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rappeler à Vienne, et dès lors il ne cessa de jouer un rôle très actif dans la diplomatie autrichienne jusqu'au jour où il fut appelé à en prendre la direction. C'est là que nous le retrouvons en pleine faveur et en pleine influence auprès de l'empereur François. Qu'était-il advenu de sa pension? Augeard prétend qu'il continua de se faire payer sa rente viagère et qu'il était même parvenu à la faire payer en argent. Mais ce témoignage est suspect: Augeard s'était brouillé avec Thugut, et d'ailleurs se trompant, comme il le fait, sur le chiffre qu'il double, il peut se tromper sur les paiements. Je m'en rapporterais plus volontiers à Metternich2: << Il avait placé en fonds français la plus grande partie de la fortune qu'il avait amassée à Constantinople; ce fut sans doute le désir de conserver cette fortune qui, au début de la Révolution française, l'aveugla ou du moins le fit rester dans l'inaction... Quand plus tard la Terreur lui ôta l'espérance de sauver de la banqueroute générale même la moindre partie de sa fortune, quand avec un parfait sans-gêne il changea d'allure politique, le public attribua cette volte-face à l'or anglais. Revêtu de la plus haute dignité de l'État, vivant dans l'obscurité d'une retraite volontaire sans que sa froide ambition cessât de s'immiscer dans tous les détails du gouvernement, Thugut était malgré tout audessus de la corruption. » Cela revient à dire qu'il appartenait à cette classe équivoque de gens qui se font payer, mais qui ne se vendent pas, et n'ont point de scrupule de recevoir de l'argent pour être de leur avis.

Il était resté en rapports avec Gérard de Rayneval. D'autre part il avait emmené à Vienne et attaché à sa chancellerie Pellenc, l'ancien secrétaire de Mirabeau, un des hommes du temps qui connaissaient le mieux les dessous et les coulisses de la diplomatie européenne. C'étaient toutes les relations qu'il avait conservées avec les Français. J'inclinerais à croire qu'il avait fait une confession générale. On verra, en effet, qu'il demeura parfaitement insensible à toutes les menaces, disons le mot, à toutes les tentatives de chantage dont il fut l'objet ; qu'il ne redoutait point les dénonciations; qu'il éconduisit les dénonciateurs; qu'en fin de compte, lorsqu'on en vint à mettre sous les yeux de l'empereur les preuves de la fameuse trahison, l'empereur n'en montra point

1. Mémoires secrets. Paris, Plon, 1866, p. 358.

2. Mémoires, I, liv. I, ch. II, p. 27.

d'émotion et le crédit du ministre n'en fut point ébranlé. « Si l'influence de Thugut est plus grande à Vienne que jamais, écrivait Sieyès en 17981, quels moyens avons-nous de la détruire après avoir employé dans le temps ceux qui paraissaient certains en dévoilant sa vénalité et sa corruption? » C'est que Thugut avait pu démontrer, et sans beaucoup de peine, qu'il n'avait jamais cessé de bien servir l'Autriche; que ses pensions n'étaient qu'une sorte d'immunité diplomatique; qu'il avait tiré à sa manière son bénéfice de la fameuse alliance de 1756; qu'il l'avait interprétée pour sa personne, comme Kaunitz l'interprétait pour sa diplomatie; qu'on ne pouvait lui en vouloir de s'être fait un peu encourager par la France à si bien défendre les intérêts autrichiens; que la main droite qui signait les traités avec les Turcs avait toujours oublié ce que recevait la main gauche pour ne les point signer; enfin que le péché était véniel, car ce n'était point un péché contre l'esprit, qu'il avait été fait avec toutes les restrictions mentales désirables, que l'intention avait toujours été dirigée par le bon motif et que la faute avait été lavée par de copieuses satisfactions. Il ne manquait point de casuistique et de casuistes pour accommoder ses affaires, et le fait est qu'il les accommoda fort bien.

Après avoir étudié l'homme avec lequel le Comité de salut public allait avoir à négocier, considérons la politique qu'il suivait, les intérêts qu'il cherchait à faire prévaloir, les liaisons qu'il avait contractées, et voyons dans quelle mesure on pouvait espérer de les accorder avec les plans de la République. Appelé à la direction des affaires étrangères, Thugut, avec une absence complète de scrupules, une indifférence absolue sur les principes et les moyens, y avait apporté une haine acharnée contre la France et sa révolution, une inimitié irrévocable contre la Prusse, une ambition âpre et passionnée pour l'agrandissement de l'Autriche. Dans la crise que traversait alors l'Europe, ces sentiments et ces desseins devaient l'amener à se lier avec l'Angleterre, mais surtout à s'unir avec la Russie. Ce dernier point est le plus important ici et il est nécessaire de le bien déterminer.

La politique de la Russie et les affaires de Pologne sont le véritable noeud de l'histoire de l'Europe pendant la Révolution. La Russie avait apporté autant d'ardeur à lancer l'Autriche et la

1. De Berlin, à Talleyrand, 15 brumaire an VII.

Prusse contre la France, que de lenteur à les soutenir. La plus empressée à former la coalition, à prêcher la croisade et à excommunier la nouvelle infâme, Catherine avait été la dernière à se mettre en campagne. En 1795, ses troupes n'avaient point encore franchi la frontière allemande. C'est qu'en réalité la tsarine n'avait qu'un objet avoir les mains libres, puis, débarrassée de ses voisins, asservir la Pologne et reprendre contre le Turc les entreprises interrompues en janvier 1792 par la paix de Sistova. << Vous voulez, écrivait-elle à Grimm dès le mois de mai 1792, que je plante là mes intérêts ... pour ne m'occuper que de la jacobinière de Paris. Non,... je les battrai et combattrai en Pologne. En 1794, et malgré ses traités d'alliance avec les coalisés, elle en était encore au même point. « J'ai reçu une lettre de douze pages pour me persuader d'envoyer des troupes sur le Rhin. Mais comment y envoyer? Si c'est en petit nombre, elles seront battues comme les autres, et en grand nombre, je ne puis, car j'ai à attendre à tout moment d'avoir affaire aux Turcs que milord Ainslie et Descorches ameutent. » A la fin de l'année, elle concluait: «Faut finir ce qu'on a commencé avant que de se mêler d'affaires d'autrui... » Ce qui était commencé et ce qui était sur le point de s'accomplir, c'était le partage définitif de la Pologne. Dès le début de la guerre avec la France, Catherine avait dû renoncer à son dessein d'asservir toute la Pologne; elle avait compris que la Prusse ne s'engagerait sérieusement dans la coalition et ne laisserait faire les Russes que si elle y trouvait son intérêt. La tsarine se résigna à faire la part des Prussiens, et il en résulta le traité du 23 janvier 1793 entre la Prusse et la Russie. Ce traité qui consommait le second partage de la Pologne n'y réservait point de lot à l'Autriche: on la jugeait engagée à fond dans la guerre de France, et on trouva superflu de l'exciter par cet appât. On se bornait (article VII) à se promettre << de lui faciliter et procurer l'échange de ses États héréditaires des Pays-Bas contre la Bavière, en y ajoutant tels autres avantages qui seront compatibles avec la convenance générale2. »

1. Catherine II à Grimm, 9 mai 1792, 10 février 1794. Publications de la Société d'histoire de Russie. Pour ce qui est de Descorches, la tsarine savait parfaitement que ce diplomate républicain s'agitait beaucoup, mais ne faisait rien; ce n'est donc qu'un prétexte.

2. Voir Martens, Traités de l'Autriche et de la Russie, t. II, p. 214 et suiv.

L'Autriche n'entendait autoriser la Prusse et la Russie à se partager la Pologne que dans le temps même où elle obtiendrait la Bavière. Elle apprit avec une irritation très vive que ses deux voisines se nantissaient au préalable, et l'invitaient, avant de la satisfaire, à ratifier leur traité. Elle s'y refusa. C'est à ce moment que Thugut fut nommé directeur général de la chancellerie que le vieux Kaunitz ne gouvernait plus que de nom (avril 1793). Il entra immédiatement en campagne 1, et ses vues sont très nettement résumées dans une dépêche qu'il adressait le 18 décembre 1793 à Cobenzl, ministre de Russie à Pétersbourg. L'Autriche, disait-il, ne pouvait accéder à ce traité de partage entre la Prusse et la Russie avant d'être assurée de ses dédommagements; l'échange des Pays-Bas contre la Bavière était une opération incertaine; d'ailleurs ce n'était qu'un échange, et rien n'y compensait pour l'Autriche les accroissements que la Prusse et la Russie se donnaient en Pologne. On avait offert à l'Autriche de se dédommager en France. C'était subordonner ses dédommagements aux chances de la guerre. Dans ce cas, l'Autriche << était fondée à désirer que ses possessions fussent étendues jusqu'à la Somme, que, des sources de cette rivière, la frontière fût portée vers Sedan ou Mézières sur la Meuse, et que le cours de cette rivière devînt la limite des acquisitions de S. M. vers l'Allemagne. » On y joindrait les anciennes possessions de l'Autriche en Alsace; mais tous ces territoires réunis n'équivaudraient pas aux « lots » de la Prusse et de la Russie en Pologne. D'ailleurs le succès était incertain: « La résistance de l'ennemi paraît s'accroître à mesure que la guerre dure, et la profonde scélératesse des chefs de la France semble trouver chaque jour de nouvelles ressources dans le féroce désespoir d'une populace qui s'abreuve de plus en plus du poison des dogmes les plus capables de flatter ses passions brutales. » Enfin il y a lieu de craindre que la Prusse, non contente de retirer ses troupes,« ne finisse par pousser plus loin par la suite ses collusions avec l'ennemi commun, en voulant se rendre l'arbitre du terme de la conclusion, ainsi que des conditions de la paix. »

Dans le cas où l'on ne pourrait s'indemniser aux dépens de la France, Thugut indiquait que l'Autriche pourrait trouver satis

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faction au moyen de la revendication des anciens droits qui lui compétent sur les diverses parties du territoire de Venise, occupées par la République. »

La révolte des Polonais, qui éclata au mois de mars 1794, obligea la Russie à donner plus d'attention aux réclamations de l'Autriche. La conduite que suivit le roi de Prusse acheva de la décider. Il se produisit alors, dans l'été de 1794, le contraire de ce qui s'était passé à la fin de 1792. La défection de la Prusse ne paraissait pas douteuse; Frédéric-Guillaume abandonnait la guerre contre la Révolution et ne songeait plus qu'à s'assurer la plus belle part possible dans le démembrement de ce qui restait de la Pologne. Sa paix avec la France semblait imminente, il élevait de hautes exigences, il tenait un langage menaçant.

Catherine craignit que l'Autriche, qui n'avait trouvé jusque-là dans la guerre qu'une occasion de pertes et de ruines, ne voulût imiter l'exemple de la Prusse, traiter à son tour avec les Français et venir arracher aux Russes ses compensations en Pologne et en Turquie'. Irritée contre la Prusse, ne pouvant d'ailleurs espérer de la rejeter dans la coalition, Catherine se décida à transiger avec l'Autriche, et elle signa le traité du troisième partage, le 3 janvier 1795. C'était la contre-partie du traité de 1793. En 1793, la Prusse et la Russie partageaient, en se réservant d'en informer l'Autriche et de lui donner une compensation. En 1795, c'étaient l'Autriche et la Russie qui partageaient sans la Prusse, en se réservant, le jour venu, de lui notifier le traité et de lui faire connaître le lot qui lui était réservé. Prévoyant que la Prusse pourrait le trouver insuffisant, elles s'engageaient à soutenir leur traité les armes à la main. La convention de partage était accompagnée d'une déclaration d'alliance contre la Prusse et la Turquie 2.

Dans ce traité comme dans celui de 1793, la Pologne n'était pas le seul État dont les contractants disposassent au gré de leurs ambitions et au mépris des droits établis des possesseurs légitimes. Ces souverains, qui avaient déclaré la guerre à la France sous prétexte de soutenir contre la Révolution les droits des princes de l'Empire possessionnés en Alsace, stipulaient dans leurs con

1. Rapports des ministres anglais Whitworth, Saint-Pétersbourg, 6 février 1795, Morton Eden, Vienne, 17 février, Herrmann, Dip. Corr., p. 508 et 510. 2. Déclaration secrète du 3 janvier 1795. Martens, Traités de la Russie avec l'Autriche, II, p. 243.

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