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Ce plan bouleversait l'Allemagne. Il supprimait les États ecclésiastiques, voisins pacifiques et clients de l'ancienne France. Il grandissait singulièrement la Prusse et l'Autriche, mais il les éloignait l'une et l'autre de la France et plaçait entre elles une série d'États intermédiaires dont la Bavière transposée, retournée en quelque sorte, mais fortifiée et concentrée, devenait le principal. A part la cession d'une partie de la Bavière à l'Autriche, ces propositions ont, en très grande partie, été réalisées lors du fameux recès de 1803. Il importait d'en montrer le point de départ au printemps de 1795 et dans le Comité de salut public. On verra bientôt à quel point elles ont alors occupé les esprits, non seulement en France, mais dans toute l'Europe.

La paix que l'on avait signée le 5 avril 1795 avec la Prusse n'était qu'un acheminement vers la paix générale. La nécessité de conclure cette paix générale n'avait jamais paru plus urgente. L'opinion la réclamait. Par dessus tout l'argent manquait. Les armées, dénuées de ressources, vivaient sur les pays conquis, mais ces pays mêmes étaient épuisés, et la misère y était telle que la révolte y menaçait. Pour continuer la guerre, il fallait, après avoir dicté la paix à la Hollande et traité avec la Prusse, concentrer les armées contre l'Autriche; pour opérer cette concentration, il fallait des moyens que la réquisition dans les pays conquis pouvait seule fournir, et pour opérer ces réquisitions il était nécessaire de maintenir les troupes dans les pays conquis. Les rapports des représentants en mission ne pouvaient laisser aucune illusion sur ce point. Sans parler de la Hollande que l'on ne pouvait réduire à la paix que par le prestige de la force, la Belgique s'agitait, les territoires rhénans étaient à bout de patience et à bout de ressources. Les représentants près les armées du Nord et de Sambre-et-Meuse écrivaient en ventôse:

Citoyens collègues, nous appelons aujourd'hui toute votre attention sur la situation des pays conquis situés entre la Hollande et la France. Nous vous devons la vérité tout entière; ainsi nous disons avec franchise et douleur : leur situation est véritablement déplorable. Ces pays sont le théâtre de la guerre depuis 1792. Les productions sont considérablement diminuées par le ravage et le non ensemencement d'une partie des terres. On se forme une idée fausse des revenus de ces pays dans le moment actuel. On les calcule sur le pied ordinaire en temps de paix, et ces contrées sont occupées par REV. HISTOR. XVII. 1er FASC.

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des armées nombreuses depuis près de quatre ans. L'émigration, par peur, des chefs de manufactures et d'atelier, prive un grand nombre de familles de travail et de pain. Elle a occasionné un écoulement considérable de richesses en pays étranger. Beaucoup d'habitants ont été vexés par les agents des commissions de la République. Plusieurs ont été ruinés par la loi du maximum. La voie des réquisitions a privé la République de grandes ressources par la manière vexatoire dont elles ont été exécutées. En général, les taxes ont été imposées arbitrairement, sans bases fixes, sans proportion avec les revenus du pays... Des vêpres siciliennes seraient peut-être à redouter dans le cas où les armées françaises feraient une marche rétrograde. »>

Les représentants ne voyaient qu'un remède à cet état de choses: la proclamation et l'application de principes réguliers, la suppression des réquisitions et du maximum, une loi sur les absents et les émigrés. L'effet était déplorable sur les pays voisins. Alquier le constatait en Hollande : les Hollandais ne pouvaient pas croire que la France traitât si durement un pays qu'elle voulait annexer, et d'autre part ils redoutaient le retour de la domination autrichienne en Belgique. Alquier écrivait de La Haye le 14 ventose (4 mars 1795):

« Je dois informer le comité que le gouvernement batave ne voit pas sans inquiétude la destinée encore incertaine du Brabant et du pays de Liège. Cette partie de nos conquêtes n'a ressenti d'autres effets de la domination française que les calamités de tous genres qui ont été le résultat nécessaire du régime affreux qu'on y a établi. Les cris des Belges opprimés se font entendre dans la Hollande, et l'on a peine à y croire que l'on songe sérieusement à réunir à la République un peuple qui a été si cruellement opprimé en son nom et par ses agents dont le caractère a imprimé plus de force encore aux vexations. Il est aisé de sentir que le gouvernement hollandais, en demandant à s'unir à la France, attache un très grand prix à ce que la réunion de la Belgique soit promptement et irrévocablement prononcée et à n'avoir pas un voisin aussi redoutable que la maison d'Autriche. »

Les correspondances des pays du Rhin étaient aussi tristes et aussi alarmantes. Joubert, Portier de l'Oise et Gillet écrivaient d'Aix-la-Chapelle le 1 nivôse (21 décembre 1794) et demandaient que l'on cessât de traiter en émigrés les habitants des territoires envahis qui avaient fui à l'approche des Français ; ils insistaient pour qu'on soulageât « les habitants de ces pays écrapar les contributions de toute nature. » « Vous savez, ajou

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taient-ils, que le gaspillage est inséparable des opérations de la plupart des agences, surtout dans les pays conquis, où le nombre des préposés français probes et intelligents est très petit. » Le 26 pluviôse (14 février 1795), Gillet mandait de Crevelt :

« Une contribution de vingt-cinq millions en numéraire avait été imposée sur les pays d'entre Meuse et Rhin. L'état violent dans lequel j'ai trouvé ce pays à mon arrivée m'a déterminé à prendre surle-champ un parti qui pût faire renaître le calme dans les esprits agités. Il est sur cet objet des faits qu'on ne peut pas se dissimuler. Le pays est dévasté depuis trois ans par les calamités de la guerre. Beaucoup de capitalistes et de riches propriétaires ont fui avec leur numéraire. Le comté de Mœurs paya il y a trois ans une contribution de 200,000 francs, le duché de Limbourg en a fourni cette année une de 600,000 fr.; les fabriques sont paralysées faute de matières premières... Que reste-t-il ? rien ou à peu près rien. » Si on fait sortir le peu de numéraire qui reste, on ruinera entièrement ce pays. C'est pourquoi la contribution a été réduite à huit millions, dont la moitié sera fournie en effets d'habillement. « Nous ne faisons pas la guerre aux peuples; nous ne voulons pas les réduire au désespoir. C'est pourtant ce qui serait arrivé si on avait persisté dans cette contribution. »

Ces réclamations étaient trop fondées, l'état de choses qui les provoquait était trop dangereux pour que le gouvernement n'en fût pas ému. Le Comité de salut public en délibéra et adressa le 4 germinal (24 mars 1795) aux représentants en mission une dépêche qui résumait ses vues sur la condition faite aux habitants des pays conquis qui s'étaient retirés devant les armées françaises. Il y avait eu des arrêtés des représentants en mission en ce temps-là qui les déclaraient émigrés s'ils ne rentraient pas chez eux dans les quinze jours: la plupart ne l'avaient point osé faire; en conséquence leurs biens avaient été séquestrés et considérés comme domaines de la République. Le Comité considérait que ces mesures étaient abusives dans leur principe.

« A-t-on pu regarder comme émigrés des hommes qui ne faisaient point partie de notre association politique et sans déclarer préalablement la réunion de leur patrie à la nôtre ? Le droit de la guerre s'étendait-il jusqu'à celui de les priver de leurs propriétés et de les expulser pour toujours de leurs foyers? Pouvait-on leur demander plus que leur part pour la contribution générale et pour la fourniture des objets que le vainqueur avait droit d'exiger de tous ceux que la

force des armes avait mis sous sa puissance? Nous ne le croyons pas, comme notre collègue Joubert, et, comme lui, nous pensons au contraire que tout acte de rigueur de la part d'un vainqueur, qui n'a pas pour objet la sûreté de son armée, son entretien et l'affermissement de ses conquêtes, est une injustice et une violation du droit des gens, et, comme lui, nous ne reconnaissons aucun motif tiré de ces principes dans les dispositions adoptées contre les absents. » De plus, ces mesures sont contraires à l'article 8 du titre I de la loi du 25 brumaire an III, qui ne considérait comme émigrés que les habitants sortis après le vœu d'union à la République il leur donnait trois mois pour rentrer. Les décrets de réunion rendus en 1793 à l'égard de quelques-uns des pays conquis sont jusqu'à présent restés sans effet. Les autres pays conquis ne sont pas réunis. Le Comité est d'avis de laisser rentrer les habitants et de lever les séquestres. « Nous avons pensé que c'était à vous à prendre cet arrêté : 1° parce que c'est un moyen d'attirer sur vous la reconnaissance qu'un pareil acte de justice doit exciter dans les pays où vous exercez votre mission, et par conséquent de vous entourer de l'estime et de la confiance qui vous sont nécessaires pour faire le bien. 2. Parce que si nous provoquons là-dessus un décret de la Convention nationale, la solennité et l'éclat d'une pareille mesure (qui d'ailleurs serait inutile et surabondante, n'étant ici question que d'exécuter une loi existante) pourraient par une fausse interprétation, toujours fort ordinaire à la malveillance, inspirer aux émigrés français des espérances que la loi et l'intérêt de la République doivent pour jamais leur ôter. »>

En présence de la misère croissante, sous la menace de la banqueroute et de la famine, le Comité fut naturellement conduit à se demander si, au lieu de poursuivre une guerre à outrance contre l'Autriche, il ne vaudrait pas mieux traiter dès à présent avec elle et l'engager par un troc avantageux à céder la Belgique et à consentir à la cession de la rive gauche du Rhin à la République. C'était l'idée de Sieyès; on a vu comment et par quels dédommagements il croyait pouvoir concilier les prétentions de la République et celles de la maison de Habsbourg. Il n'était pas seul à penser ainsi. Sans doute la plupart des membres du Comité et des diplomates de l'an III, imbus des doctrines de Favier, continuaient de voir dans l'Autriche une rivale irréconciliable, dans la Prusse une alliée naturelle et nécessaire. Mais, à côté d'eux, un groupe actif et influent commençait à élever des doutes sur l'efficacité de ce système : ils avaient peu de confiance dans la

Prusse, ils la redoutaient, et, considérant comme un danger d'agrandir exclusivement une des grandes puissances allemandes, ils préféraient les agrandir toutes les deux à la fois et les opposer l'une à l'autre. C'était le fond du plan de Sieyès.

Cependant il ne suffisait pas de vouloir traiter avec l'Autriche, il fallait que l'Autriche y consentît. On savait fort peu de chose de ses dispositions. Ceux qui espéraient la décider à accepter les conditions de la République calculaient sur ses ambitions traditionnelles et ses vues sur la Bavière dont il avait été tant parlé depuis 1778, dont il était plus que jamais bruit en Allemagne. On ne pouvait la gagner qu'en la satisfaisant; le caractère du ministre qui dirigeait alors la diplomatie autrichienne, Thugut, semblait autoriser ces conjectures. Je suis amené ici à traiter un point délicat. Mais le cas de Thugut est connu depuis très longtemps1; je ne ferai que préciser et rétablir dans leurs proportions des faits démesurément grossis et dénaturés par la chronique. Il m'a paru nécessaire de les déterminer. Cette intrigue, nouée dans l'âge d'or de la diplomatie secrète de Louis XV, a eu son contrecoup très prolongé dans l'histoire de la diplomatie secrète de la Révolution. C'était un problème à éclaircir2; on verra par la suite de ces études qu'il n'était pas indifférent d'y apporter quelque lumière.

II.

Les intentions de l'Autriche. - Thugut. -Sa carrière, son affiliation à la diplomatie secrète sous Louis XV. — Sa politique en 1795.- Traité entre l'Autriche et la Russie pour le troisième partage de la Pologne.

Thugut avait été nommé en avril 1793 directeur général des affaires étrangères. En août 1794 il avait succédé au prince de Kaunitz. C'était un parvenu. Il était parti de très bas 3. Né en

1. Voir Soulavie: Mémoires, I et IV; Augeard: Mémoires secrets.

2. Voir Hüffer: Estreich und Preussen. Liv. II, ch. I. La question y est bien posée et bien discutée. J'apporte précisément les documents que M. H. (p. 184) déclarait nécessaire de produire pour résoudre ce problème.

3. Sur ces origines de Thugut, voir Vivenot : Thugut, Clerfayt, p. xvii et suiv. - Vertrauliche Briefe, I, p. 391, note 92. Cf. Hüffer: Estreich und Preussen. Liv. II, ch. I. Arneth Maria Theresia, VII, p. 317; VIII, p. 199.

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