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ANDRÉ CHÉNIER ET RABELAIS

Ginguené, dans son Essai sur l'autorité de Rabelais dans la Révolution, constate que les gens de sa génération dédaignent la lecture de Rabelais. La récente publication des Euvres inédites d'André Chénier', par M. Abel Lefranc, nous invite à rechercher si cette assertion est vraie d'André Chénier.

Le plus long de ces fragments inédits est une dissertation en prose sur les Causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres et des arts. Les considérations sur l'histoire des littératures, tant modernes qu'anciennes, y sont nombreuses. Naturellement, le tableau de la renaissance des lettres devait trouver place dans cet ensemble de réflexions et d'aperçus historiques. Mais, dans l'état d'inachèvement où nous est parvenu le manuscrit, ce tableau se réduit à une simple esquisse, p. 72-73. Il faut y faire un tableau de la renaissance des lettres, dit Chénier, et, après quelques remarques générales, il ajoute, p. 73: (Détailler bien tout cela). S'il ne nous a pas donné ce détail, c'est peut-être que sur ces matières sa pensée n'avait pas encore mûri de réflexions originales. En effet, il n'y a rien de personnel dans ce qu'il dit des causes de la Renaissance et de ses premiers caractères. Ses idées sont à peu près celles que Dalembert avait exposées dans la seconde partie du Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Il est vrai qu'il fait figurer, dans son énumération d'humanistes, des noms peu connus de ses

I. Éd. Champion, éd., 1914. 2. Cf. éd. Picavet, p. 75-81.

contemporains et qui font honneur à son érudition: Buchanan, Politien, Vida et... les frères Amalthée. Mais il n'apparaît pas qu'il ait pratiqué les plus grands des écrivains de la Renaissance française, à l'exception d'un seul, Montaigne. On sait le succès de l'auteur des Essais auprès des philosophes du xvIIe siècle. Pour André Chénier comme pour ceux-ci, Montaigne est un réformateur, un auteur plein de pensées libres qui mérite d'être cité à côté de Bayle, de Rousseau et de Montesquieu pour «< avoir réclamé contre l'excès des tyrannies royales ou ecclésiastiques ». C'est d'ailleurs un auteur « qui fait l'étude et les délices de tous les âges », comme Virgile, Horace et La Fontaine, parce qu'il a le charme de la naïveté3, c'està-dire parce qu'il « est vrai avec force et précision »1.

Quant à Rabelais, il n'est mentionné que deux fois dans cet ouvrage. André Chénier connaît le rite de la réception des docteurs en médecine à Montpellier. Pour cette cérémonie ils revêtaient alors une robe que la tradition prétendait être celle de Rabelais, bien que la plupart d'entre eux n'eussent pas mérité un tel honneur. « Les empereurs, dans la cérémonie de leur sacre, portent la couronne, l'anneau, le sceptre, l'épée, le baudrier de Charlemagne, comme ceux qu'on reçoit docteurs en médecine à Montpellier sont revêtus de la robe de Rabelais. L'absurde comparaison! En quoi donc si absurde, Monsieur! »

Ailleurs, à propos des commentateurs qui retrouvent dans les livres saints les découvertes de la physique moderne, il se gausse de cet excès d'ingéniosité : « Sans vouloir les offenser par cette comparaison, Rabelais applique tout aussi justement des morceaux d'un psaume aux pèlerins mangés en salade. »>

Voilà une réminiscence d'une lecture du roman de

1. Cf. Euvres inédites, p. 130.

2. Cf. p. 109.

3. Cf. p. 108.

4. Cf. p. 105. 5. Cf. p. 161.

REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II.

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Rabelais (Gargantua, ch. xxxvIII). Ce n'est point la seule qu'on puisse découvrir dans l'œuvre d'André Chénier. Parmi les fragments publiés par M. Dimoff, sous la rubrique Idylles marines, se rencontre le plan d'une description de tempête, qui semble bien inspirée par la tempête du Quart Livre'. Les passagers, après avoir rappelé leurs voyages, entrent en contestation au sujet des mérites de leur patrie :

[L. 38] A, B, г, A.

LE PILOTE.

Ma patrie est la plus belle, etc... Paix..., quel bruit! on ne s'entend pas. Est-ce le temps de disputer? Voici une tempête terrible...

Baisse la voile..., prends ce câble..., je crois que tous les démons sont à cheval sur cette vague... Quel vent!... Voilà la voile en pièces...

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Les voyageurs pleurent et gémissent. Ah! pourquoi ai-je quitté ma famille, etc... O Jupiter de tel lieu, Neptune Ténien, Apollon Délien, Junon Samienne... (chacun le Dieu de son pays).

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LE PILOTE. - O quels cris! vous nous rendez sourds et les Dieux aussi... Simon, tire ce câble..., au lieu de crier, travaillez et aidez-nous... Voyez-les un peu qui disputent et crient entre eux, et dans le danger ils ne savent que pleurer et se mettre à genoux :

Et nommer tous les Dieux par leurs noms et surnoms.

Travaillez..., cela vaudra mieux. Matelot, tiens ferme..., ô... Oh! cette vague me cassera le gouvernail... Dieux! nous sommes engloutis... Non, ce n'est rien... Eh bien, que fais-tu là? Toi, Siphniote, imbécile..., que ne vas-tu aider!...

L'énergie du pilote, opposée à la couardise des passagers, rappelle l'attitude de Frère Jean au fort de la tem

1. Cf. Œuvres complètes d'André Chénier, publiées d'après les manuscrits, par Paul Dimoff (Paris, Delagrave), t. I, p. 171.

pête. Pendant que Panurge pleure, gémit et fait des vœux à saint Michel d'Aure et à saint Nicolas, Frère Jean l'objurgue d'aider à la manœuvre et se met lui-même en pourpoint (ch. xix) pour secourir les nochers, tirant sur les câbles, encourageant les matelots et défiant les légions de diables qui dansent aux sonnettes sur les vagues.

Enfin, pour achever le parallélisme entre les deux scènes, la tempête finie on sait comment, Panurge se dispense d'accomplir son vœu (ch. xxiv) : « Voyla le gallant, gallant et demy [dit Eusthenes] : s'est vérifié le proverbe lombardique :

Passato el pericolo, gabbato el santo. »

Le dénoûment de l'épisode esquissé par André Chénier est exactement le même. Les passagers, invités par le pilote à s'acquitter de leurs vœux, prétendent qu'ils ne sont tenus à rien. « Pour une autre fois, nous gardons nos offrandes :

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Oui, le danger fini, les Dieux sont oubliés. »

De telles ressemblances entre les deux scènes nous inclinent à croire que la seconde procède de la première et que Rabelais doit être compté parmi les sources d'André Chénier'.

Jean PLATTARD.

1. Notre président M. Abel Lefranc m'apprend qu'André Chénier aurait annoté un exemplaire de Rabelais. Je n'ai trouvé nulle part aucune trace de cet exemplaire qui constituerait un document intéressant sur André Chénier lecteur de Rabelais.

JUSTE LIPSE

ET

LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN

A LA FIN DU XVI• ET AU DÉBUT DU XVII• SIÈCLE

I.

L'HOMME.

Joest Lipe (1547-1606) ou, comme on l'appelle généralement, Juste Lipse, fut considéré à son époque comme l'un des triumvirs littéraires dont le travail et le talent contribuèrent, à la fin du xvie siècle, à faire passer la suprématie de l'érudition de l'Italie aux pays du Nord. C'est ainsi qu'en parle à sa mort le panégyriste officiel qui rapporte évidemment là un lieu commun de la critique, et son biographe moderne, dans l'excellent livre où il fait revivre cette ancienne opinion, le place au même rang que Scaliger et Casaubon'. Il faut remarquer cependant que, de nos jours, sa réputation est tombée bien audessous de la leur et, quand ils ne l'ont pas négligé dans la critique des forces littéraires de son temps, les savants modernes ont eu quelque malin plaisir à rappeler que le triumvirat romain comprenait un élément de faiblesse2.

1. C. Nisard, Le triumvirat littéraire au XVI° siècle : Lipse, Scaliger, Casaubon. Paris, 1852. L'ouvrage de P. Amiel, Un publiciste du XVI siècle (Paris, 1884), a moins de valeur.

2. Voir l'article de Mark Pattison sur Lipse dans l'Encyclopédie britannique.

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