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réunis, comme l'assise essentielle, au début du livre. Combien de Capucins à la tête des principales affaires de ce temps! Grands voyageurs, apôtres, diplomates entre les princes et le Saint-Siège et prédicateurs populaires, ils dirigent et servent la politique des cours catholiques, dans l'ombre, discrètement, et sont auprès du public les agents de l'opinion par leurs écrits, par leurs prêches. C'est dans ce cadre général qu'il faut placer avec M. Fagniez, désormais, le Père Joseph pour le comprendre.

Comment s'expliquer autrement qu'un homme de son âge ait été choisi, en 1615-1616, comme le médiateur unique entre les princes et le gouvernement, le Saint-Siège et la France? Son autorité, alors, va jusqu'à désigner Richelieu à la reine mère pour des missions importantes, à conseiller à Marie de Médicis des démarches décisives à Angoulême en faveur de la paix. Luynes subit son influence, par l'intermédiaire des prélats du Perron et de Retz, et la politique royale est presque la sienne en 1621, et, pendant ce temps, il négocie avec le duc de Nevers, avec le Saint-Siège, à Rome, en 1616, fonde avec lui une milice chrétienne en vue de la croisade (1617), s'en va en Espagne préparer, avec Philippe III et ses ministres, une entreprise générale de toute l'Europe contre les Turcs (1618). Lorsque Richelieu arrive aux affaires, le Père Joseph en sait plus que lui, peut-être, par la part qu'il a eue à toutes, en France et hors de France, sur la politique générale des cours et la diplomatie de son temps, dont il est un des principaux ouvriers.

Et cependant, dès 1625, un témoin autorisé, le nonce Spada, disait : << Il est tout au cardinal de Luçon, et le cardinal déjà beaucoup moins à lui, parce que, s'il y a entre eux affection mutuelle, le Père est plus porté à suivre les idées du cardinal qu'à l'attirer aux siennes. » Ce texte, retrouvé par M. Fagniez dans les archives italiennes, où il a fait tant d'autres trouvailles précieuses, me paraît précieux entre tous. Ne nous montre-t-il pas, à une époque décisive des relations du cardinal et du capucin, Richelieu mettant la main sur son collaborateur, comme sur le royaume, d'une façon souveraine? En 1624, depuis dix ans, le Père Joseph avait sa personnalité et son rôle très considérables. Il semble qu'en un an de pouvoir Richelieu ait commencé et réussi à l'absorber.

Aussi ne pouvons-nous assez louer M. Fagniez d'avoir compris qu'une histoire du Père Joseph, surtout à partir de cette date, ne se séparait pas d'un examen parallèle de la politique et du caractère de Richelieu et de toute la France de leur temps. Tout au plus, aurait-on pu souhaiter que ce parallélisme ne nuisît pas parfois à l'unité du tableau. Mais M. Fagniez ne nous prévenait-il pas que son livre n'était ni une histoire générale ni une biographie? Si le procédé avait ses inconvénients, il a eu le mérite de poser nettement le problème des relations du ministre et de son confident.

La légende de l'Éminence grise est désormais détruite et l'on n'y reviendra plus, il faut l'espérer, en présence des documents que M. Fagniez,

avec méthode, sûreté et abondance, a définitivement produits. Le plus important de tous, ce recueil qu'il a retrouvé au British Museum, ce Supplément à l'histoire, œuvre de Lepré-Balain et du Père Ange, de Mortagne, composé avec les papiers du Père Joseph, est, si l'on peut dire, le testament politique du capucin, à placer en face de celui du cardinal. Nous savons désormais pourquoi cet apôtre, ce fondateur d'ordre, ce mystique même, sans cesser de l'être, s'est fait l'un des meilleurs serviteurs, auprès de Richelieu, de la politique nationale, hostile à l'Espagne, à l'Autriche et, en apparence, à l'Église. Il travaillait pour l'Église à sa manière, obstiné, pour sa gloire et sa puissance, à lui rendre, par l'union des princes catholiques, sa force d'expansion et d'attaque contre les infidèles. L'union des princes catholiques a été le rêve de toute sa vie et l'objet de tous ses efforts, et, s'il a détesté et poursuivi de sa haine les Espagnols, c'est peut-être plus encore comme bon catholique que comme Français irrité de leurs menées contre le roi très chrétien, l'un des chefs reconnus de la communauté chrétienne, dans laquelle ils semaient la division et la discorde.

Que, dans cette ȧme aux passions fortes, la haine contre la maison d'Autriche ait été jusqu'à une alliance avec des hérétiques et des infidèles, il le faut admettre, quoiqu'on s'en étonne. Et voilà le fondateur du Calvaire dévoué aux œuvres politiques de son ami, non par la servilité ou l'intrigue louches qu'on lui a reprochées, mais par un rapprochement nécessaire et profitable à l'idéal qu'il poursuit avec un cardinal et un homme d'état dont il a reconnu l'autorité et la puissance.

Sans doute, avec l'idée absolue que nous nous faisons si souvent à tort de Richelieu, la thèse de M. Fagniez pourrait se concilier difficilement. Si, en 1624, le cardinal avait eu un plan absolument formé d'abattre à tout prix les Habsbourg et de leur arracher l'Allemagne, le Père Joseph fût-il entré aussi étroitement au service de sa diplomatie? Comme tous les grands hommes d'État, Richelieu a gouverné avec les circonstances et s'est déterminé suivant l'occasion. Il cherchait son profit partout où il le trouvait, sans préjugé, dans des négociations avec les puissances catholiques, dans des alliances protestantes. Si bien que nous le voyons déchaîner Gustave Adolphe sur l'Allemagne, en protégeant contre lui les princes catholiques, et l'arrêter pour les ménager, en 1632, au lieu de se lier à sa fortune et à sa conquête. La lutte avec les catholiques ne l'a pas moins servi que ses alliances protestantes; elle est demeurée, après sa mort, une règle de la politique française et le fondement de la paix de Westphalie.

Par là, on s'explique aisément ses relations durables avec le Père Joseph. L'autorité que le capucin avait, bien avant lui, dans le monde catholique, était une garantie de succès pour les missions qu'il lui confiait à Rome dans l'affaire de la Valteline, en Bavière au temps de la diète de Ratisbonne, et, comme il n'avait pas de parti pris, on s'explique que le Père Joseph lui eût si souvent et si longtemps aban

donné le succès de ses propres idées. L'union des états catholiques n'était-elle pas utile à l'un pour la paix et l'autorité qu'elle pouvait procurer à la France, comme à l'autre pour la reconstitution de l'unité catholique, brisée par la rivalité des Bourbons et des Habsbourg?

Tout cela a été exposé par M. Fagniez, dans le détail et dans l'œuvre, avec un luxe et une sûreté de preuves qui ne sauraient être contestés. Le secret, longtemps méconnu et dénaturé par le roman, de cette collaboration de quinze années s'éclaire désormais le mieux du monde à la double lumière d'une étude exacte des projets de Richelieu, de la vie tout entière de son collaborateur. Si le Père Joseph n'avait été qu'un simple agent diplomatique de Richelieu et son homme de confiance, son instrument docile et prêt à tout, l'énigme subsisterait de ce capucin, mystique et dévoué aux œuvres religieuses, devenu le serviteur aveugle et obscur d'une politique réaliste. M. Fagniez nous en a donné la clef en nous montrant en lui une véritable personnalité, très digne des deux volumes qu'il lui a consacrés.

Il reste un point qui mérite pourtant d'être expliqué. Pour M. Fagniez, jusqu'en 1632, le capucin aurait défendu ses idées et soutenu sa politique contre le premier ministre, puis, « peu à peu, sa conception personnelle d'une politique générale aurait cédé devant la politique commune, la politique nécessaire du cardinal. » J'avoue que cette interprétation me paraît mal s'accorder avec ce texte italien, que M. Fagniez cite luimême et qui nous paraît si concluant. Dès 1625, on notait que Richelieu entraînait le Père Joseph à ses idées plus que le capucin ne lui imposait les siennes. Il avait ses plans, où la politique de son ami n'entrait que pour une part, et, ni dans l'affaire de la Valteline ni à la diète de Ratisbonne, il n'en a sacrifié la variété et l'unité aux intentions, aux actes de son confident. J'admets que le Père Joseph fût plus à ses yeux qu'un agent, qu'il le traitât en collaborateur. Dans toute collaboration, c'est un fait constant, il y a toujours inégalité d'efforts et d'influence. L'unité de l'œuvre ne permet pas un partage absolu, surtout en politique. Entre les projets généraux et un peu chimériques du capucin et les desseins pratiques et d'abord français du cardinal, l'accord a pu s'établir, mais il n'a duré, dès le début de leur coopération, que par le sacrifice de plus en plus accentué des idées de croisade de l'un à l'inté rêt du royaume administré par l'autre.

Nul doute que Richelieu n'ait obtenu ce sacrifice par la puissance de son amitié et surtout par l'ascendant de son génie réaliste sur une nature que le mysticisme et l'enthousiasme inclinaient à l'illusion. Une lettre qu'il échangeait, en 1635, avec le secrétaire d'État des affaires étrangères, Bouthillier, nous en dit long sur les moyens qu'il employait pour s'attacher le Père Joseph, en le raillant peut-être en arrière. A la veille d'engager la guerre générale contre le Habsbourg, inquiet de la partie décisive qui allait se jouer, il écrivait : « Le Père Joseph... respond des affaires d'Allemagne, pourvu que je face ce que ses pensées

enthousiastiques lui diront. Voilà bien, je crois, prononcé par Richelieu lui-même, le dernier mot sur cette association d'esprits si différents et surtout inégalement sincères.

Je ne crois pas faire tort au cardinal, en croyant qu'il a flatté les illusions chères à son confident, pour ce que son expérience politique, sa souplesse, son autorité dans le monde catholique lui procuraient de ressources précieuses. Il avait,» dit son plus récent biographe, M. Hanotaux, « une sensibilité larmoyante toute de surface qui pouvait, au premier abord, tromper les âmes tendres, dominées d'ailleurs par la force de son esprit. Mais le fond de son cœur était froid. Jamais un sentiment ne l'écarta de la ligne que ses calculs lui avaient tracée. » Son amitié pour le Père Joseph, l'une des plus fortes peut-être qu'il fût capable d'éprouver, ne l'a jamais porté à la moindre concession que sa raison eût désapprouvée et en a exigé beaucoup que son adresse sut faire accepter.

Préciser ces nuances délicates dans les relations de ces deux hommes, tous deux très grands, malgré le pouvoir que l'un sut prendre sur l'autre, m'a paru nécessaire, même après l'étude si profonde de M. Fagniez. C'est pour moi le moyen d'expliquer comment aux yeux des contemporains le capucin a pris le caractère d'un agent simplement; quand on est à demi dupe, il est facile de passer pour complice et complaisant. Écoutons plutôt ce confrère du Père Joseph, le Père Ignace, dire à l'empereur, à propos de l'affaire de la Valteline où Richelieu, pour gagner du temps nécessaire à la pacification intérieure, laissa son ami négocier, en se réservant de le désavouer : « Quand le cardinal veut faire un bon tour, pour ne pas dire une fourberie, il se sert toujours de personnes pieuses. » Bien qu'alors on fût indulgent aux prélats obligés par leur situation politique à des actes incompatibles avec leur caractère, les adversaires de la politique française en Europe et à Rome avaient trop d'intérêt à exploiter les apparences d'une diplomatie obstinément hostile aux catholiques contre le religieux qui parlait de l'union entre les princes de sa foi et semait entre eux la discorde et la guerre. Sa personnalité a disparu ainsi dans la politique qu'il servait. Ce que je voudrais ajouter aux conclusions de son éminent biographe, c'est que ce n'est pas seulement la faute des contemporains s'ils ont égaré le jugement de l'histoire que M. Fagniez a si complètement revisé : le Père Joseph a été victime de sa collaboration avec Richelieu. Plus grand dans l'apostolat que dans la diplomatie, il n'a cependant été jugé que comme diplomate et par là diminué.

Que serait-ce si les contemporains avaient pu découvrir, avec la clarté que vient d'y porter l'abbé Dedouvres, dans ce capucin un pamphlétaire, ardent, tenace, toujours prêt à provoquer devant l'opinion les puissances catholiques? Le Père Joseph polémiste, voilà un nouvel aspect de cette figure si complexe, qu'on comprend mieux qu'il ait

fallu tant de temps et des études si patientes, si sagaces pour la déchiffrer. La thèse de l'abbé Dedouvres ne témoigne pas d'une méthode aussi assurée que les recherches de M. Fagniez. Pourtant les conclusions m'en paraissent certaines, sinon toujours, pour les raisons que l'auteur a données.

C'est par des considérations d'ordre littéraire surtout que l'abbé Dedouvres s'est déterminé à restituer au Père Joseph un grand nombre d'écrits politiques, d'œuvres polémiques, publiés sans nom d'auteur dans le Mercure ou attribués parfois à Fancan. On le conçoit : après avoir étudié les œuvres spirituelles du capucin, découvert son poème sur la Turciade, l'abbé Dedouvres était conduit à poursuivre l'étude de l'écrivain, négligé jusqu'ici par la critique, qui lui paraissait digne de reprendre sa place dans la littérature française.

Mais on peut regretter que pour établir ses titres il ait employé de préférence une méthode toute littéraire et procédé par l'examen de la forme plus que du fond.

Entre certains pamphlets anonymes, tels que l'État des princes chrétiens, le Progrès des conquêtes, le Dessein perpétuel, le Manifeste français et les Écrits perpétuels du Père Joseph, l'abbé Dedouvres a relevé de nombreuses analogies de style, des images familières au capucin, des tournures, des jeux de mots même; dans un long appendice, après les avoir signalés au cours de son étude pour en tirer parti, il a accumulé ces preuves, les croyant décisives. Elles ne me paraissent point l'être. N'est-il pas possible que deux écrivains contemporains, sans se confondre pourtant, confondent leurs habitudes et leurs formes de langage? L'abbé Dedouvres a prévu l'objection et déclaré la ressemblance trop complète, dans le cas qu'il examinait, pour qu'il doutât de l'identité. C'est malheureusement une question d'appréciation et de mesure. Des arguments de cette sorte n'emportent pas la conviction.

L'inconvénient de cette méthode m'a semblé plus grave encore, lorsque l'auteur s'attache, pour en tirer des conclusions, à la manière même, presque à l'inspiration des pamphlets du Mercure. Tel de ces pamphlets devra être attribué au Père Joseph, parce qu'il est d'un religieux, tel autre, parce qu'il est d'un professeur, ou d'un poète, ou d'un orateur, ou d'un gentilhomme, ou d'un philosophe, ou d'un soldat. Je conviens que le capucin était une nature très complexe. Mais tous ses contemporains réunis formaient un ensemble plus riche encore où l'on retrouvait plus aisément tant d'aptitudes et de vocations diverses.

Enfin, l'abbé Dedouvres emploie parfois un procédé de démonstration qui n'est pas d'une méthode très sûre. S'il croit avoir réussi à attribuer un premier pamphlet au Père Joseph, et qu'il vienne à en examiner un second qui ressemble au premier, la démonstration faite pour l'un lui paraît pour l'autre suffisante. C'est, à mon avis, construire un système sur une base bien fragile.

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