moins s'être assuré de la place qu'ils tiennent dans les ensembles réels, les seuls que nous connaissions: l'individu ou le groupe d'individus formant société. L'exogamie, la polyandrie sont des usages qui semblent assez précis, et pourtant ils peuvent se produire pour des motifs tout différents, tenir dans l'ensemble des actes de l'individu ou de la société une place si différente qu'on n'ait plus le droit de les comparer; — pas plus qu'on ne peut comparer les naissances illégitimes d'une union de rencontre avec celles d'une union permanente non enregistrée à l'état civil. En toute matière psychologique et sociale (sociologique aussi bien qu'historique), la modestie commandée par l'état misérable de la science nous fait un devoir de procéder au moins avec autant de lenteur que la zoologie comparée : nous devons commencer par étudier séparément chaque société de façon à déterminer la place de chaque usage et de chaque conception dans l'ensemble. Quand nous connaîtrons plusieurs sociétés et plusieurs évolutions, il sera temps de les comparer. Ch. SEIGNOBOS. Science and Ethics, being a Series of six Lectures delivered under the auspices of the Natural Law Research League, by W. A. MACDONALD. Londres, Swan Sonnenschein, 1895. 4 vol., in-12, vI-182 pages. Ce petit livre s'est évidemment trompé de porte en venant échouer sur le bureau de la Revue Historique. Il n'y est point question d'histoire; elle y serait plutôt mal vue. Et l'auteur ne se cache pas de la vouloir supprimer, en même temps que la théologie et la métaphysique (p. 178), à moins que l'on y veuille chercher la figure de l'avenir plutôt que la représentation du passé (p. 166). « En commençant d'étudier l'histoire, » nous dit-il, « j'avais cru d'abord que les faits historiques avaient une valeur réelle, et que chaque époque renfermait des événements qui marquaient son caractère. Mais, aussitôt que j'eus conscience que les forces économiques, d'où naissent les événements de l'histoire, sont identiques à toutes les époques, je compris que l'histoire ne se modifie point, qu'on ne saurait la diviser en ancienne et moderne: bref, que l'histoire des premiers âges est aussi bien l'histoire des derniers temps (p. 109). M. Macdonald, au surplus, doit d'autant moins affectionner l'histoire qu'il professe un dédain superbe pour la civilisation. A de certains moments, on croirait entendre Thomas Vireloque : « L'homme est le chef-d'œuvre de la civilisation. - Qui dit cela? - L'homme'. » « Or la civilisation, continue M. M., « n'est que le culte excessif des abstractions; et, plus ces dernières se développent, plus l'état social devient 1. « L'homme de la civilisation n'est grand que parce qu'il se proclame tel » (Macdonald, p. 157). déplorable» (p. 132). En général, quand les gens arrivent à ce degré d'antipathie pour les principes abstraits, on peut les attendre sans crainte au chapitre des vérités mathématiques. Le professeur Clifford, quand on le poussait dans ses derniers retranchements positivistes, n'hésitait pas à conclure qu'il n'est pas impossible d'imaginer quelque part, dans le temps ou dans l'espace, des triangles dont la somme d'angles égale plus ou moins celle de deux angles droits. M. M. ne recule pas davantage en pareille circonstance. « On dit que deux lignes parallèles, si on réussit à les tracer, ne se rencontreront jamais. Cela dépend. D'abord, il est impossible de trouver deux lignes vraiment parallèles, ou des lignes droites quelconques; et, si on les traçait le long des lignes de longitude, elles se croiseraient au pôle » (p. 183). D'où il résulte, sans doute, que, si l'on construisait autour du globe une voie ferrée passant par les pôles, les rails s'intervertiraient à l'extrême nord ou à l'extrême sud, et la locomotive ne pourrait jamais circuler que sur un hémisphère ! Nous n'insistons pas sur les idées de M. M., qui sont un fruit de culture anarchiste et proposent le retour à un certain état de nature, où l'on rendrait à la libre végétation des bois les terres malencontreusement défrichées, pour subvenir à notre alimentation mal comprise. Une philosophie qui aboutit à soutenir qu'au point des lois éternelles du Cosmos, on ne sait quel est le plus criminel du juge ou du condamné, du bourreau ou du patient, peut n'être pas plus excentrique qu'une autre; mais elle a besoin de nombreux éclaircissements pour ne point ressembler à une mystification. M. M. nous promet de développer sa thèse en différents opuscules qui la traiteront au point de vue du mariage, de l'éducation, etc. (p. 161). Nous ne saurions trop l'encourager à y introduire de toute façon plus de lumière, et surtout à ne plus nous offrir ses livres. Nos confrères de la Revue Philosophique sont là pour les recevoir. KERALLAIN. A History of Slavery and Serfdom, by John Kelly INGRAM, Londres, Adam et Charles Black, 1895. 1 vol. in-12, L. L. D. Autour de la grande Encyclopaedia Britannica, il s'est créé toute une petite littérature formée d'articles refondus et développés en volumes par leurs auteurs. De ce nombre est l'Histoire de l'Esclavage et du Servage que M. Ingram présente aux lecteurs anglais jusqu'ici privés d'un travail substantiel et continu sur ce thème intéressant, depuis les origines jusqu'à nos jours. A quoi nous pouvons ajouter qu'en France nous ne sommes guère mieux partagés comme histoire générale du sujet. L'auteur peut se rendre, croyons-nous, la justice qu'il réclame d'être consciencieusement exact dans l'exposé des faits'. Mais il nous 1. M. I. reproduit en tête du volume la bibliographie des principaux semble à quelques égards trop succinct pour offrir au lecteur ordinaire une idée précise de la question servile. Du moins relevons-nous à première vue deux lacunes, dont le vide se fait bientôt sentir même dans un ouvrage élémentaire, et sur lesquelles nous insistons ici dans l'espoir que, reprenant un jour son œuvre, M. Ingram lui donnera des proportions vraiment utiles. On oublie trop, en effet, et l'auteur tout au plus le rappelle par d'imperceptibles allusions (p. 141, 142, 278), - que l'esclavage réel s'est perpétué en Occident presque jusqu'à notre siècle; et ce n'est pas le servage, dont on s'occupe exclusivement d'habitude après la chute de l'Empire romain, qui peut le couvrir de sa définition. Sans doute, l'esclavage ainsi perpétué n'avait qu'un rôle effacé dans l'économie de l'Europe chrétienne. Mais, justement, à cause même du progrès de l'esprit chrétien, il est instructif de noter cette persistance. L'Italie, sous Frédéric II, a vu se produire une véritable traite des blanches qu'on envoyait peupler les harems des Musulmans. Le pape, au besoin, autorisait la saisie des rebelles à son autorité et leur réduction en esclavage, ainsi qu'il advint aux gens de Florence en 13761. Dans la catholique Espagne, les esclaves se comptaient par troupeaux; on les marquait d'un fer rouge comme le bétail2; et le père de sainte Thérèse se singu ouvrages qu'il a consultés; il se flatte en même temps de n'en avoir guère omis qui soient d'importance. Cependant, en France, on en peut citer quelques autres à ne pas négliger. D'abord, le petit livre de M. Paul Allard sur les Esclaves chrétiens (1876), auquel la volumineuse réédition du travail classique de M. Wallon et les grandes publications de Fustel de Coulanges n'ont pas enlevé toute sa valeur. Puis le livre de M. Lemonnier sur la Condition privée des affranchis aux premiers siècles de l'Empire romain (1887) et le mémoire de M. Fournier, paru ici même, sur les Affranchissements du Ve au XIIIe siècle (1883). Ensuite, pour les temps modernes, les travaux de M. Anatole LeroyBeaulieu sur la Russie et les Russes, dont il vient d'être fait une traduction anglaise et qui marchent facilement de pair avec le livre de Sir Donald M. Wallace; on y doit joindre son volume sur le général Milutine. Finalement, les études de M. G. Cavaignac sur la Prusse, de M. Berlioux sur la Traite orientale (1870), et de M. de Grammont sur la régence d'Alger. A ce dernier propos, M. I. veut bien reconnaître que la France a rendu service à la civilisation en détruisant ce nid de corsaires; mais il désapprouve, ajoute-t-il, « l'occupation permanente du pays, malgré les promesses d'évacuation » (p. 276). En admettant qu'il y ait eu promesse, ce dont nous doutons, le reproche n'en serait pas moins amusant. L'auteur n'a-t-il jamais entendu parler d'une certaine Égypte, en ce moment occupée d'une façon que tout le monde croit permanente, malgré des promesses positives d'évacuation? 1. Pour le pays, en général, cf. Burckhardt, la Civilisation en Italie au temps de la Renaissance, trad. fr., II, 349-50. Comme le cas de l'esclavage est parfois contesté pour Venise, voir aussi Molmenti, Vie privée à Venise, trad. fr. (Venise, Ongania, 1882), p. 331-334; Lamansky, Secrets d'État de Venise. Saint-Pétersbourg, 1884, p. 502, 681-682. 2. Forneron, Histoire de Philippe II, t. I, p. 150-152. larisa aux yeux de son entourage en refusant d'en posséder pour son compte. Dans la Catalogne et le Roussillon, notamment, dont M. Brutails a dépouillé les archives, l'esclavage était une institution courante. Les gros bourgeois de Perpignan se faisaient amener par leurs navires de pauvres filles des bords de la mer Noire, pour les rendre mères et les revendre comme nourrices, après avoir déposé l'enfant à l'hospice de la ville, encombré de bâtards, au grand désespoir de la municipalité'. Ils ne différaient guère, en pleine chrétienté, des soldats portugais de la côte du Mozambique qui, deux ou trois siècles plus tard, accaparaient les négresses et les revendaient avec bénéfice une fois enceintes 2. Ce sont là des traits qu'on ne saurait négliger si l'on veut faire connaître l'homme authentique sous son frottis de civilisation. M. Brutails estime que le contact des Orientaux pervertissait nos populations du Midi. Il influait sur elles indubitablement, témoin la claustration des femmes en Espagne et dans l'Italie du sud, au point que, dans certaines villes des Pouilles, nous dit-on, encore de nos jours, on n'oserait envoyer sa cuisinière au marché3. Mais est-il sûr que les Turcs aient jamais commis de crime contre nature aussi odieux que ce trafic par l'homme de sa chair et de son sang? En tous cas, du Midi la contagion se répandit au Nord, aidée par l'exemple de la traite des noirs aux colonies, dont le succès éteignait tous les scrupules. A Londres même on vendait les 1. A. Brutails, « Étude sur l'Esclavage en Roussillon, du xìo au XVIIe siècle. » Nouv. Rev. hist. du droit, 1886, p. 396, 402. Il y avait des vices rédhibitoires absolument calqués sur ceux des lois romaines. Cf. Ibid., p. 409, et D., XXI, I, 1. 14, 8 4. 2. E. Moufflet, « Voyage d'un navire négrier. » Rev. marit. et col., août 1892. 3. Ce qui nous froisse le plus dans l'esclavage est peut-être la possession victorieuse de la femme esclave par son maître. Les tragiques grecs y ont trouvé matière à de beaux cris (Wallon, I, 74-75). Et maintenant, au Soudan, les princesses noires, tirées au sort pour être livrées en pâture à nos troupes auxiliaires, prennent des attitudes de Troyennes offensées (Sénat, 17 juin 1895; Discours de M. Isaac). Mais il faut bien se convaincre que ce sont là des exceptions. L'espèce humaine n'a jamais sincèrement cherché ni désiré l'amour dans les relations des sexes. On s'en apercevra le jour où nous aurons le livre qui nous manque sur l'histoire du sentiment dans l'humanité. Même dans notre civilisation, surtout dans nos campagnes, si l'on veut plutôt consulter les gens d'affaires que les romanciers, « la petite fleur bleue des pays du nord, » comme l'appelait ici Maupassant, éclôt beaucoup plus rarement qu'on ne le suppose. Au siècle dernier, les jeunes Écossaises trouvaient tout naturel d'être enlevées et épousées par les maraudeurs des Highlands (Walter Scott, Rob Roy, introd.; trad. Defauconpret, p. 41). Et, chez les Arabes, la captive se regarde comme ayant droit à la couche de son maître; un dédain l'outragerait plus qu'un viol (Cap. Burton, Plain and Literal Translation of the Arabian Nights. Benarès, 1885, I, 27, note 2; une nouvelle édition, légèrement expurgée et augmentée, de cette traduction et de son commentaire, si précieux pour l'intelligence des Orientaux, vient d'être publiée par M. Leonard Smithers. Londres, Nichols, 1895). négrillons, et peut-être les castrats, aussi couramment qu'au bazar de Constantinople; on les affichait, on les réclamait par la voie des journaux. Les femmes élégantes leur mettaient un collier avec le nom et l'adresse de leur maîtresse, comme au petit chien favori. Les Puritains se donnaient le plaisir politique de les tondre à la façon des Têtes Rondes. Si sommairement que M. Ingram voulût traiter son sujet, parce qu'il était trop facile d'y accumuler des détails analogues, son programme l'obligeait à nous donner pour le principe au moins quelques indications de ce phénomène1. Mais une seconde lacune plus grave est à signaler dans son livre. Lorsque, devant la répulsion humanitaire, l'esclavage commença de perdre du terrain2, il fut remplacé par une sorte de travail contractuel, qui devint bientôt, sous couleur d'engagement irréductible, un véritable servage et fit l'objet d'une traite nouvelle. C'est à peine si M. I. parle, en ce genre, de la traite récente des indigènes dans les mers du Sud (p. 209, 213). Et pourtant cette organisation fut l'origine, comme recrutement et comme traitement, de brutalités, de cruautés inouïes dont furent victimes tout d'abord les blancs au XVIIIe siècle et dont on sait combien ont souffert les coolies hindous et chinois au xIxe. « Les Anglais, disait un voyageur hollandais du xvIIe siècle, « sont de vilaines gens qui vendraient leur père aux colonies. » On enlevait les passants; on traquait les Hihglanders; un navire d'Aberdeen restait un mois en partance, attendant d'avoir complété sa cargaison d'enfants volés. Bristol était le centre de ce commerce; et la municipalité, qui s'en partageait le profit, s'efforçait d'obtenir que les détenus voulussent bien se laisser déporter en Amérique, où les attendait un sort effroyable3. La misère des engagés allemands est demeurée légendaire. M. Ingram, en sa qualité d'économiste, nous explique vainement que le travail libre rapporte plus que le travail servile, parce que son emploi est plus judicieux, parce que le gaspillage des forces est moindre (p. 281). La thèse peut se soutenir, si l'on s'obstine à ne considérer que « l'homme économique; mais, humanitairement parlant, il n'en va plus de même. Et, sans insister sur le peu de liberté que comportent des engagements de ce genre, on sait ce que le serf ou l'esclave souvent gagnait en repos, 1. Quarterly Review, juin 1855. « Advertisements,» p. 187, 209-210. M. Émile Montégut, à l'occasion du duc de Newcastle, qui avait acheté un petit chanteur, s'est donné la peine fort inutile d'essayer de prouver que l'esclavage existait encore de ce temps-là. Au commencement du xvi siècle, le grand-père de Walter Scott rachetait une petite danseuse écossaise, vendue par sa mère au prix de 30 livres (Edinb. Rev., avril 1896, p. 345). 2. Est-il bien exact de dire que, dès la fin du xvi° siècle, lorsque la vraie nature de la traite eut frappé les esprits, tout ce qu'il y avait en Angleterre d'honnête et d'élevé lui devint contraire» (p. 154-155)? Ce n'est pas l'impression que l'on éprouve à lire le résumé historique et les considérants mélancoliques du juge Taney, dans la fameuse affaire Dred Scott. 3. Edw. Eggleston, Century Magazine, octobre 1884. |