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en ménagement, comparé même à l'ouvrier libre. C'est ainsi qu'aujourd'hui les gens riches, fréquemment, économisent leurs chevaux de prix aux dépens des chevaux de louage. Au siècle dernier, les serfs des mines de plomb des Leadenhills, en Écosse, avaient la journée de huit heures', tandis que de pauvres petits enfants de cinq et sept ans travaillaient jusqu'à quinze et dix-huit heures par jour à fabriquer des épingles, pour la glorification du travail libre2. Sont-ce là des rapprochements inutiles? Au surplus, la question n'est pas close. M. Ingram a parfaitement vu que l'esclavage n'est qu'une étape dans l'histoire du prolétariat (p. 197). Or, cette histoire n'est rien moins qu'à son terme, et l'entrée du monde jaune ou noir sur la scène nous présage de violentes crises. Assurément le retour de l'esclavage, au sens propre du mot, la possession de l'homme par l'homme, avec des droits plus ou moins limités (p. 262), — n'est guère à craindre; mais, si le centre de l'agriculture et de l'industrie se reporte jusque dans les régions où la main-d'œuvre indigène reste à bas prix, comment se régleront les rapports de classes, les relations du travail et du capital? Il n'y a jamais eu d'effort laborieux que sous le coup de la nécessité, nous dit M. Ingram (p. 6). II faudra donc que l'indigène travaille plus de force que de gré, puisque la satisfaction de ses besoins se réduit à peu de chose et que l'on ne peut guère espérer lui en créer indéfiniment de nouveaux3. Mais, que le

1. John Millar, Observations concerning the Distinction of Ranks in Society. Londres, Murray, 1771, p. 238-239.

2. Lecky, Hist. of England in the XVIIIth Century. Londres, Longmans, t. VI, 1887, p. 223-225. Nombreux sont les cas de paysans auxquels l'affranchissement féodal n'a que médiocrement profité. M. I. cite la Russie, l'Espagne, la Prusse. Pour l'Italie, il convient de distinguer la Sicile d'avec le royaume de Naples. Les Bourbons de Naples, qui n'aimaient point la noblesse sicilienne, avaient accentué contre elle le mouvement d'émancipation féodale; de là vient, en grande partie, l'atroce misère des paysans actuels. Pour la France d'avant la Révolution, M. I. cite l'édition anglaise d'Arthur Young, avec les notes de Miss BethamEdwards (Londres, Bohn, 4° édit., 1892), mais cette édition n'est pas très au courant des derniers travaux parus en France. La librairie Guillaumin vient de publier une nouvelle traduction d'Arthur Young; et M. des Cilleuls, qui luimême a longuement consulté les archives, a résumé l'état de nos connaissances sur le « Morcellement en France avant le xıx° siècle, » dans la Réforme sociale du 16 novembre 1894. Voir aussi le travail de notre collaborateur M. Loutchitsky, Rev. hist., septembre 1895.

3. Nous avouons ne pas très bien comprendre la théorie du fondement de l'esclavage que nous expose M. I., d'après un livre de M. J. Cairnes, The Slave Power. L'esclavage ne reposerait ni sur la différence de climat ni sur l'indolence des nègres, mais sur le plus ou moins de facilité que l'on trouve à concentrer et à surveiller le travail. En ce cas, pourquoi ne s'est-il pas conservé en Europe? Dans nos pays du Nord, nous avons assez de plaines, assez de régions peu accidentées où l'on eût facilement établi l'agriculture sur un pied de concentration et de répartition de travail à la façon des esclavagistes. Rien ne prouve même qu'un jour elle ne sera pas conduite comme une entreprise industrielle, enrégimentée pour la main-d'œuvre et répartie comme capital entre

travail soit ou non volontaire, entre blancs et noirs il sera difficile d'organiser une constitution politique et démocratique basée sur l'égalité des droits (p. 200). Déjà les Boërs du Transvaal, dont on connaît les susceptibilités constitutionnelles, ne veulent plus autoriser l'introduction des Chinois ni des Hindous; de sorte qu'un Musulman ou un Parsi de l'Inde, qui peut siéger au parlement de Westminster, se trouve traité en paria dans un État qui, de par les relations internationales ordinaires, doit accueillir tous les sujets de l'Angleterre avec une parfaite égalité. Ce n'est pas tout. Si l'on réfléchit que la conception de l'autorité, en un moment quelconque, se répercute à tous les étages sociaux, - à l'étage familial ou patronal aussi bien qu'à l'étage politique, on entrevoit l'embarras où le monde civilisé peut se trouver un jour prochain. Si l'esclavage est tolérable, presque agréable, chez les Musulmans, la cause en est qu'il paraît tout naturel au maître d'avoir une créature humaine sous ses ordres, quand lui-même est sous la coupe arbitraire d'un sultan. Il incline, en conséquence, à la modération voulue. Dans une république sud-américaine, comme la République argentine, où l'anarchie est endémique, l'indocilité pénètre jusque dans la famille ; et un citoyen des États-Unis, M. Child, n'a pu s'empêcher d'y noter, à titre de scandale, l'attitude insolente des fils, le cynisme émancipé des filles à l'égard de leurs parents. Aux États-Unis même, on sait combien l'indépendance d'esprit rend difficile le service de la domesticité. Personne ne conteste que le socialisme, chez nous, ne doive engendrer une sujétion morale et physique qui sera le plus dur des esclavages. Tout se tient et s'enchaîne. Que deviendra le corps social, si la nature nous jette ensuite dans l'aristocratisme économique? Si nous ne voulons nous payer de mots, rien n'assure que l'esclavage ne renaîtra point sous des formes hypocrites, à peine mitigées, dont la classe dominante bénéficiera avec l'insouciance égoïste qui lui est, au fond, coutumière. Et, malheureusement, la perspective semble inévitable. Ainsi que l'exprime le dilemme ou le « trilemme » d'un observateur impitoyable, « avec le principe de la liberté et de l'égalité absolue, on arrive ou à une disparition de la race noire, comme cela a eu lieu dans certaines de nos colonies, ou à l'oppression des blancs par les noirs, entraînant un retour à la barbarie, ce qui se produit à Haïti, ou à l'escamotage violent des droits accordés en théorie, ce qui est le cas des anciens États confédérés1. »

KERALLAIN.

un certain nombre d'actionnaires. Puis, le travail des mines répondait exactement au programme; et c'est dans les mines précisément que les esclaves, autrefois, étaient le plus souvent employés par manière d'aggravation d'état servile. En tout cas, ce sera dans les régions tropicales, où l'Européen ne peut directement exercer son activité musculaire, que le problème, de nouveau, se posera et se maintiendra sans doute pour un long avenir.

1. Bon de Mandat-Grancey, Souvenirs de la côte d'Afrique. Paris, Plon, 1892, p. 84.

La Criminologie politique, par Louis PROAL, conseiller à la Cour d'Aix, lauréat de l'Institut. Paris, Alcan, 1895. 4 vol. in-80, VIII307 pages.

Le livre de M. Proal nous laisse une impression curieuse. Rarement avions-nous ressenti, comme en le lisant, cette continuité de la nature humaine à travers l'histoire, qui se manifeste avec ses appétits, ses vices et ses caprices déchaînés sans aucun respect de discipline extérieure. Sous le rapport de la criminalité politique, plus raisonnée, plus astucieuse que la criminalité vulgaire, il n'y a ni histoire ancienne ni histoire moderne, point de ces ruptures brusques amenées par les grandes catastrophes ou les événements illustres, l'invasion des Barbares, la Réforme, la Révolution, - qui supposent un changement d'atmosphère et comme un recommencement de vie dans des conditions toutes nouvelles. Certes, personne n'ignore que l'homme reste toujours au fond semblable à lui-même. Pourtant on pouvait imaginer qu'il avait subi des épidémies morales, variant avec ses âges, et dont le progrès de la civilisation tendait à faire disparaître quelques-unes, ainsi qu'ont disparu, du moins en apparence, la lèpre et la peste noire, ainsi que disparaîtront sans doute la diphtérie et la tuberculose. On pouvait croire d'ailleurs que les régimes politiques se différenciaient par leurs fruits, et que les uns portaient aussi naturellement à la vertu que les autres au vice. Il n'en est rien. La criminalité persiste, ouverte parfois, parfois latente, fréquente toujours, enfantant des criminels du même ordre en une généalogie qui ne s'interrompt point. Les procédés changent l'esprit qui les anime souffle du même coin noir de l'horizon. L'enquête de M. Proal peut être complétée sur bien des points'; on n'essaiera pas de modifier ses conclusions. Après 2000 ans échus, sitôt l'annonce confidentielle d'un projet de loi financière ou économique, c'est à qui prendra position, comme au temps de Solon, pour exploiter son voisin2. Comme au temps de Périclès, le peuple aime qu'on lui fasse largesse avec son propre argent3. C'est à Quintus Cicéron que remonte le premier manuel du parfait candidat; et les Romains déjà savaient que les pots-de-vin ne comportent pas de reçu. « L'homme est un loup à l'homme

1. Par exemple, pour l'assassinat politique employé si fréquemment à Venise, et que l'on ne peut plus mettre en doute après les travaux de MM. de Mas-Latrie, Lamanski et Rinaldo Fulin. Si, comme on le prétend, le Conseil des Dix se plaisait quelquefois à faire exécuter ses victimes en état de péché mortel, afin d'assurer leur éternelle damnation, il ne procédait pas autrement que le gouvernement anglais, attachant les Hindous rebelles de 1857 à la bouche des canons, pour éterniser leur châtiment religieux après la mort (Galbraith Miller, Lectures on the philosophy of Law. Londres, Griffin, 1883, p. 99). Il resterait à savoir ce que vaut, en bonne morale, une extension de terrorisme outre-tombe qui nous paraît simplement odieuse.

2. Aristote, Constitution d'Athènes, & 6. 3. Ibid., 27.

même, disait en France Guy Patin, pendant que Hobbes écrivait en Angleterre son fameux Homo homini lupus. Ni le loup ni l'homme n'ont encore changé.

Si nous ne vivions toutefois en démocratie, nous nous contenterions de classer le livre de M. Proal en un coin choisi de notre bibliothèque, avec un sage détachement des misères politiques. Mais ce n'est évidemment pas le désir de l'auteur. Il souhaite nous moraliser bien plutôt que nous distraire, obtenir de notre application à remplir nos droits et devoirs quelque amélioration de la chose publique. On se demandera, néanmoins, s'il s'est rendu suffisamment compte de la différence qui sépare le moraliste politique du moraliste ordinaire. Dans la vie courante, rien de plus simple. Le moraliste peut se donner le luxe d'un idéal, prêcher son évangile, puis attendre du ciel ou du hasard la récompense de ses efforts. N'eût-il, après des années de fatigue, arraché qu'une seule créature aux habitudes vicieuses, il n'aurait perdu ni son temps ni sa peine. En politique, l'œuvre de moralisation est plus difficile. Si l'on n'obtient la majorité, rien de fait1. M. Proal suppose-t-il vraiment qu'un honnête homme n'ait qu'à se prononcer au scrutin pour des gens honnêtes? Nous regrettons alors qu'il ne se soit pas mis en scène et ne nous ait pas montré, son bulletin de vote à la main, comment il saurait s'y prendre pour vaincre l'indifférence du corps électoral envers un honnête inconnu, ou la résistance des comités dirigeants portés de nature à préférer le candidat le plus sortable. Ensuite, une fois nommé, comment l'élu se soustraira-t-il aux sollicitations effrontées des électeurs, aux demandes de confiance intéressées des ministres, s'il veut jouer son rôle jusqu'au bout et ne point céder la place à un concurrent moins chargé de scrupules? Il faut l'avouer, tout cela ne laisse pas d'être embarrassant.

En général, on peut dire que notre bulletin de vote a si peu d'importance que le gouvernement en convient tout le premier. Il suffit de l'entendre ici développer à la tribune du Parlement les raisons qui militent pour l'adoption du scrutin d'arrondissement ou du scrutin de liste. Visiblement, de l'aveu même des ministres, le vote de l'électeur se trouve canalisé dans des directions différentes, suivant l'un ou l'autre système, et sa liberté n'est à leurs yeux rien moins qu'entière. Le mince bulletin de vote dont chacun de nous dispose semble encore plus insignifiant que le « sou de poche » du soldat pour un fils de famille à la caserne. Le vote ne peut pas servir à résoudre plus de questions que le sou de poche à satisfaire de besoins. M. Proal, il est vrai, n'entend pas écrire pour le commun des électeurs. Il est d'avis que nous devons nous

1. « Pour être intense et fructueuse, une conviction doit être générale; et la difficulté est là. Car,... nous n'avons, quoi que nous fassions, une qualité à un haut degré que si ceux qui nous entourent la possèdent eux-mêmes » (G. Tarde, Études pénales et sociales. Paris, Masson, 1892, p. 410). Ainsi, l'obtention de la majorité devient à la fois nécessaire pour agir sur le corps public et pour surexciter en nous-mêmes les mobiles d'action personnelle.

REV. HISTOR. LXII. 1er FASC.

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jeter ardemment dans la mêlée, pour conquérir les fonctions publiques, ne fût-ce qu'afin d'empêcher les gens indignes de se glisser au pouvoir (p. 275-276). Mais nous craignons que le conseil, loin d'aider à l'assainissement de la politique, aggrave plutôt la tendance fâcheuse au déclassement des citoyens. Nous n'inclinons que trop à nous faire illusion sur nous-mêmes, à nous croire une intelligence supérieure à celle d'autrui. Si tous les éligibles qui s'estiment capables de prendre des fonctions publiques entraient en lice, nous ne serions bientôt plus qu'une démocratie de candidats pareille à ces armées légendaires du Sud-Amérique, où l'on compte moins de soldats que d'officiers. Et ce serait entièrement conforme au principe même de la démocratie, qui est de renoncer à déterminer notre rang social par l'impossibilité d'établir notre équation personnelle et d'offrir à tout le monde le même grade, marqué par une même et brillante quantité de galons. On a fait l'observation qu'aux États-Unis l'extrême liberté d'association sert à dégager les avenues du pouvoir, en offrant un champ large aux vanités populaires. Il est fort peu de citoyens, hors quelques êtres « gélatineux » ou « médusés » (Jelly-fishes), qui ne soient membres de plusieurs sociétés et qui ne remplissent, au moins dans l'une, des fonctions honorifiques accentuées d'un titre sonore. Mais nous persistons à croire qu'il est plus sûr pour un pays de ne point verser dans ces exagérations et que les gens qui se tiennent à leur place, pour mieux cultiver leur jardin, ne sont pas les moins utiles', outre qu'ils peuvent exercer, en demeurant dans la coulisse, une influence discrète qui n'éveille ni le soupçon ni la jalousie. Ne nous pressons donc point de jeter la pierre à ces gens avisés, modestes, qui ne courent pas après la fortune publique.

Au surplus, est-il bien sûr que la vie extérieure, poussée à outrance, avec ses émotions brutales, convienne à notre organisme physique? Les médecins peuvent répondre, et déjà plusieurs ne cachent pas que le morbus politicus a sa grande part dans la nervosité qui mine le tempérament des générations actuelles 2. Puis, même sans sortir de la sphère économique et morale, si l'on retranche les cas exceptionnels de

1. M. Tarde, loin de marquer son dédain pour les méduses cristallines, se moque de l'ambition, l'attraction capillaire, érigée en dogme. « Si, par hasard, quelqu'un s'amuse de mettre son orgueil à rester soi, à ne pas ramper pour monter, comme font les chenilles le long d'un piquet, il doit se résigner d'avance à être méprisé de tous... Les grands enfants que tourmente cette maladie du siècle sont fort joliment comparés aux saumons, qu'un invincible instinct pousse à remonter une rivière et à se tuer contre un barrage plutôt que de ne pas sauter par-dessus. » Ibid., p. 402, 404.

2. « Je me demande souvent si je n'aurais pas dû consacrer ma vie aux affaires commerciales. . . . plutôt que de suivre une autre carrière, la politique, qui m'a beaucoup séduit pendant quelques années, où j'ai cherché à servir mon pays, mais qui est fertile en émotions et où j'ai respiré quelquefois, dans une atmosphère troublée, un air qui n'allait pas toujours à mes poumons. >> Léon Say, Discours à l'Hôtel continental, 9 février 1895.

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