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taigne était compensée par l'autorité qu'avait Lipse comme érudit, et aussi par le fait que ce dernier était déjà célèbre quand Montaigne commença à écrire; peut-être même la balance pencherait-elle du côté de Lipse, car Mlle de Gournay' assure que c'est la main de Lipse qui « ouvrit les portes de la gloire » aux Essais de son père intellectuel. Quoi qu'il en soit, les deux amis furent attirés l'un vers l'autre par la similitude de leur goût littéraire et par une sympathie naturelle, et ils trouvèrent l'un chez l'autre le secours dont ils avaient besoin. Si Lipse tient de Montaigne l'habitude de parler à la première personne, et de vivre dans une nouvelle intimité avec son lecteur, c'est probablement à Lipse, d'un autre côté, que Montaigne doit son admiration de la morale stoïcienne et son plaisir toujours croissant à imiter le style de Sénèque. Les travaux de M. Villey ont révélé l'étendue exacte de la dette de Montaigne, tandis que les lettres de Lipse montrent les raisons de leur sympathie intellectuelle. Dans la plus ancienne des lettres que nous possédions (1589), il dit qu'il connait l'amour de Montaigne pour Sénèque et son mépris d'un style fleuri et creux, qui ne saurait véritablement instruire3.

Il est inutile de nous attarder à rechercher lequel des deux amis montra la route à l'autre, car ils obéissaient en réalité tous les deux à l'influence de leur époque. Leur rationalisme, leur curiosité mêlée d'incertitude, la préoccupation que leur cause les problèmes moraux, leur amour

1. Voir sa préface à l'édition de 1639 des Essais.

2. Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, Paris, 1908, t. I, p. 161-5 et 248 et suiv.; II, p. 386-7. Sur les relations personnelles des deux hommes, voir P. Bonnefon, Montaigne et ses amis, 1898, t. II, p. 178–195, et aussi E. Amiel, Un publiciste du XVII° siècle, p. 94. M. Villey a montré que Montaigne lisait les ouvrages de Lipse à mesure qu'ils paraissaient et n'y fit pas moins de cinquante-huit emprunts de diverse nature.

3. Épitres diverses, II, épître 87. Le 30 septembre, il écrit : « J'avoue qu'il n'y a point d'homme en Europe avec qui je me rencontre plus souvent qu'avec vous. »>

de l'isolement stoïcien, leur désir étrange, mais sincère de concilier la soumission au dogme et le doute philosophique étaient le résultat de cette évolution de la pensée qui était en train de transformer la Renaissance pour en faire le monde moderne; leur tendance anticicéronienne n'était au fond qu'une manière d'exprimer cette évolution en termes de rhétorique. C'est pourquoi il est inutile d'insister sur l'antériorité qu'on pourrait réclamer pour Lipse sur les autres chefs de ce mouvement; la question : qui, le premier, fit telle ou telle chose, est impossible à résoudre en pareil cas, et d'une façon générale absurde, car, dans un organisme vivant, le point de départ de tout mouvement est impossible à découvrir. Le fait vraiment important, c'est que Lipse incarne son époque; son goût pour un certain genre de latinité fut partagé par bon nombre de ses contemporains les plus originaux, il devint universel pendant la première moitié du xvIIe siècle, et, s'alliant de diverses manières à d'autres tendances, à d'autres habitudes du siècle, produisit dans les différents pays les genres de prose qui caractérisent l'époque, tandis qu'il imprimait au grand courant de la prose du xvIIe siècle une certaine direction.

CROLL.

(Université de Princeton, N.-J., U. S. A.)

LES

JARDINS FRANÇAIS

A L'ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE

Le troisième centenaire de la naissance de Le Nôtre a provoqué l'an dernier une vive curiosité pour les jardins de nos pères. Entre toutes les conceptions qu'ils se sont faites du jardin, l'art du jardin dit à la française a été particulièrement magnifié. Expositions rétrospectives, discours, conférences, essais, ouvrages techniques, albums ont vanté la beauté des jardins de Le Nôtre et analysé les modes de sensibilité ou les habitudes intellectuelles auxquels il correspond. Tout a été dit, sans doute, sur ce sujet, depuis quelque quarante ans qu'à la suite de Taine on continue de tenir le jardin français pour une création propre de l'art classique. En revanche, les jardins de la Renaissance française sont un peu délaissés. Leur étude pourtant n'est pas sans intérêt. Les descriptions que nous en trouvons dans les livres du temps nous fournissent des documents, parfois bien curieux, sur le goût des gens du xvIe siècle; elles nous permettent aussi de mesurer plus exactement l'originalité de l'art du jardin français dans l'âge suivant, qui devait être celui de son apogée.

*

L'ordonnance générale du jardin français au XVIe siècle reste à peu près ce qu'elle était dans les siècles précédents. Elle est fort simple. Quelques allées rectilignes, se coupant à angles droits, divisent une aire carrée ou rectangulaire

en compartiments réguliers. Si nous nous reportons aux gravures des Plus excellents bastimens de France d'Androuet du Cerceau, qui nous représentent les jardins des grands châteaux, nous constatons qu'à deux exceptions. près, c'est toujours sur un terrain uni que le jardin est dessiné. Bernard Palissy qui se pique d'introduire des agréments nouveaux dans son Jardin délectable, ne s'écarte pas sur ce point de la tradition. Il choisit l'emplacement du jardin au bas d'une montagne, afin d'y prendre quelque source d'eau, mais il spécifie qu'il l'établit en un «< lieu planier », selon la tradition'. Le jardin décrit par Isaac Habert, et qui est présenté comme l'œuvre du dieu même des jardins, de Priape, est en parterre aplani « aussi large que long ». Rien ne devait paraître à Montaigne plus ingénieux dans les jardins italiens que la manière dont ils utilisaient pour l'agrément les inégalités du sol. « Là où j'ai aprins combien l'art se pouvoit servir bien à point d'un lieu bossu, montueus et inégal; car eus [les Italiens] ils en tirent des graces inimitables à nos lieus pleins et se prævalent très artificielement de cette diversité2. » « Nos lieus pleins », cette expression indique suffisamment que les Français d'alors n'avaient pas l'idée d'un jardin qui ne fût établi sur un sol uni.

Des allées rectilignes coupées par d'autres allées perpendiculaires divisaient donc le terrain en compartiments. Ces allées étaient bordées d'arbres, ormeaux ou coudriers, généralement taillés de manière à former une voûte ou berceau. Aux extrémités des allées étaient ménagés des cabinets de verdure ou des pavillons de maçonnerie légère'.

Les compartiments dessinés par ces allées étaient bor

1. Cf. Recepte veritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors (1563). 2. Journal de voyage de Montaigne, éd. L. Lautrey, p. 263.

3. Cf. Le jardin d'Isaac Habert, Le jardin délectable de Bernard Palissy, etc.

4. De briques, dans Le jardin délectable de Bernard Palissy.

dés d'arbres. Parfois ils étaient entourés de palissades peintes, ou encore cernés d'une bordure de fleurs ou de verdure.

Ils étaient plantés d'arbustes, de plantes à fleurs et d'arbres fruitiers. C'est la grande différence entre le jardin du xvie siècle et celui du siècle suivant. Celui-ci comporte deux éléments essentiels : les parterres de fleurs et les bosquets, qui dispensent au promeneur l'ombre et la fraîcheur. Celui-là n'admet guère que des fleurs et des plantations d'arbres fruitiers dans les compartiments qui divisent son aire plus étroite. Fleurs et fruits composent un paradis de sensations d'une grande variété. Le jardin que décrit Remy Belleau dans la seconde journée de sa Bergerie, et qui est celui du château de Joinville, a un complant d'arbres fruitiers « comme de pommes, poires, guignes, cerises, griottes, oranges, figues, grenades, pesches, avant-pesches, presses, persiques, pavis, perdigoines, raisins muscats, prunes de damas noires, blanches et rouges », et le parterre est à l'avenant'. Le jardin d'Isaac Habert offre dans ses carrés des fruits indigènes : prunes, bigarreaux, griottes, pommes, cerises, guignes, merises, poires, abricots, pêches, pavis, cognasses, et des fruits exotiques: orangers, grenadiers. La décoration florale y est aussi luxuriante:

Ce jardin est parti en sis grandes allées,
En longueur et largeur justement égalées,
Qui font douze quarrez, bordez de tous costez
D'herbages et de fleurs et d'arbres droit plantez.
Voy ces compartiments, voy ces riches bordures,
Voy ces ronds, ces carrez de diverses parures,
Icy le pouliot, le thin, le serpolet,

Le baselic, la sauge en ce rond verdelet
Eslevent leur richesse; icy dans ceste ovale
La douce marjolaine au ciel ses brins étale.
Dans ce triangle icy la lavande fleurist,

1. Cf. éd. Marty-Laveaux, t. II, p. 12. REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II.

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