s'efforce de prouver que ce n'est pas là un roman inventé par Philon, mais un véritable fait historique. Les Thérapeutes ne sont pas, comme l'avait cru à tort Eusèbe, des chrétiens judaïsants, issus de la communauté fondée en Égypte par saint Marc; ce sont de véritables Juifs, mais des Juifs lettrés, voués à l'étude de l'Écriture et qui trouvent dans la vie monastique le moyen de réaliser leur idéal, l'observation et l'intelligence de la Loi. Le mosaïsme ne répugnait pas autant qu'on le croit généralement à l'institution monastique; les Juifs étaient très portés aux associations et il ne manquait pas autour d'eux de confréries saintes qu'ils pouvaient imiter, par exemple ces ermites du Serapéión de Memphis connus par des papyri et ces prêtres, analogues aux Thérapeutes, dont le stoïcien Chaeremon décrivait la vie. Si, d'autre part, on trouve dans les pratiques des Thérapeutes une ressemblance qui pourrait paraître suspecte, avec la philosophie de Philon, par exemple le dédain de la réalité sensible, la vision extatique de Dieu, c'est que Philon a interprété leurs idées, leurs cérémonies dans le sens de son propre système. Ces explications sont très ingénieuses et très habiles; elles n'entraînent cependant pas la conviction. Nous continuons à croire que Philon a justement imaginé, sur le modèle de ces confréries que signale M. W., une confrérie juive à laquelle il a prêté ses propres idées philosophiques. Ch. LÉCRIVAIN. Dr Franz Hektor Ritter voN ARNETH. Das classische Heidenthum und die christliche Religion. Wien, C. Konegen, 1895. 2 vol. in-8°, x-396 et VIII-332 pages. L'auteur de cet ouvrage à titre vaguement austère nous prévient qu'il s'occupe depuis longtemps de la question, qui est d'expliquer pourquoi et comment le christianisme a si vite remplacé et absorbé le paganisme. Sauf quelques détails historiques, il ne veut rien exclure d'un sujet qui touche à tout, et il réclame le droit de faire de longues citations. Nous voilà prévenus et déjà inquiets. En général, les compilateurs ne font qu'embrouiller des problèmes de cette envergure. Sur ce, M. d'A. aborde bravement « la religion en général, » et aussitôt voilà que le préhistorique s'éclaire à la lumière de l'actualité la plus présente guerre de Crimée, mahdisme, antisémitisme (p. 3). Pour prouver que, comme les sauvages, les esprits d'élite ont le sentiment religieux, c'est un défilé de témoignages empruntés à J.-J. Rousseau, Voltaire, H. Heine, Ch. Darwin, L. Ranke, Bismarck et Moltke. M. de Bismarck remplace sans désavantage, même pour nous, Napoléon Ier, dont les mots ont vraiment trop servi à nos curés de campagne. Puis viennent des citations de Du Bois-Reymond, Suess, Lubbock, A. Comte, Tyndall, Bastian, W. Bender, O. Peschel, Shakespeare, Goethe, etc. Chemin faisant, des notes, où figurent, par exemple, cinquante-huit vers d'Hésiode traduits en hexamètres allemands (p. 22-23), recueillent le trop-plein des lectures. Tout cela, entremêlé d'indications bibliographiques qui encombrent et empâtent le texte, passe, à la façon d'un torrent chargé d'épaves, devant le critique ébahi, qui ose à peine faire observer que le mot fameux : Primus in orbe deos fecit timor n'est pas de Lucrèce (p. 30), mais de Stace (Theb., III, 661), et que Renan avait inventé le désert monothéiste avant O. Peschel (p. 31). En fait de mythologie grecque, bien des gens ignoraient qu'Apollon et Aphrodite fussent dolichocéphales, et Zeus et Héraklès brachycéphales. J'en sais même d'assez obtus pour ne pas sentir toute la portée de la « belle remarque de Retzius » (p. 73) et pour ne pas prendre au sérieux la mesure du crâne des statues. L'étude de l'influence morale de la religion hellénique entraine une revue des moralistes, des poètes et philosophes, d'abord jusqu'à Socrate (p. 102-119). La recherche de l'influence politique nous ramène aux Pélasges, Phéniciens, Doriens; elle se poursuit à travers la succession des formes politiques, royauté, aristocratie, tyrannie, démocratie, tout cela mis en rapport avec la poésie lyrique, la musique, les mystères, les oracles, enfin avec la doctrine de l'immortalité de l'âme (p. 119-144). Puis le défilé recommence : prosateurs, philosophes, poètes dramatiques, enfin Socrate et les socratiques; tous exprimant leur opinion sur les questions de religion et de morale (p. 144-242). Il va sans dire que tous ces petits résumés mis bout à bout ne constituent pas un raisonnement. On ne sait plus quelle part d'influence attribuer à la religion dans l'œuvre de ces esprits indépendants, qui sont presque tous émancipés de la foi populaire. L'auteur, qui, pour avoir piétiné sur place, croit sans doute avoir fait beaucoup de chemin, reprend haleine dans un intermède consacré à l'« ancienne religion romaine et à ses transformations» (p. 242-273). Encore un résumé de lectures rapides, avec des références étonnantes. Qui se fût avisé, par exemple, d'aller chercher l'inscription du tombeau des Scipions dans les Zeittafeln de Peter? Enfin, une transition dépourvue d'artifice (p. 272) nous apprend que l'auteur, comme pour prendre congé de l'antiquité, va traiter deux sujets d'importance majeure, déjà signalés dans la préface: les oracles et les sibylles. Je n'irai pas jusqu'à dire, de peur de paraître céder à quelque dépit secret, que M. d'A. fait ici preuve d'incompétence et n'a pas su se renseigner; il s'est promené, suivant son habitude, autour du sujet, au hasard de ses lectures, hasard qui lui a fait rencontrer, entre autres sources d'informations, un livre de Leo Taxil sur la francmaçonnerie (p. 318). De la divination grecque, nous passons brusquement au judaïsme, étudié à la course, depuis Abraham jusqu'à la destruction du Temple, et à tous les points de vue, histoire politique, sociale, religieuse, captivité, dispersion, domination des Babyloniens, des Lagides et des Séleucides, sans oublier le prophétisme, l'ascétisme, le messianisme, etc. (p. 318-396). Les références sont, comme toujours, accrochées à un détail quelconque, et nous renvoient tantôt à quelque Histoire universelle et tantôt à un manuel de géographie (p. 326). En général, M. d'A. aurait bien pu, sans cesser d'être consciencieux et sans s'approprier le bien d'autrui, démarquer un peu plus ses lectures, diminuer le nombre des intermédiaires qui tantôt lui montrent et tantôt lui cachent les sources. Il est impatientant d'être renvoyé à Schlosser pour un texte très caractéristique de Tertullien (II, p. 83), tandis qu'une citation insignifiante de Démosthène (I, p. 305) traîne après elle ce lourd bagage In Midiam, p. 611, édit. Wolf. Frankf., 1604, fol., et que l'authenticité de quatre lignes de Renan est garantie par un renvoi à une traduction allemande, dont on indique soigneusement l'auteur, le lieu et la date de publication, une véritable annonce de librairie (p. 319). Ce n'est sans doute ni candeur, ni affectation, mais simplement caprice et absence de méthode. M. d'A. vide ses cartons et utilise telles quelles ses notes d'écolier. Je ne m'attarderai pas à allonger la liste des méprises auxquelles expose cette façon de travailler (cf. S. Reinach, Rev. critique, 3 févr. 1896, p. 72-75). L'incohérence, l'entassement de faits inutiles, l'oubli perpétuel du sujet, de la thèse à démontrer, suffisent à excuser le lecteur qui, après avoir parcouru le premier volume, se sentirait trop las pour aborder le second. Ici, c'est toute l'histoire du christianisme, intérieure et extérieure, depuis le Logos philonien qui remorque une longue digression sur l'apothéose des empereurs (p. 8-34) - jusqu'au règne de Justinien, le tout couronné par un xxii chapitre, absolument inattendu, sur les principaux sanctuaires païens, Dodone, Delphes, Olympie, le temple de Jupiter Capitolin et le Parthénon. Le Parthenon est placé en dernier lieu pour amener le mot de la fin, que M. d'A., modeste et impersonnel jusqu'au bout, emprunte à un article de M. Gaston Deschamps la Panaghia byzantine trônant dans le sanctuaire d'Athena. Ce hors-d'œuvre, qui aurait moins choqué sous le titre d'Appendice, fournit à l'auteur l'occasion de distribuer à la ronde quelques politesses. A propos des fouilles de Delphes, il aurait volontiers fait au savant qui les dirige le même honneur qu'à MM. Pomtow et Furtwängler, mais il faut croire qu'il n'a pas su le découvrir sous les initiales T. H. qu'il a rencontrées dans le Bull. de corr. hellénique. On ne peut s'empêcher de sourire en le voyant citer « notre informateur T. H. » (p. 305). Si discret que soit M. Th. Homolle, il ne se croyait sans doute pas si bien masqué. En somme, une fois prévenu contre la déception que l'on éprouverait à chercher dans ces deux volumes des idées neuves ou des considérations ordonnées et aboutissant à une conclusion, on peut compulser avec profit ces matériaux amassés par un amateur instruit, sérieux, consciencieux, d'esprit ouvert et libre, qui s'est cru trop facilement ou trop tôt en mesure d'aborder une tâche disproportionnée à ses forces. A. BOUCHE-LECLERCQ. KATTENBUSCH. Lehrbuch der vergleichenden Confessions-Kunde, Bd. I, Die Orthodoxe anatolische Kirche. Fribourg-en-Brisgau, Mohr, 1892. In-8°, xxv-555 pages. Prix: 12 m. Le livre de M. K. est un manuel destiné aux travailleurs, comme il en existe beaucoup en Allemagne, et que nous commençons à voir s'acclimater chez nous. Il forme le premier volume d'une étude comparée sur les Confessions chrétiennes. L'auteur avait d'abord l'intention de renfermer tout son ouvrage en un seul volume, puis le désir de n'appuyer ses conclusions que sur des données complètes et précises l'a conduit à consacrer ce volume à la seule église orthodoxe. C'est à cette préoccupation que nous devons l'apparition d'un véritable manuel de l'histoire des églises grecques qui, indépendamment du but poursuivi par M. K., est destiné à rendre des services à tous ceux qui s'occupent d'histoire byzantine. Dans des Prolégomènes, qui comprennent trois chapitres, l'auteur expose sa méthode et l'esprit qu'il a porté dans ses études. Ces chapitres ont un intérêt plus dogmatique qu'historique. L'auteur y montre ce qu'il entend par l'étude des Confessions, qui pour lui est celle des symboles des diverses églises. Il établit la différence qu'il aperçoit entre l'église et les églises, et, développant une idée de Luther, il cherche à montrer qu'au-dessus de toutes les églises particulières il faut essayer d'atteindre la véritable église, Unam Sanctam. Enfin, il étudie les diverses tendances des églises protestantes (syncrétisme, orthodoxie, rationalisme). Il y aurait beaucoup à dire sur ces opinions auxquelles les tendances d'un grand nombre d'esprits, appartenant à toutes les confessions, donnent un intérêt vraiment actuel. Nous en retiendrons seulement la largeur de pensée, qui offre aux études suivantes la plus sûre garantie d'impartialité et de clairvoyance. Le travail historique commence avec le chapitre Iv par une étude sur l'église orthodoxe orientale. Le plan en est simple et large. Dans une première partie, M. K. recherche comment l'église d'Orient est arrivée à trouver une individualité en se séparant de l'église occidentale, comment les efforts de rapprochement ont échoué dans la suite des siècles, et quelle est aujourd'hui la position des deux églises. Vient ensuite. un tableau des diverses communions orientales, églises hérétiques, Grecs-Unis, etc. Enfin, l'auteur arrive à l'étude, pour ainsi dire, organique de son sujet et passe en revue les dogmes, la hiérarchie, les mystères, le culte et le sentiment religieux de l'église grecque. I. — Le nom même que s'attribue l'église orthodoxe orientale montre le caractère qu'elle revendique; orthodoxe, car elle croit posséder la véritable doctrine dans toute sa solidité et sa pureté; orientale, car elle s'est volontairement enfermée dans son domaine qu'elle regardait et qu'elle regarde comme supérieur à tous les autres. Constantinople est devenue par la force des choses le centre directeur de cette église; il faut donc montrer d'abord comment ce siège a acquis la prépondérance sur les autres évêchés d'Orient et a fini par en être moralement la métropole. Ici, il convient de faire observer à M. K. qu'il ne reprend peut-être pas les choses d'assez haut. Comme il le montre bien luimême, le siège de Constantinople est de formation récente; avant même qu'il existât, les églises d'Antioche et d'Alexandrie avaient acquis une individualité qui les distinguait des églises occidentales et, en une large mesure, Constantinople n'a été que leur héritière; il eût fallu montrer comment elles lui ont transmis cet héritage; sans quoi le titre de cette étude est mal justifié : c'est moins de l'église orientale qu'il s'agit que de l'église de Constantinople. M. K. montre très bien, d'ailleurs, comment l'évêque de Constantinople s'est fait peu à peu une place prépondérante dans la hiérarchie orientale. Le concile de Constantinople (381) reconnaît qu'il vient immédiatement après l'évêque de Rome et il prend l'habitude de s'entourer du Synode permanent, σύνοδος ἐνδημοῦσα, qui représente déjà ce que sera seulement plus tard la cour pontificale de Rome. Au sujet de l'autorité du métropolite d'Héraclée sur Constantinople, M. K. semble hésiter et croit que le 3e canon du concile de 381 montre que cette dépendance n'existait pas en fait; d'ailleurs, la circonstance que l'archevêque d'Héraclée ait gardé l'habitude de sacrer le patriarche n'est guère concluante, et ce n'est pas la première fois que l'on voit un évêque sacré par un de ses suffragants. M. K. voit avec raison, dans le concile de Chalcédoine (451), le moment décisif de cette évolution; les canons 9, 17 et 28 reconnaissent au patriarche une juridiction suprême sur tout l'Orient, et font bien voir dès cette époque une division en deux églises, mais non encore un schisme. Ces canons ont fourni aux patriarches, ce qui importait le plus au moyen âge, des textes sur lesquels appuyer leurs prétentions. A côté des textes, les légendes, celles de l'apôtre André, par exemple, sont les Fausses Décrétales des patriarches. Dès l'origine, les papes protestèrent, et de là naquit la querelle qui devait peu à peu devenir le schisme. M. K. n'a pu que résumer les épisodes capitaux de cette longue querelle, les protestations du pape Léon le Grand, les discordes entre les papes et les empereurs (sous Justinien, Zénon, et surtout sous les empereurs Isauriens, à propos de la querelle des images), le concile in Trullo, qui définit la discipline particulière de l'église grecque et montre pour la première fois les quatre patriarches orientaux réunis à l'écart du pape (692), les discussions avec Grégoire le Grand au sujet du titre de patriarche œcuménique et enfin les schismes de Photius et de Cérularius (1054), qui ont consacré la division. Le reproche que l'on peut adresser à cette étude, pleine de clarté, c'est d'être une étude juridique plus qu'historique. Il est impossible de se rendre compte des événements si l'on s'en tient aux canons et aux formules. Derrière ceux-ci, il faut voir le désir des Orientaux de proclamer leur indépendance de l'Occident aussi bien que les efforts du pape pour se soustraire à l'autorité des empereurs d'Orient. Depuis le |