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1736 à Linz, fils d'un petit employé, il avait été élevé par les Jésuites et admis en 1754 à étudier à Vienne les langues orientales. Il se destinait à la carrière de drogman. En 1755 il fut attaché à l'internonciature à Constantinople. Sa santé l'avait obligé de quitter cette ville; il fut employé quelque temps comme interprète en Transylvanie. Kaunitz, qui l'avait distingué, le rappela à Vienne en 1766, et lui donna, avec le titre d'interprète de la cour, une place de secrétaire à la chancellerie d'Etat. Il s'occupait surtout des affaires d'Orient.

C'est alors que se noua la singulière aventure dont plus tard le Comité de salut public et le Directoire crurent pouvoir tirer des moyens de négociation avec l'Autriche. C'était le temps de l'alliance autrichienne et de la diplomatie secrète. L'une ne nuisait point à l'autre, au contraire. L'Autriche avait des correspondants en France, et à Vienne un cabinet noir justement célèbre en Europe. Louis XV avait une diplomatie secrète que menait le comte de Broglie à l'insu du ministre, M. de Choiseul1; il en avait une autre, que menait M. de Choiseul à l'insu du comte de Broglie. Encore que très dévoué à l'alliance autrichienne, Choiseul cherchait à réagir, au moins en Pologne et en Turquie, contre le système autrichien. Il se méfiait des menées de Kaunitz à Varsovie et à Constantinople. Il voulait le surveiller, et il envoya à Vienne en 1766 un émissaire, le sieur Barth, qui était surtout chargé de procurer au ministre français de bons correspondants. Ceux-ci adressaient leurs lettres à Gérard, commis au département, l'un des plus distingués parmi ses collègues et l'un des confidents intimes de Choiseul. Barth fit la connaissance de Thugut. Ce dernier était besoigneux et ambitieux; il consentit, et, pour employer l'euphémisme de M. de Saint-Priest, à qui j'emprunte la plupart de ces détails, « il entra au service du roi en l'année 1767.» Il faut croire que le roi fut content des services de Thugut, car il lui accorda en 1768 une pension et un brevet de lieutenant-colonel avec un traitement de 4,000 livres. En tout 13,000 livres par an que Thugut reçut à partir de 1768. On lui avait en outre promis un asile certain en France dans le cas où le secret serait découvert3. Tel fut le point de départ des relations de Thugut

1. Voir le Secret du roi, par le duc de Broglie, II, ch. VII.

2. Rapport du 24 août 1774.

3. Saint-Priest à Gérard, 19 janvier 1775.

avec le ministère français. Elles n'étaient point un mystère; mais les chiffres avaient été fort exagérés. Soulavie, qui avait trouvé dans les papiers de Louis XVI une partie du dossier de cette affaire, avait grossi les choses et brodé selon son habitude. Il faut rabattre singulièrement de ce « traitement annuel de 60,000 liv. » que le roi aurait fait servir à Thugut et auquel il aurait encore ajouté des récompenses particulières 1.

Thugut continua sa correspondance de Vienne jusqu'en 1769, et l'on ne voit point que le ministère français en ait tiré quelque parti. La guerre des Turcs et des Russes obligeait l'Autriche à avoir un représentant intelligent à Constantinople. Kaunitz proposa Thugut qui partit avec le titre de résident. « Comme il demeure inébranlable dans son dévouement, » écrivait Barth le 17 juillet 1769, il demande la conduite qu'il doit tenir envers l'ambassadeur de France, M. de Saint-Priest. M. de Saint-Priest était admis au << secret » du roi et du comte de Broglie, c'était un motif sérieux de ne point l'admettre à celui du roi et de M. de Choiseul. Gérard répondit à Barth le 11 août 1769 : « Mandez à M. Freund c'était le nom de guerre de Thugut - de se borner à établir une confiance personnelle avec notre ambassadeur. » Il ajoutait que Thugut devait écrire par la voie de mer. La précaution était bien vue. Il convenait de se méfier du cabinet noir de Vienne où l'on ouvrait et déchiffrait tous les courriers de Constantinople 2.

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Il se joua pendant près d'un an une assez étrange comédie entre ces deux collègues d'ambassade, qui se trouvaient, sans le savoir, collaborateurs et confrères. « Je ne fus informé de rien la première année, rapporte M. de Saint-Priest; une dépêche de M. le duc de Choiseul me dessilla les yeux, et nous nous expliquâmes.

En ces scabreuses rencontres, la question que l'on se pose est toujours: Qui trompe-t-on ici? M. de Saint-Priest, que Thugut paraît avoir entièrement « enguirlandé », le loue d'une quantité de renseignements qui ont permis à la France de voir « comme dans un miroir » la politique des cours du Nord. Or, en réalité, il se trouve que dans ces années lugubres de 1769-1773 la France a été continuellement surprise et jouée par ces mêmes cours. Il le

1. Soulavie, Mémoires, tome IV, p. 324, et I Préface, p. 107. 2. Rapport du prince de Rohan, Boutaric, II, p. 378.

3. 24 août 1774.

loue encore de la manière dont les négociations de l'Autriche ont été conduites à Constantinople. Je vois qu'elles l'ont été conformément aux instructions de Kaunitz et que l'Autriche a eu tout lieu de s'en féliciter. J'imagine que des deux maîtres que Thugut prétendait servir, Choiseul et Kaunitz, le plus dupé des deux ne fut pas le chancelier de cour et d'État. Thugut reçut le titre d'internonce et fut nommé baron en 1774.

On était également content de lui à Vienne et à Versailles. Mais, bien que le jeu eût tourné en toute circonstance au profit de l'Autriche, c'était un jeu dangereux. L'impératrice aimait la vertu tout en se félicitant du résultat obtenu, elle aurait sans aucun doute désapprouvé le moyen. Thugut eut un moment de violente angoisse à la mort de Louis XV. La déroute de la diplomatie secrète et la panique qui s'ensuivit eurent leur contrecoup jusqu'à Constantinople. Le nouveau ministre, Vergennes, avait été admis au secret; il avait tâté de l'Orient; mais il se piquait de délicatesse et répugnait aux moyens de corruption. Le roi Louis XVI y avait encore moins de goût. C'est alors que l'ambassadeur, M. de Saint-Priest, adressa au département un mémoire apologétique de la conduite de Thugut. Rappelant les promesses qui avaient été faites à l'agent autrichien, Saint-Priest annonçait qu'il allait être remplacé à Constantinople, qu'il reviendrait alors en France et qu'il supplierait la reine de l'attacher à son service.« Il regarde comme son bonheur d'entrer en France sous un ministre dont il a l'honneur d'être connu. »

Soulavie 3 prétend que les plus grandes craintes de Thugut ne lui venaient pas de Vienne. Il redoutait fort que la jeune reine ne le dénonçât à sa mère comme traître à l'Autriche. Rien n'est invraisemblable quand il s'agit de ces intrigues enchevêtrées et de ces personnages à double et triple fond. Il vient toujours un moment où ils s'entravent dans leur réseau, et si impassibles qu'ils soient, ils ont leur jour d'effarement. Vergennes répondit le 12 septembre 1774: Gérard lui avait tout révélé, Thugut pouvait compter sur le secret, les promesses faites seraient tenues; s'il venait en France, il y serait bien reçu.

C'était compter sans le roi. Soulavie dit avoir trouvé dans les papiers de Louis XVI une lettre adressée par lui à ce sujet à Ver

1. Voir la Question d'Orient au XVIIIe siècle, ch. XII, XVII, XIX. 2. Le Secret du roi, ch. X.

3. Loc. cit.

gennes le 17 oct. 1774. Il en publie le texte et tout engage à croire que, sauf peut-être des erreurs de copie, ce texte est authentique. « J'ai lu la dépêche secrète et très importante de M. le chevalier de Saint-Priest; je n'ignore pas les services du s' Thugut, mais je n'en connaissais pas les détails. Je tiendrai les paroles que le feu roi lui avait données. » Mais Louis XVI n'était point disposé à le prendre à son service: « Je me souviens, ajoutait-il, que M. d'Aiguillon, en m'en rendant compte, me dit que le feu roi avait fait dire à l'internonce que si sa trahison était découverte, il ne lui donnerait pas de retraite en France, mais une pension pour vivre où il pourrait. » On lui servira cette pension à Vienne et s'il est soupçonné on lui fournira des moyens d'évasion. - Ce n'était pas ce qu'attendait Thugut, qui tenait décidément à venir en France. M. de Saint-Priest écrivit à Gérard le 19 janvier 1775 qu'on avait promis un asile certain, que Choiseul l'avait écrit, que d'Aiguillon l'avait confirmé et que Thugut était affecté de la pensée de ne trouver en France « qu'un salaire pécuniaire et un asile obscur ». - << Il s'est attaché à nous au risque de sa vie et avec passion, concluait l'ambassadeur. Il a encore celle de servir dans les troupes de S. M. avec le grade de brigadier, ainsi qu'il lui a été solennellement promis, tant sur la foi de son brevet que par mon canal, au nom du feu roi et par son ordre. »

Thugut demeura à Constantinople; l'Autriche s'en trouva bien. Il lui assura par une convention du 7 mai 1775 l'annexion de la Bukovine, et par un traité du 12 mai 1776 une importante rectification de frontières. Je ne vois point ce que la France, qui défendait l'intégrité de l'empire ottoman, put gagner dans ces négociations; mais je vois fort clairement le bénéfice de l'Autriche, et je constate qu'à Vienne on était content de lui. « C'est un sujet assurément, écrivait Kaunitz en 1775, et il n'est pas douteux que l'on en tire toujours un bon parti lorsqu'on saura le conduire, mais non autrement, car avec de grandes qualités, il a de très grands défauts de tempérament qui souvent dans les hommes dégénèrent en défauts de caractère très dangereux, s'ils ne sont pas maniés avec dextérité. Je me flatte d'ailleurs de le faire rester à Constantinople selon les désirs de l'empereur... »

Il y resta, et l'on crut devoir s'en féliciter à Versailles autant que l'on s'en félicitait à Vienne. On lit dans une lettre rédigée en

1. Voir Arneth, Maria Theresia, VIII, ch. XVI et XVII, p. 489, 530, 616.

mars 1777, après une conférence avec Louis XVI, que le roi le verrait avec peine cesser sa correspondance et regretterait de perdre un si bon et si utile serviteur ». Le roi refusait de lui donner immédiatement un emploi de brigadier, mais il promettait de continuer la pension. «En continuant de servir le roi avec le zèle, la fidélité et la supériorité de lumières qui éclatent en lui, et dont nous avons si utilement profité pendant tant d'années, M. T... verrait venir les événements et tout au plus tard attendrait le commencement d'une guerre quelconque qui faciliterait son admission simple et naturelle au service militaire du roi1. » Commandeur de Saint-Étienne, ambassadeur, baron de l'empire, brigadier in partibus des armées du roi de France, c'était une assez belle carrière pour un parvenu et un boursier de l'école des jeunes langues. Entre autres qualités propres à lui concilier la faveur de sa cour, Thugut portait à la Prusse une haine invétérée. Frédéric la lui rendait avec usure2. C'était un titre très sérieux à la confiance de ses maîtres. Il revint à Vienne et fut chargé, lors de la guerre de succession de Bavière, en 1778, d'une mission secrète auprès du roi de Prusse 3. En 1779 nous le voyons solliciter de nouveau, une mission à Paris. Il continuait de toucher ses pensions, mais il est probable qu'il cessa de « servir », car en 1780 les pensions furent liquidées en une rente viagère de 13,000 livres. Nommé conseiller intime en 1783, il prit un congé et vint séjourner à Paris, où il resta quatre ans 5. Il y fit de nombreuses liaisons. Il y connut Gérard de Rayneval, frère de l'ami de Choiseul et diplomate distingué, il connut Mirabeau, Pellenc, son secrétaire, Augeard, secrétaire des commandements de la reine, le marquis de Poteratz, un des personnages les plus singuliers et les plus équivoques de ce temps, qui, après avoir trempé dans toutes les intrigues de l'ancien régime, allait, comme nous le verrons, être appelé un moment à diriger celles du régime nouveau. En 1787, Thugut fut nommé ministre à Naples; il passa de là en 1789 dans les principautés du Danube. Les événements de France le firent

1. Archives nationales, Correspondance de Vergennes.

2. Cf. Mémoires, éd. Boutaric, II, 385, 466 et suiv.

3. Arneth, X, ch. XIII, p. 449.

4. Marie-Thérèse à Mercy, 4 août 1779. Arneth et Geffroy Correspond., 5. Bacourt, Correspondance de Mirabeau, I, p. 331, note.

6. Mémoires d'un homme d'État, III, p. 79.

etc.

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