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larisa aux yeux de son entourage en refusant d'en posséder pour son compte. Dans la Catalogne et le Roussillon, notamment, dont M. Brutails a dépouillé les archives, l'esclavage était une institution courante. Les gros bourgeois de Perpignan se faisaient amener par leurs navires de pauvres filles des bords de la mer Noire, pour les rendre mères et les revendre comme nourrices, après avoir déposé l'enfant à l'hospice de la ville, encombré de bâtards, au grand désespoir de la municipalité'. Ils ne différaient guère, en pleine chrétienté, des soldats portugais de la côte du Mozambique qui, deux ou trois siècles plus tard, accaparaient les négresses et les revendaient avec bénéfice une fois enceintes2. Ce sont là des traits qu'on ne saurait négliger si l'on veut faire connaître l'homme authentique sous son frottis de civilisation. M. Brutails estime que le contact des Orientaux pervertissait nos populations du Midi. Il influait sur elles indubitablement, témoin la claustration des femmes en Espagne et dans l'Italie du sud, au point que, dans certaines villes des Pouilles, nous dit-on, encore de nos jours, on n'oserait envoyer sa cuisinière au marché3. Mais est-il sûr que les Turcs aient jamais commis de crime contre nature aussi odieux que ce trafic par l'homme de sa chair et de son sang? En tous cas, du Midi la contagion se répandit au Nord, aidée par l'exemple de la traite des noirs aux colonies, dont le succès éteignait tous les scrupules. A Londres même on vendait les

1. A. Brutails, « Étude sur l'Esclavage en Roussillon, du XIIIe au XVIIe siècle. » Nouv. Rev. hist. du droit, 1886, p. 396, 402. Il y avait des vices rédhibitoires absolument calqués sur ceux des lois romaines. Cf. Ibid., p. 409, et D., XXI, I, 1. 14, 8 4.

2. E. Moufflet, « Voyage d'un navire négrier. » Rev. marit. et col., août 1892. 3. Ce qui nous froisse le plus dans l'esclavage est peut-être la possession victorieuse de la femme esclave par son maître. Les tragiques grecs y ont trouvé matière à de beaux cris (Wallon, I, 74-75). Et maintenant, au Soudan, les princesses noires, tirées au sort pour être livrées en pâture à nos troupes auxiliaires, prennent des attitudes de Troyennes offensées (Sénat, 17 juin 1895; Discours de M. Isaac). Mais il faut bien se convaincre que ce sont là des exceptions. L'espèce humaine n'a jamais sincèrement cherché ni désiré l'amour dans les relations des sexes. On s'en apercevra le jour où nous aurons le livre qui nous manque sur l'histoire du sentiment dans l'humanité. Même dans notre civilisation, surtout dans nos campagnes, si l'on veut plutôt consulter les gens d'affaires que les romanciers, « la petite fleur bleue des pays du nord, » comme l'appelait ici Maupassant, éclôt beaucoup plus rarement qu'on ne le suppose. Au siècle dernier, les jeunes Écossaises trouvaient tout naturel d'être enlevées et épousées par les maraudeurs des Highlands (Walter Scott, Rob Roy, introd.; trad. Defauconpret, p. 41). Et, chez les Arabes, la captive se regarde comme ayant droit à la couche de son maître; un dédain l'outragerait plus qu'un viol (Cap. Burton, Plain and Literal Translation of the Arabian Nights. Benarès, 1885, I, 27, note 2; une nouvelle édition, légèrement expurgée et augmentée, de cette traduction et de son commentaire, si précieux pour l'intelligence des Orientaux, vient d'être publiée par M. Leonard Smithers. Londres, Nichols, 1895).

négrillons, et peut-être les castrats, aussi couramment qu'au bazar de Constantinople; on les affichait, on les réclamait par la voie des journaux. Les femmes élégantes leur mettaient un collier avec le nom et l'adresse de leur maîtresse, comme au petit chien favori. Les Puritains se donnaient le plaisir politique de les tondre à la façon des Têtes Rondes. Si sommairement que M. Ingram voulût traiter son sujet, parce qu'il était trop facile d'y accumuler des détails analogues, son programme l'obligeait à nous donner pour le principe au moins quelques indications de ce phénomène1.

Mais une seconde lacune plus grave est à signaler dans son livre. Lorsque, devant la répulsion humanitaire, l'esclavage commença de perdre du terrain2, il fut remplacé par une sorte de travail contractuel, qui devint bientôt, sous couleur d'engagement irréductible, un véritable servage et fit l'objet d'une traite nouvelle. C'est à peine si M. I. parle, en ce genre, de la traite récente des indigènes dans les mers du Sud (p. 209, 213). Et pourtant cette organisation fut l'origine, comme recrutement et comme traitement, de brutalités, de cruautés inouïes dont furent victimes tout d'abord les blancs au XVIe siècle et dont on sait combien ont souffert les coolies hindous et chinois au xixe. « Les Anglais, » disait un voyageur hollandais du xvIIe siècle, « sont de vilaines gens qui vendraient leur père aux colonies. » On enlevait les passants; on traquait les Hihglanders; un navire d'Aberdeen restait un mois en partance, attendant d'avoir complété sa cargaison d'enfants volés. Bristol était le centre de ce commerce; et la municipalité, qui s'en partageait le profit, s'efforçait d'obtenir que les détenus voulussent bien se laisser déporter en Amérique, où les attendait un sort effroyable3. La misère des engagés allemands est demeurée légendaire. M. Ingram, en sa qualité d'économiste, nous explique vainement que le travail libre rapporte plus que le travail servile, parce que son emploi est plus judicieux, parce que le gaspillage des forces est moindre (p. 281). La thèse peut se soutenir, si l'on s'obstine à ne considérer que « l'homme économique; mais, humanitairement parlant, il n'en va plus de même. Et, sans insister sur le peu de liberté que comportent des engagements de ce genre, on sait ce que le serf ou l'esclave souvent gagnait en repos,

1. Quarterly Review, juin 1855. « Advertisements, » p. 187, 209-210. M. Émile Montégut, à l'occasion du duc de Newcastle, qui avait acheté un petit chanteur, s'est donné la peine fort inutile d'essayer de prouver que l'esclavage existait encore de ce temps-là. Au commencement du xvII° siècle, le grand-père de Walter Scott rachetait une petite danseuse écossaise, vendue par sa mère au prix de 30 livres (Edinb. Rev., avril 1896, p. 345).

2. Est-il bien exact de dire que, dès la fin du xvn° siècle, lorsque la vraie nature de la traite eut frappé les esprits, tout ce qu'il y avait en Angleterre d'honnête et d'élevé lui devint contraire» (p. 154-155)? Ce n'est pas l'impression que l'on éprouve à lire le résumé historique et les considérants mélancoliques du juge Taney, dans la fameuse affaire Dred Scott.

3. Edw. Eggleston, Century Magazine, octobre 1884.

en ménagement, comparé même à l'ouvrier libre. C'est ainsi qu'aujourd'hui les gens riches, fréquemment, économisent leurs chevaux de prix aux dépens des chevaux de louage. Au siècle dernier, les serfs des mines de plomb des Léadenhills, en Écosse, avaient la journée de huit heures', tandis que de pauvres petits enfants de cinq et sept ans travaillaient jusqu'à quinze et dix-huit heures par jour à fabriquer des épingles, pour la glorification du travail libre 2. Sont-ce là des rapprochements inutiles? Au surplus, la question n'est pas close. M. Ingram a parfaitement vu que l'esclavage n'est qu'une étape dans l'histoire du prolétariat (p. 197). Or, cette histoire n'est rien moins qu'à son terme, et l'entrée du monde jaune ou noir sur la scène nous présage de violentes crises. Assurément le retour de l'esclavage, au sens propre du mot, la possession de l'homme par l'homme, avec des droits plus ou moins limités (p. 262), n'est guère à craindre; mais, si le centre de l'agriculture et de l'industrie se reporte jusque dans les régions où la main-d'œuvre indigène reste à bas prix, comment se régleront les rapports de classes, les relations du travail et du capital? Il n'y a jamais eu d'effort laborieux que sous le coup de la nécessité, nous dit M. Ingram (p. 6). Il faudra donc que l'indigène travaille plus de force que de gré, puisque la satisfaction de ses besoins se réduit à peu de chose et que l'on ne peut guère espérer lui en créer indéfiniment de nouveaux3. Mais, que le

1. John Millar, Observations concerning the Distinction of Ranks in Society. Londres, Murray, 1771, p. 238-239.

2. Lecky, Hist. of England in the XVIIIth Century. Londres, Longmans, t. VI, 1887, p. 223-225. Nombreux sont les cas de paysans auxquels l'affranchissement féodal n'a que médiocrement profité. M. I. cite la Russie, l'Espagne, la Prusse. Pour l'Italie, il convient de distinguer la Sicile d'avec le royaume de Naples. Les Bourbons de Naples, qui n'aimaient point la noblesse sicilienne, avaient accentué contre elle le mouvement d'émancipation féodale; de là vient, en grande partie, l'atroce misère des paysans actuels. Pour la France d'avant la Révolution, M. I. cite l'édition anglaise d'Arthur Young, avec les notes de Miss BethamEdwards (Londres, Bohn, 4° édit., 1892), mais cette édition n'est pas très au courant des derniers travaux parus en France. La librairie Guillaumin vient de publier une nouvelle traduction d'Arthur Young; et M. des Cilleuls, qui luimême a longuement consulté les archives, a résumé l'état de nos connaissances sur le « Morcellement en France avant le xix° siècle, » dans la Réforme sociale du 16 novembre 1894. Voir aussi le travail de notre collaborateur M. Loutchitsky, Rev. hist., septembre 1895.

3. Nous avouons ne pas très bien comprendre la théorie du fondement de l'esclavage que nous expose M. I., d'après un livre de M. J. Cairnes, The Slave Power. L'esclavage ne reposerait ni sur la différence de climat ni sur l'indolence des nègres, mais sur le plus ou moins de facilité que l'on trouve à concentrer et à surveiller le travail. En ce cas, pourquoi ne s'est-il pas conservé en Europe? Dans nos pays du Nord, nous avons assez de plaines, assez de régions peu accidentées où l'on eût facilement établi l'agriculture sur un pied de concentration et de répartition de travail à la façon des esclavagistes. Rien ne prouve même qu'un jour elle ne sera pas conduite comme une entreprise industrielle, enrégimentée pour la main-d'œuvre et répartie comme capital entre

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travail soit ou non volontaire, entre blancs et noirs il sera difficile d'organiser une constitution politique et démocratique basée sur l'égalité des droits (p. 200). Déjà les Boërs du Transvaal, dont on connaît les susceptibilités constitutionnelles, ne veulent plus autoriser l'introduction des Chinois ni des Hindous; de sorte qu'un Musulman ou un Parsi de l'Inde, qui peut siéger au parlement de Westminster, se trouve traité en paria dans un État qui, de par les relations internationales ordinaires, doit accueillir tous les sujets de l'Angleterre avec une parfaite égalité. Ce n'est pas tout. Si l'on réfléchit que la conception de l'autorité, en un moment quelconque, se répercute à tous les étages sociaux, - à l'étage familial ou patronal aussi bien qu'à l'étage politique, on entrevoit l'embarras où le monde civilisé peut se trouver un jour prochain. Si l'esclavage est tolérable, presque agréable, chez les Musulmans, la cause en est qu'il paraît tout naturel au maître d'avoir une créature humaine sous ses ordres, quand lui-même est sous la coupe arbitraire d'un sultan. Il incline, en conséquence, à la modération voulue. Dans une république sud-américaine, comme la République argentine, où l'anarchie est endémique, l'indocilité pénètre jusque dans la famille ; et un citoyen des États-Unis, M. Child, n'a pu s'empêcher d'y noter, à titre de scandale, l'attitude insolente des fils, le cynisme émancipé des filles à l'égard de leurs parents. Aux États-Unis même, on sait combien l'indépendance d'esprit rend difficile le service de la domesticité. Personne ne conteste que le socialisme, chez nous, ne doive engendrer une sujétion morale et physique qui sera le plus dur des esclavages. Tout se tient et s'enchaîne. Que deviendra le corps social, si la nature nous jette ensuite dans l'aristocratisme économique? Si nous ne voulons nous payer de mots, rien n'assure que l'esclavage ne renaîtra point sous des formes hypocrites, à peine mitigées, dont la classe dominante bénéficiera avec l'insouciance égoïste qui lui est, au fond, coutumière. Et, malheureusement, la perspective semble inévitable. Ainsi que l'exprime le dilemme ou le « trilemme » d'un observateur impitoyable, « avec le principe de la liberté et de l'égalité absolue, on arrive ou à une disparition de la race noire, comme cela a eu lieu dans certaines de nos colonies, ou à l'oppression des blancs par les noirs, entraînant un retour à la barbarie, ce qui se produit à Haïti, violent des droits accordés en théorie, ce qui est États confédérés1. »

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ou à l'escamotage le cas des anciens

KERALLAIN.

un certain nombre d'actionnaires. Puis, le travail des mines répondait exactement au programme; et c'est dans les mines précisément que les esclaves, autrefois, étaient le plus souvent employés par manière d'aggravation d'état servile. En tout cas, ce sera dans les régions tropicales, où l'Européen ne peut directement exercer son activité musculaire, que le problème, de nouveau, se posera et se maintiendra sans doute pour un long avenir.

1. Bon de Mandat-Grancey, Souvenirs de la côte d'Afrique. Paris, Plon, 1892, p. 84.

La Criminologie politique, par Louis PROAL, conseiller à la Cour d'Aix, lauréat de l'Institut. Paris, Alcan, 1895. 1 vol. in-8°, VIII307 pages.

Le livre de M. Proal nous laisse une impression curieuse. Rarement avions-nous ressenti, comme en le lisant, cette continuité de la nature humaine à travers l'histoire, qui se manifeste avec ses appétits, ses vices et ses caprices déchaînés sans aucun respect de discipline extérieure. Sous le rapport de la criminalité politique, plus raisonnée, plus astucieuse que la criminalité vulgaire, il n'y a ni histoire ancienne ni histoire moderne, point de ces ruptures brusques amenées par les grandes catastrophes ou les événements illustres, l'invasion des Barbares, la Réforme, la Révolution, qui supposent un changement d'atmosphère et comme un recommencement de vie dans des conditions toutes nouvelles. Certes, personne n'ignore que l'homme reste toujours au fond semblable à lui-même. Pourtant on pouvait imaginer qu'il avait subi des épidémies morales, variant avec ses âges, et dont le progrès de la civilisation tendait à faire disparaître quelques-unes, ainsi qu'ont disparu, du moins en apparence, la lèpre et la peste noire, ainsi que disparaitront sans doute la diphtérie et la tuberculose. On pouvait croire d'ailleurs que les régimes politiques se différenciaient par leurs fruits, et que les uns portaient aussi naturellement à la vertu que les autres au vice. Il n'en est rien. La criminalité persiste, ouverte parfois, parfois latente, fréquente toujours, enfantant des criminels du même ordre en une généalogie qui ne s'interrompt point. Les procédés changent : l'esprit qui les anime souffle du même coin noir de l'horizon. L'enquête de M. Proal peut être complétée sur bien des points'; on n'essaiera pas de modifier ses conclusions. Après 2000 ans échus, sitôt l'annonce confidentielle d'un projet de loi financière ou économique, c'est à qui prendra position, comme au temps de Solon, pour exploiter son voisin 2. Comme au temps de Périclès, le peuple aime qu'on lui fasse largesse avec son propre argent3. C'est à Quintus Cicéron que remonte le premier manuel du parfait candidat; et les Romains déjà savaient que les pots-de-vin ne comportent pas de reçu. « L'homme est un loup à l'homme

1. Par exemple, pour l'assassinat politique employé si fréquemment à Venise, et que l'on ne peut plus mettre en doute après les travaux de MM. de Mas-Latrie, Lamanski et Rinaldo Fulin. Si, comme on le prétend, le Conseil des Dix se plaisait quelquefois à faire exécuter ses victimes en état de péché mortel, afin d'assurer leur éternelle damnation, il ne procédait pas autrement que le gouvernement anglais, attachant les Hindous rebelles de 1857 à la bouche des canons, pour éterniser leur châtiment religieux après la mort (Galbraith Miller, Lectures on the philosophy of Law. Londres, Griffin, 1883, p. 99). Il resterait à savoir ce que vaut, en bonne morale, une extension de terrorisme outre-tombe qui nous paraît simplement odieuse.

2. Aristote, Constitution d'Athènes, & 6.

3. Ibid., 27.

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