux propriétaires fonciers, et d'entasser dans les quatre tribus urbaines la foule de ceux qui ne possédaient rien. Mais, dans les premiers temps, il existait entre les diverses tribus et entre les citoyens qui les composaient une égalité presque complète de droits. Rome connaissait donc deux modes de classement des citoyens, l'un qui avait pour base la fortune et qui avait engendré une assemblée aristocratique, l'autre qui reposait sur le domicile et qui avait donné naissance à une assemblée démocratique. Tout Romain faisait partie à la fois d'une centurie et d'une tribu; mais il n'y avait pas la moindre relation entre ces deux cadres politiques; c'étaient deux institutions parallèles qui n'avaient aucun point de contact. Il ne semble pas que cet état de choses ait duré jusqu'à la fin de la République; mais on ignore comment il a été modifié. Tout porte à croire qu'une réforme de l'assemblée centuriate s'est accomplie dans le cours du me siècle av. J.-C. Mais nous avons sur cette question si peu de renseignements qu'il est presque impossible de rien affirmer. L'hypothèse la plus généralement admise est celle qui a pour premier auteur un savant du XVI° siècle, Pantagathus, et que, depuis, M. Mommsen a fortifiée par de nouveaux arguments1. Faute de mieux peut-être, on est aujourd'hui d'accord pour l'accepter2. pagne; d'autres pensent qu'il en institua 4 seulement. En tout cas, nous en trouvons 21 dès l'année 495 av. J.-C. (Tite-Live, II, 21), et le chiffre de 35 fut atteint en 241 (Periocha 19). 1. Mommsen, Die ramischen Tribus (Altona, 1844), p. 72-113. 2. Tout récemment M. Boissier l'a exposée dans la Revue des Deux-Mondes (1er mars 1881). M. L. Lange l'adopte aussi. Voir ses Ramische Alterthümer (3o édition, 1879), t. II, p. 498 et sq., et une dissertation intitulée : De magistratuum romanorum renuntiatione et de centuriatorum forma recentiore (Leipsig, 1879), p. 30. M. Belot est également de l'avis de M. Mommsen, de même que M. Willems, Droit public romain, p. 167-170. |