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joie qui s'y trahit à chaque ligne, toutes les espérances qu'avait fait naître parmi les partisans d'Ingeburge le caractère ferme et droit du nouveau pontife (1). Elles ne furent point trompées. Le mariage de Philippe-Auguste fut peut-être la seule affaire sérieuse qui occupa Innocent immédiatement après son élection, et il l'aborda avec autant de fermeté que de prudence. Sa première démarche fut une lettre adressée à Eudes de Sulli, évèque de Paris, que sa science, ses vertus, et les liens de parenté qui l'unissaient au roi, rendaient un des personnages les plus influents de la cour de France. Après avoir exposé la sainteté et l'inviolabilité du mariage considéré tour à tour comme institution, comme symbole, comme sacrement, Innocent se plaint amèrement de voir le roi de France s'écarter sans remords des excellents exemples que lui ont laissés ses aïeux, et en particulier son père Louis VII. Eudes doit l'avertir fréquemment, lui enjoindre même, pour la rémission de ses péchés, de reprendre sa femme légitime et de lui rendre son affection. Qu'arriverait-il en effet, si Dieu appelait à lui Louis, l'unique fruit du premier mariage de Philippe? Comme le roi ne peut avoir d'enfants légitimes d'une union qu'il a contractée malgré la défense de l'Église, le royaume passerait dans des mains étrangères. Du reste, la disette, la famine, les inoudations qui ont dévasté la France, sont des signes assez visibles de la colère céleste. Si Philippe persiste dans son obstination, il ne fera qu'irriter encore cette colère terrible et attirer sur sa tète coupable les foudres de l'Église. En terminant, Innocent cherche à stimuler le zèle du prélat en lui montrant tout l'honneur qui s'attacherait à son nom, s'il opérait seul une réconciliation que tant d'autres avaient inutilement entreprise (2).

Le pape attendit trois mois environ l'effet de cette lettre. Le 17 mai 1198, il s'adressa directement à Philippe lui-même. Quoique le bras du Seigneur, dit-il, ait fait éclater sa puissance en me tirant de la poussière, quoiqu'il m'ait élevé non-seulement au niveau des princes et des rois, mais encore au-dessus d'eux, cependant, lorsque je considère le peu que je suis, le point d'où je suis parti et celui où me voilà parvenu, indépen

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(1) Guill. abb. Epist. 11, 37. Innocent III, suivant M. de Sismondi (Hist. des Fr., t. VI, p. 170), apportait sur le trône pontifical les talents d'un ambitieux, l'énergie d'un caractère inflexible et le fanatisme d'un bigot. » C'est peut-être là de l'indépendance, mais ce n'est pas, à coup sûr, de l'impartialité.

(2) Innoc. Epist. I, 4.

damment des devoirs généraux attachés à mes fonctions pastorales, qui me constituent le débiteur de tous, j'avoue que je dois une reconnaissance particulière à vous, à votre royaume où j'ai passé, dans l'étude des lettres, les années de ma jeunesse, où j'ai été initié, par la grâce de Dieu, à toutes les sciences. » Ce qui augmente encore l'intérêt que prend Innocent aux destinées de la France, c'est le souvenir des aïeux de Philippe que rien n'a pu détacher de leur fidélité au saint-siége. Aussi maintenant qu'il est revêtu de la plus haute dignité de l'Église, il demande ardemment à Dieu une occasion de faire éclater à tous les yeux cette vive sympathie que, même au début de sa carrière ecclésiastique, il avait manifestée pour la France et pour son roi ; et il serait au désespoir de se voir obligé par les fautes du monarque de faire violence à ces sentiments et de laisser dégénérer son affection en indifférence. Innocent part de là pour retracer à Philippe sa conduite et lui en faire sentir l'odieux et l'arbitraire. Il se montre cependant disposé à faire examiner judiciairement la validité du mariage, pourvu que le roi consente provisoirement à renvoyer sa concubine et à reprendre sa femme légitime. Il termine par cette déclaration péremptoire : « Si cependant, ce que je ne peux croire, vous refusiez de pourvoir à votre réputation et à votre honneur, d'obéir à nos avertissements et à nos ordres, nous sévirions contre vous, quoi qu'il pût nous en coûter, et nous appesantirions d'autant plus sur vous le bras de notre autorité spirituelle, que nous portons à Votre Majesté unc plus sincère affection. Nous voulons réprimander et châtier sévèrement ceux que nous aimons, car Dieu a mis dans notre cœur l'inflexible et immuable résolution de ne jamais nous laisser écarter de la voie de justice ni par les prières, ni par les présents, ni par l'amour, ni par la haine. Nous marcherons droit dans cette route royale, sans incliner à droite, sans dévier à gauche, et nous jugerons sans acception de personnes, parce que tous les hommes sont égaux aux yeux de Dieu. Quelle que soit la confiance que vous inspire votre pouvoir, vous ne sauriez tenir, nous ne disons pas en notre présence, mais devant la face de Dieu dont nous sommes, quoique indigne, le représentant sur la terre; et l'auteur de la justice, lequel est vérité, combattant pour la justice et pour la vérité, vos ennemis prévaudraient sur vous et sur votre royaume, et votre mesquine et éphémère puissance lutterait vainement contre la toute-puissance

et la divine et éternelle Majesté. Faites donc, mon très-cher fils, de nécessité vertu...... (1)

Ce n'était plus le langage timide et irrésolu de Célestin III. Philippe le sentit bien, et cependant, telle était la puissance du charme sous lequel il était placé, qu'il ne fit rien pour se rendre le pape favorable. Innocent ne se pressa pas d'agir ; il attendit la fin de l'année 1198. A cette époque, il écrivit de nouveau à Philippe-Auguste pour lui recommander le cardinal diacre Pierre de Capoue, honoré de l'affection particulière du pape, et qui, ayant reçu son éducation en France, était animé du plus vif intérêt pour la personne et la gloire du roi. Le pape rappelait aussi à Philippe que, relativement à son mariage, il l'avait fait avertir une première fois par Eudes, évêque de Paris, qu'une deuxième fois il l'avait averti directement lui-même; enfin il lui donnait un troisième et dernier avertissement (2).

La mission de Pierre de Capoue en France avait un triple objet d'abord, exciter les peuples à prendre la croix, ensuite ménager la paix ou au moins une trève entre les rois de France et d'Angleterre, enfin forcer le roi de France à se séparer d'Agnès de Méranie et à reprendre Ingeburge (3). L'intention du pape n'était pourtant pas de contraindre Philippe à garder malgré lui pour femme la princesse danoise. Il était prêt à faire examiner juridiquement ce mariage, et à l'annuler si cette mesure était justifiée par quelque cause raisonnable. Mais il fallait avant tout que le coupable réparât le scandaleux exemple qu'il avait donné; il fallait que les parties fussent rétablies dans la position où elles se trouvaient avant que Philippe eût fait usage d'une prétendue sentence de divorce qui n'avait en elle-même aucune valeur, et qui d'ailleurs avait été formellement cassée par Célestin III. En un mot, aux yeux de l'Église, Ingeburge, régulièrement unie au roi et séparée de lui en vertu d'une sentence arbitraire et nulle, était la reine et la femme légitime; Agnès de Méranie n'était en droit et en fait qu'une concubine. Ainsi, renvoyer provisoirement la concubine, reprendre la femme légitime dont les

(1) Non ergo posses, quantumque confidas de tua potentia, subsistere ante faciem, non dicimus nostram, sed Dei cujus, licet immeriti, vices exercemus in terris. .. nec valeret temporalis tuus et exiguus potentatus divinæ ac æternæ repugnare omnipotentiæ majestatis. Innoc. Epist. 1, 171.

(2) Innoc. Epist. I, 348.

(3) Gesta Innoc. III, c. 47.

droits n'avaient pu être lésés par une sentence radicalement nulle, et ensuite demander le divorce pour des causes justes et raisonnables, telle était la marche que traçait Innocent au roi de France. « Mais, écrivait-il à Pierre de Capoue, si le roi, un mois après l'avertissement que vous lui en aurez donné, refuse de rendre à sa légitime épouse ses bonnes gràces et les honneurs royaux, alors, sans aucun égard pour l'appel, vous jetterez l'interdit sur ses domaines, de telle sorte qu'on n'y célèbre aucun office, qu'on n'y confère aucun sacrement, si ce n'est le baptême aux enfants et l'absolution aux mourants (1). » En même temps Innocent écrivait une lettre collective au clergé de France. Il y expose l'incertitude et l'hésitation dans lesquelles il est plongé, partagé entre son affection pour la France où il a passé sa jeunesse, pour le roi dont les aïeux se sont distingués par leur dévouement au saint-siége, et les rigoureux devoirs que lui impose la volonté de celui qui l'a tiré de la poussière pour l'élever au niveau et au-dessus des princes, et qui lui a confié la mission de juger les rois. Il résume les faits, depuis le divorce, qu'il appelle une parade ridicule plutôt qu'une sentence sérieuse (2); il rappelle le premier avertissement qu'il a fait donner au roi par l'évèque de Paris, analyse la lettre qu'il lui a écrite directement lui-même, déclare qu'il a chargé son légat de le prévenir une dernière fois, et, s'il ne se soumet, de jeter l'interdit sur le royaume. Enfin il ordonne aux évêques d'observer l'interdit, d'abord par respect pour l'autorité de l'Église, ensuite parce que plusieurs d'entre eux sont complices des excès qui appellent et motivent ce juste châtiment (3).

Le 6 décembre 1199, les archevêques de Lyon, de Reims, de Bourges, de Vienne, dix-huit évêques, les abbés de Cluny, de Vezelai, de Saint-Remi de Reims, et de Saint-Denis, se réunirent à Dijon (4), sous la présidence de Pierre de Capoue, pour délibérer sur l'obstination du roi de France. Les envoyés de Philippe, voyant bien que les actes du concile aboutiraient à une sentence d'interdit, en appelèrent d'avance au souverain pontife. Mais les instructions du légat étaient formelles; il devait prononcer non..

(1) Innoc. Epist. I, 347. Gesta, c. 51.

(2) Sententiam illam divortii quin potius ludibrii fabulam. (3) Innoc. III Epist. II, 197.

(4) Chron. Divionense, Hist. de Fr., t. XVIII, p. 741.

obstant appel. La sentence fut donc formulée; seulement on jugea prudent, peut-être pour ne pas compromettre la sûreté du légat et des évêques, d'en différer la promulgation. Vingt jours après Noël (1), c'est-à-dire le 15 janvier 1200, Pierre de Capoue présida une nouvelle assemblée à Vienne, ville qui alors appartenait à l'Empire. Là, en présence d'un nombre considérable de prélats, dont quelques-uns étaient sujets de Philippe, il prononça solennellement la sentence qui soumettait à l'interdit tous les domaines du roi. (2). Ensuite il l'envoya, avec les lettres du pape, à tous les évêques du royaume, leur enjoiguit de la publier et de la faire observer dans leurs diocèses, sous peine d'être suspendus de leurs fonctions et dépouillés de leurs bénéfices, et cita ceux d'entre eux qui refuseraient de se soumettre, à comparaître devant le souverain pontife pour se justifier à la prochaine fête de l'Ascension (3).

Voici la traduction littérale de cette sentence, dont le texte original est parvenu jusqu'à nous (4): « Que toutes les églises soient fermées; que personne n'y soit admis, si ce n'est pour faire baptiser les petits enfants; qu'on ne les ouvre jamais, sinon pour entretenir les lampes, ou lorsque le prêtre prendra l'eucharistie et l'eau bénite à l'usage des malades. Nous permettons que la messe soit célébrée une seule fois dans la semaine, le vendredi de grand matiu; on conservera les hosties pour les malades, et on n'y admettra que le clerc chargé d'assister le célébrant. Que les prètres prèchent le dimanche sous les portiques des églises, et que, pour tenir lieu de la messe, ils répandent la parole de Dieu. Qu'ils récitent les heures canoniques hors des églises, sans que leurs voix puissent parvenir aux oreilles des laïques ; lorsqu'ils liront l'épître ou l'évangile, qu'ils se gardent de pouvoir être entendus des fidèles, et qu'ils ne souffrent pas qu'on enterre, ui même qu'on dépose les corps morts dans le cimetière. Ils préviendront en outre les laïques que c'est un abus et un grave péché d'enterrer les corps morts dans une terre non consacrée, et que les fidèles s'arrogent, en le faisant, un droit qui ne leur appar

(1) Rigord, Hist. de Fr., t. XVII, p. 51.

(2) Il y a presque autant d'erreurs que d'assertions dans le récit qu'a fait M. de Sismondi des actes du légat Pierre de Capoue. Hist. des Fr., t. VI, p. 191, 192. (3) Gesta Innoc. c. 51.

(4) Il a été publié, d'après un manuscrit de Corbie, par D. Martène, Thes. Anecd., t. IV, p. 147.

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