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LA QUESTION

DE

LA MADDALENA

I.

Entre la Sardaigne et la Corse se trouve un groupe d'îlots, presque abandonnés jadis. Les bergers corses venaient y faire paître leurs troupeaux et y semer du blé; ils y vivaient sous des huttes; tous n'y restaient pas à demeure fixe. Ces petites îles appartenaient à la République de Gênes, maîtresse de la Corse, dont elles étaient une dépendance; elles servaient de Communaux, comme nous dirions maintenant, aux habitants de Bonifacio; elles étaient peu connues et mal dessinées sur les cartes, où elles figuraient sous les noms d'îles des Bouches de Bonifacio, d'isole Buccinare, de Buccinares ou d'îles Intermédiaires. Les corsaires Barbaresques et Mahonnais s'y abritaient quelquefois; les navigateurs les dédaignaient, les considérant comme de nulle importance.

Aujourd'hui, les plus septentrionales de ces îles, Cavallo et Lavezzi, appartiennent à la France; les autres, Razzoli, Santa Maria, Budelli, Spargi, la Maddalena, Caprera et San Stefano, sont connues sous le nom d'Archipel de la Maddalena. Entre la Maddalena, Caprera, San Stefano et la Sardaigne elle-même, il existe une rade spacieuse et sûre, protégée de tous les côtés contre le flot de la haute mer; les plus gros navires peuvent y accéder par deux passes étroites, dont en aucun point la profondeur n'est moindre de trente mètres. C'est là que les Italiens ont établi l'une des stations maritimes les plus faciles à défendre et les plus formidables du monde; pour la bloquer, il faudrait deux flottes, puisqu'elle possède deux issues, l'une à l'est, faisant REV. HISTOR. LXII. 1er FASC.

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face à la péninsule, c'est-à-dire à Naples et à la Spezzia, l'autre à l'ouest, qui débouche sur la ligne de communication de la France et de l'Algérie; elle menace à la fois la Corse, Bizerte et Toulon.

Nelson fut le premier qui utilisa cet admirable réduit stratẻgique; c'est là qu'il vint s'embusquer avec son escadre après la rupture de la paix d'Amiens; c'est de là qu'en 1805 il partit pour la fatale expédition de Trafalgar. « La Sardaigne, écrivait-il << dès 1803, est la plus importante position de la Méditerranée et << le port de la Madeleine le plus important des ports de la Sar<< daigne. Il y a là une rade qui vaut celle de Trinquemalé et qui << n'est qu'à vingt-quatre heures de Toulon. Ainsi la Sardaigne, << qui couvre Naples, la Sicile, Malte, l'Égypte et tous les états << du Sultan, la Sardaigne bloque en même temps Toulon... << Malte ne vaut pas la peine d'être nommée après la Sardaigne... 1. >>

Comment et à quel titre la Cour de Turin est-elle entrée en possession de cette Maddalena, qui enthousiasmait ainsi Nelson. et dont l'Italie moderne a su tirer un tel profit? Aucun historien français ne s'en est soucié et Mimaut, s'inclinant devant le fait acquis, a écrit avec confiance, en 1825, que le Judicat sarde de Gallura << comprenait, outre les îles Adjacentes ET les Inter<< médiaires, dix cantons dans la Gallure proprement dite et << quatre dans la Gallure orientale2. » Seul, un érudit corse, M. l'abbé Letteron, professeur d'histoire au lycée de Bastia, a commencé à soulever ce voile3. Pour se renseigner plus amplement, il faudrait donc recourir aux ouvrages intéressés des auteurs italiens.

D'après l'éminent professeur et sénateur M. Carutti, qui nourrit de ses leçons d'histoire toute la jeunesse diplomatique et militaire de la péninsule, le comte de Vergennes fit pour ainsi dire inopinément surgir, en 1784, la question de propriété de la petite île de la Maddalena que la République de Gênes, dit-il, avait autrefois prétendu être sous la dépendance de la Corse; Vergennes aurait proposé que, la Corse et la Sardaigne ne pouvant établir leurs droits sur des titres suffisants, « le sondage le plus profond dans les << Bouches de Bonifacio tranchât le litige, » et l'affaire se serait

1. Jurien de la Gravière, Guerres maritimes de la Révolution et de l'Empire, t. II, p. 79.

2. Mimaut, Histoire de Sardaigne, t. I, p. 106.

3. Letteron, Osservazioni storiche sopra la Corsica dell' abbato Ambrogio Rossi. Petit Bastiais, 15 janvier 1894; 21 février, 4 mars et 21 avril 1895.

terminée de la sorte en 17871. Manno donne de plus amples explications; il raconte comment les îles ont été occupées par les Sardes en 1767; il reconnaît qu'elles étaient peuplées par des Corses, qui ne payaient pas de tribut au roi de Sardaigne et ne lui rendaient aucun hommage; mais il affirme énergiquement le droit de celui-ci et il écrit cette phrase étrange, où fourmillent les contradictions: « Néanmoins, la raison politique voulait que la << haute domination du roi y fût marquée par un acte spécial et, << en outre, que les colons de ces îles, qui montraient déjà la plus grande inclination à être tenus pour sujets sardes, ne pussent « plus se dérober aux devoirs attachés à cette qualité. » Quant aux réclamations de Vergennes, il n'y fait qu'une très lointaine allusion2.

Ces allégations sont-elles conformes à la vérité? Sont-elles corroborées par les documents? C'est ce que nous allons voir.

II.

La Maison de Savoie a acquis l'île de Sardaigne en 1720; elle l'a reçue de l'Empire, à qui l'Espagne l'avait cédée en 1714. Ses prédécesseurs n'ont pu lui transmettre que les droits de souveraineté qu'ils possédaient eux-mêmes; avaient-ils des droits sur les îles des Bouches de Bonifacio?

La République de Gênes a cédé à la France la Corse avec ses dépendances par le traité du 15 mai 1768; elle n'a fait de réserves que pour l'île de Capraja, qui lui a été restituée en 1771. Si les îles des Bouches de Bonifacio lui appartenaient, elle en a donc également consenti la cession à Louis XV; lui appartenaient-elles?

C'est bien ainsi que la question se pose. La diplomatie piémontaise n'a jamais eu l'idée de le contester au cours des négociations dont nous aurons à parler; le vice-roi de Cagliari le reconnaissait formellement dans sa correspondance personnelle avec le secrétaire d'État de Turin, quand il lui parlait des << droits de la République de Gênes et par conséquent de la France sur les îles Intermédiaires 3. » Pour établir ces droits, il faut donc tout d'abord en indiquer rapidement l'origine.

1. Carutti, Storia della Corte di Savoia durante la Rivoluzione e l'Impero francese, t. I, p. 60.

2. Manno, Storia di Sardegna, t. III, p. 380.

3. Archives de Cagliari. Lettre du vice-roi de Sardaigne du 17 août 1787.

Les Génois, déjà maîtres de la Corse, et les Pisans, gravement troublés en Sardaigne par les Sarrasins, s'allièrent et parvinrent enfin, en 1050, après de longs efforts, à chasser définitivement les Musulmans de cette dernière île. Après leur victoire commune, ils ne purent s'entendre et se firent la guerre. En 1157, une sentence arbitrale de l'empereur Frédéric Ier attribua à Gênes le nord de la Sardaigne avec les petites îles voisines; le pape Boniface VIII rendit, il est vrai, une décision contraire1, mais le traité de 1298, conclu entre les belligérants, confirma ce partage. Les Aragonais, qui remplacèrent les Pisans en Sardaigne en 1326, ne contestèrent jamais cet état de choses et la République put librement, en 1583, faire élever des tours fortifiées sur la côte de Gallure, à Terranova, à Santa Riparata, à Longo-Sardo, à Castel-Sardo2; pendant longtemps on avait appelé cette dernière place Castel-Genovese, le château génois3.

Cet historique lointain remonte si haut à travers les siècles que l'on aurait le droit de le considérer comme purement archaïque, si des faits infiniment plus récents ne venaient attester qu'il offrait, en 1768, un intérêt immédiat. Les Génois, gens de négoce, avaient en effet peu à peu délaissé la côte dépeuplée de Gallure, qui ne leur offrait aucune ressource; puis ils l'abandonnèrent complètement. A aucun moment, au contraire, ils ne renoncèrent aux îles des Bouches de Bonifacio; ils n'y firent point, à vrai dire, construire des fortifications pour affirmer une possession que personne n'aurait eu l'idée de leur disputer; qui se serait avisé d'aller soulever des incidents et chercher des querelles pour un si pauvre objet? Mais jamais la Seigneurie n'abdiqua aucun de ses droits régaliens sur les îles; jusqu'à la dernière heure, elle y conserva d'une manière efficace la suprématie religieuse, la suprématie judiciaire, la suprématie fiscale, la suprématie territoriale, tout cet ensemble de prérogatives dont l'exercice constitue la Souveraineté.

La juridiction religieuse est démontrée par les actes les plus anciens comme les plus récents. Cela résulte d'abord de la fondation de la petite église de Budelli, ainsi qu'en témoignent les registres de la Banque de la Maison de Saint-Georges, de Gênes, qui était chargée par la République de l'administration de

1. Letteron, Osservazioni storiche, livre 13, obs. 6, n° 77.

2. Archives nationales, Q1 291. Mémoire de de Santi. Affaires étrangères, Sardaigne, M. et D., t. XV. Mémoire des Archiprêtres.

3. Jurien de la Gravière, la Marine d'autrefois; la Sardaigne en 1842.

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