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rain. Un agent anglais, Wickham, qui résidait en Suisse et qui était très au fait des intrigues du temps, écrivait à lord Grenville le 7 avril 1796, c'est-à-dire un an après les événements que je rapporte ici : « J'ai été longtemps persuadé que la cour de Vienne, durant les douze ou quinze derniers mois, a négocié, non pas directement avec le gouvernement français, mais avec quelquesuns de ses membres individuellement, et que M. Pellenc a été le principal agent de ces négociations. . . . . Les lettres de M. Pellenc que j'ai vues et lues moi-même dans le courant de l'été dernier auraient suffi à m'en convaincre pleinement. » Pellenc était l'homme le mieux placé pour nouer une négociation de ce genre. S'offrit-il pour venir l'entamer à Paris? Proposa-t-il un autre envoyé? La proposition vint-elle d'un autre côté? Ce qui est certain c'est qu'il y eut une insinuation, qu'elle fut adressée à Gérard de Rayneval et que celui-ci la communiqua à Sieyès, qui était, comme on le sait déjà, très disposé à une transaction avec l'Autriche. Il répondit à Gérard le 12 avril 1795:

« Je soumets au citoyen Rayneval ma dernière réflexion. Dès que la personne annoncée veut bien se rendre en France, pourquoi l'arrêter sur la frontière? Ne vaut-il pas mieux que son passeport soit pour Paris? L'avance de cet inconnu ne vaut pas encore votre déplacement. Qu'il vienne à Paris et nous l'entendrons. S'il a des pouvoirs, s'il est loyal et ouvert, s'il a véritablement envie de finir, il y aura économie de temps à le mettre tout de suite à portée du Comité de salut public. »>

Cette lettre prouve clairement qu'à cette date du 12 avril rien n'était engagé avec l'Autriche. Il n'était pourtant bruit, en Europe, que de cette négociation: on en annonçait l'objet : l'échange de la Bavière contre les Pays-Bas, et l'on désignait la personne du négociateur; c'était le comte Carletti, envoyé de Toscane à Paris. Je touche ici à l'un des problèmes les plus controversés de l'histoire de la diplomatie pendant la Révolution. Des historiens éminents, et en particulier M. de Sybel1, ont affirmé que Carletti avait été, dans les premiers mois de 1795, chargé par l'Autriche de négocier secrètement la paix avec le Comité de salut public. D'autres historiens, et en particulier M. Hüffer, l'ont absolument contesté. Dans la dernière édition de son ouvrage, M. de Sybel a beaucoup atténué ses premières affirmations. Son

1. Traduction, t. III, liv. XII, ch. II, p. 431 et suiv. 2. Estreich und Preussen. Liv. 1, ch. VII.

récit n'en reste pas moins très hypothétique. Les archives de Florence ont été détruites1. En France, on n'a trouvé, jusqu'à présent, aucune trace de ces prétendues négociations. On n'allègue, pour les prouver, que des témoignages indirects, c'est-à-dire les bruits qui s'en répandirent en Europe, et dont il s'agirait précisément de contrôler l'exactitude et d'établir la vérité. Essayons de dégager ce qu'il y avait de réel en cette affaire, et d'expliquer comment elle a pris tant d'importance.

La République avait traité, le 9 février 1795, avec la Toscane; les deux États n'avaient jamais été en guerre, la négociation fut des plus simples. Celui qui en avait été chargé, le comte Carletti, demeura à Paris en qualité de ministre de Toscane. Manfredini, qui dirigeait les affaires du grand-duché, était un homme d'État philosophe; c'était, de plus, un politique remuant et qui cherchait à se donner de l'importance. Lucchesini le peint << comme un homme ambitieux et vain, qui, depuis le commencement de la guerre, s'était mis en tête d'être le pacificateur de l'Europe. » L'agent qu'il avait à Paris était très propre à servir un pareil dessein. Agité, avantageux, intrigant, toujours prêt à murmurer en termes mystérieux de graves révélations et à se jeter dans les aventures sans se préoccuper des conséquences qu'elles pourraient avoir pour lui et pour les autres cabinets, Carletti était de ces diplomates de seconde ou de troisième classe, qui ont fait, de tout temps, profession de lancer les fausses nouvelles et d'occuper un moment l'Europe avec leurs bavardages. Il se piquait de philosophie et passait pour Jacobin. A ce titre, il eut l'honneur de s'attirer la colère de la grande Catherine3. En Italie, il s'était lié avec Cacault, qui y séjournait pour le compte de la France1. A Paris, il fréquenta les salons qui se rouvraient et se lança dans le haut monde de l'an III. Il connaissait Mme de Staël; Mme Tallien le traitait de grand homme. Il se posait en Français ardent et en républicain ne voyant rien que la France et regardant sa puissance républicaine comme un colosse inébranlable3. » Il

1. Reumont, Geschichte Toscann's, II, p. 264.

2. Rapport de Lucchesini au roi de Prusse, 17 décembre 1794. Hüffer : Politik der deutschen Machte, p. 186.

3. « J'acquiesce de tout mon cœur à la pendaison du jacobin Lucchesini, et pour pendant je lui donnerai ses confrères Manfredini et Carletti... >> Catherine à Grimm, 8 avril 1795. Société d'histoire de Russie.

4. Reumont, loc. cit., p. 264.

5. Ranke. Hardenberg, I, p. 311. D'après les rapports de Gervinus qui vint à Paris en juin 1795.

cherchait à se faire valoir, à gagner les membres du Comité et à s'insinuer près des personnages influents, donnant des diners, somptueux pour le temps, à cinq cents livres assignats, soit trente livres numéraire par tête. Le monde qu'il fréquentait passait pour favorable à l'Autriche, et les partisans de l'alliance prussienne y voyaient une queue du Comitè autrichien. » Les mauvais bruits qui circulaient sur la Prusse et son manque de sincérité partaient de là; c'était là, et sous l'influence de Carletti, qu'avait été élaboré ce discours de Pelet de la Lozère, du 8 avril, qui émut si fort le Comité de salut public1. C'est là aussi que Carletti insinuait l'idée d'une paix entre la France et l'Autriche, à condition que la France indemniserait l'Autriche par l'acquisition de la Bavière de la perte de la Belgique et de la cession de la rive gauche du Rhin. Bref, il cherchait à se faire un personnage et à se ménager un rôle; s'il ne négociait pas pour l'Autriche, il faisait certainement tout son possible pour le faire croire. Le bruit de cette prétendue négociation se répandit en Allemagne au commencement de mars, et elle devint, dès lors, une des principales préoccupations des chancelleries. Carletti ne fournit jamais aucune preuve de la mission qu'il s'attribuait, ou plutôt qu'il se laissait attribuer. La conduite inconsidérée qu'il tint quelques mois plus tard au sujet de Madame, fille de Louis XVI, l'importance qu'il se donna, le désaveu formel qu'il reçut de son gouvernement et, finalement, l'expulsion dont il fut l'objet de la part du Directoire, montrent bien qu'il n'avait pas besoin d'être autorisé pour se mettre en avant. « Il écrit du soir au matin, vit comme un loup-garou, et passe pour un peu fou », disait de lui, en 1796, un des agents les mieux informés du Directoire. Le Prussien Gervinus qui le vit à Paris en juin 1795 le qualifie tout bonnement de bavard'. Le Comité de salut public le prit-il jamais au sérieux? Rien, absolument rien ne permet de le supposer.

« On comprend facilement, dit M. de Sybel, quel effet les ouvertures de Carletti produisaient à Paris. Les fractions révolu

1. Hardenberg au roi de Prusse, 29 mai 1795, d'après les propos de Merlin de Thionville. Ranke, v. p. 87. Voir la paix de Bâle, Revue, tome VI,

p. 350.

2. Sybel, trad., III, p. 431, notes. Vivenot: Sane-Teschers, II, p. 297-298: Rapports de Reuss, 5 mars; de Hatzfeld, 28 mars 1795.

3. Poteratz à Delacroix. Bâle, 28 janvier 1796.

4. Ranke, I, p. 310.

tionnaires, Sieyès et ses amis les accueillirent avec une vive satisfaction. Le parti modéré, au contraire, était consterné1. » Les dissentiments qui ont éclaté dans le Comité au sujet de la question de la paix et de celle des limites ne se sont manifestés qu'après le renouvellement du 15 floréal (4 mai 1795), et par conséquent après l'époque à laquelle se placeraient les prétendues ouvertures de Carletti. Le Comité s'en tenait au système qu'il avait adopté et qui consistait à affaiblir l'Autriche en Allemagne. Toute sa correspondance de Bâle en est une preuve constante. Toutefois comme la Prusse hésitait à s'engager, le Comité trouvait son profit dans les bruits que les bavardages de Carletti semaient en Europe; la perspective d'un traité entre l'empereur et la République et d'une acquisition de la Bavière par l'Autriche ne pouvait qu'exciter la jalousie et précipiter les résolutions des Prussiens. Le Comité avait intérêt à laisser circuler ces bruits, ne fût-ce que pour encourager l'Autriche à négocier réellement, pour inquiéter la Prusse et presser la solution des négociations de la paix qui se poursuivaient à Bâle. C'est ainsi que le Moniteur insérait le 28 avril une lettre de Nuremberg où on lisait : << Beaucoup de personnes pensent que le comte Carletti peut n'être pas tout à fait étranger aux intérêts de l'empereur, malgré l'obstacle éminemment insurmontable des Pays-Bas. »

Il est incontestable qu'il y avait eu des allées et venues d'agents, des échanges de lettres, des velléités de pourparlers entre Paris et Vienne. Le bruit en avait transpiré. L'opinion s'efforça d'en pénétrer le mystère. Les imaginations se donnèrent carrière. Carletti se mettait en scène, les dispositions manifestées par plusieurs membres du Comité semblaient appuyer les conjectures. C'est ainsi que se forma et se répandit la légende. Ajoutons que les Prussiens étaient tout disposés à l'accepter et à la propager : c'était une excuse à leur conduite et comme une sorte de justification anticipée de leur défection. En réalité, il n'y avait rien que des suppositions. La lettre de Sieyès à Gérard de Rayneval prouve que si l'Autriche songea un moment à tâter le terrain, ce ne fut pas par Carletti; cette lettre, qui est du 12 avril, parle de l'envoi éventuel d'un agent, et Carletti était alors à Paris depuis longtemps. Voici d'ailleurs un témoignage formel. Merlin de

1. Sybel, traduction, III, p. 437-438, et 4° édition, III, 414-415. 2. Voir plus loin la lettre de Sieyès à Rewbell du 6 prairial (25 mai 1795).

Douai, membre du Comité et l'un de ses principaux directeurs diplomatiques, écrivait le 20 septembre 1795 à Merlin de Thionville « L'empereur n'a pas encore fait un pas pour la paix1.

Rien dans la correspondance de Thugut ne permet de supposer que l'agent de Toscane ait reçu le moindre encouragement de l'Autriche. Thugut le traite en intrigant, et ne parle de lui qu'avec mépris. Il désapprouvait d'ailleurs absolument la politique que Manfredini faisait suivre à la Toscane. Rien donc n'annonçait de la part de l'Autriche une intention sérieuse de négocier avec la France. En répondant, le 10 février 1795, aux conclusions de la Diète qui avait exprimé le vœu que l'on négociât la paix sur le principe de l'intégrité de l'Empire, l'empereur exprimait des doutes sur les intentions conciliantes de la France et engageait ses co-États à pousser leurs armements3. Le 17 avril, il écrivait à Clerfayt qui commandait son armée sur le Rhin :

« Les nouvelles de Bâle ne permettent plus de douter de la signature d'une paix séparée entre la Prusse et la France. Je ne pense pas que cet événement doive apporter un changement notable dans notre situation militaire... Quoi qu'il en soit et dans tous les cas, il n'y a pas à hésiter à nous porter avec vigueur sur l'ennemi. Un pareil début offensif de notre part dans la campagne actuelle est absolument nécessaire pour relever la réputation de mes armes, pour ranimer ou raffermir la confiance des alliés, pour dissiper les soupçons que des malveillants ne cessent de répandre sur la loyauté de mes intentions, pour accroître les embarras de la Convention, les troubles et discussions intérieures en France, dont des revers combleraient probablement la mesure 1. »

Les choses en étaient là lorsque, le 22 avril, Lucchesini, le ministre de Prusse, notifia à Colloredo la conclusion de la paix entre la Prusse et la France. L'Autriche commença par adresser une protestation qui fut notifiée à toutes les cours d'Allemagne. Puis l'empereur réitéra à Clerfayt l'ordre de marcher. Considerant que la défensive épuiserait son trésor, il lui mandait de << s'occuper avec tout son zèle et sans le moindre délai des

1. Reynaud, II, p. 257.

2. Thugut à Colloredo, 20 novembre 1794 et 1er janvier 1795.

3. Koch., IV, p. 288.

4. VIVENOT. Thugut, Clerfayt, p. 103.

5. Thugut à Colloredo, 22 avril 1795.

6. Circulaire du 24 avril 1795. Vivenot: Sane Teschen, III, p. 168-176.

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