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reproche encore et avec raison à cet empire son despotisme exagéré, ses intrigues, ses révolutions nombreuses, sa corruption, ses vices de toute sorte. Mais on lui rend plus de justice pour les nombreuses invasions qu'il a combattues, pour son habileté à vivre au milieu de tant d'ardentes convoitises, enfin pour son brillant héritage qu'il a légué à la renaissance.

En 1453 l'empire grec semblait encore capable de résister à toutes les attaques des Turcs. Il s'était relevé depuis la bataille d'Angora de 1402. L'empereur Manuel, fidèle à la politique séculaire de la cour de Byzance, avait profité du désastre et de la captivité de Bajazet pour semer la discorde entre les fils de ce dangereux sultan, et les armer les uns contre les autres. Il avait exigé de Soliman, l'un d'entre eux, le serment de vassalité. Il avait recouvré la grande cité de Thessalonique et les places du Strymon, de la mer de Marmara et de la mer Noire. Le Péloponèse était redevenu une dépendance de l'empire: grâce aux discordes des Italiens et des derniers descendants des barons latins établis dans ce pays, Manuel avait pu y établir sa suzeraineté. Il avait envoyé pour le gouverner son second fils, le despote Théodore, et son sixième fils Thomas, sous la tutelle du célèbre philosophe Gémiste Pléthon. Enfin, toutes les provinces de l'ancien empire grec non conquises par les Turcs considéraient encore Constantinople comme leur métropole. Les îles grecques de l'Archipel, l'empire de Trébizonde étaient des états vassaux. Selon le mot du poète grec, l'empire, « cette vieille femme, apparaissait comme une jeune fille parée d'or et de pierres précieuses ». A la suite de cette renaissance inespérée, Manuel avait pu repousser le sultan Amurath II, lorsqu'en 1422 il était venu mettre le siège devant Constantinople: il avait pu laisser à son fils Jean Paléologue II une autorité incontestée (1425).

Mais ce Jean II voyait renaître les forces des Turcs : les plaies de la guerre civile étaient fermées, et le mouvement d'invasion du farouche ennemi du nom chrétien allait recommencer. Pour se préparer à lutter avec avantage, il résolut de se rapprocher des Latins, et d'effacer un schisme vieux de près de cinq siècles. L'empereur était le chef suprême de l'église grecque dans les provinces mêmes qu'avaient occupées les Turcs, il ne cessait pas

assez récentes de MM. Rambaud sur Constantin Porphyrogénète et Drapeyron sur Héraclius.

d'exercer par la religion son droit de suprématie. On le vit bien lorsqu'il entraîna les prélats grecs au concile de Ferrare. Jean II put imposer aux Russes un évêque, Isidore, moine de Constantinople, qu'il créa archevêque de Kiew et métropolitain de toute la Russie; il se fit suivre en Italie par les représentants de la Moldo-Valachie, des couvents du Mont-Athos, de la Georgie, de l'Ibérie, et par les vicaires des patriarches d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie. Il avait épousé lui-même Marie Comnène, fille d'Alexis, empereur de Trébizonde. Il avait dompté toutes les résistances, forcé toutes les hésitations; il s'était prononcé pour le pape et contre le concile de Bâle, et il allait se présenter en Italie, avec un nombreux et imposant cortège, véritable chef d'état et chef religieux.

A ce moment aussi, les lettres et la philosophie jetaient leurs dernières lueurs dans l'Orient grec; des rhéteurs comme Amyrytzės et Chrysococcés, des philosophes et théologiens, comme Gémiste Pléthon, Gennadius, étaient les maîtres des Italiens qui allaient se former à Constantinople, l'Athènes moderne. Les chroniqueurs comme Phrantzès, Ducas, Chalcocondyle et Critobule pouvaient être comparés sans désavantage à Monstrelet et à Chastelain. Enfin, l'illustre Bessarion se préparait par l'étude et par la pratique des affaires au rôle d'arbitre de la chrétienté et d'apôtre de la renaissance, qu'il allait jouer sous cinq papes successifs.

Il faut reconnaître cependant que l'œuvre du concile de Florence ne fut pas aussi favorable aux Grecs que l'avait espéré l'empereur. Entre le dogme des Latins et le dogme des Grecs, il n'y avait pas de différence bien tranchée; l'entente entre les théologiens des deux partis était même complète, relativement à la fameuse question de la procession du Saint-Esprit. Le vrai débat roulait sur la reconnaissance de la suprématie du pape. Eugène IV exigea des Grecs une soumission absolue dans la forme comme dans le fond. Les Grecs furent bien obligės, malgré leur répugnance, de passer par les fourches caudines de l'union. Mais l'empereur Jean II n'avait emmené avec lui qu'un étatmajor. La masse du peuple protesta contre une fusion qui semblait être un abandon des vieilles traditions nationales. Le concile de Florence, d'où la paix devait sortir, ne fit que raviver les vieilles passions religieuses et armer les partis.

Lorsqu'en 1448 le dernier des empereurs grecs, Constantin XII, arriva au trône, il pouvait donc encore espérer un règne

aussi long et aussi heureux que celui de son père. Cependant nous ne voudrions pas laisser le lecteur sous une impression par trop favorable aux Grecs. Nous avons protesté contre cette histoire de convention, qui condamne sans rémission les Grecs, et qui exagère leur faiblesse et leur décadence, sans tenir compte de leurs honorables efforts. Mais nous reconnaîtrons bien volontiers que la société byzantine était depuis longtemps stationnaire; et les sociétés sont comme les individus, quand elles ne marchent plus en avant, elles reculent. Au quinzième siècle, les Grecs de Byzance avaient encore pour la politesse des mœurs et l'éclat de la civilisation une avance incontestable sur les occidentaux. Mais la littérature n'enfantait plus guère que des compilateurs ou des commentateurs, au lieu de génies originaux ; l'art restait immobile, stérilisé dans la reproduction des formes hiératiques, qu'on reprend encore aujourd'hui au fond des couvents du MontAthos. Enfin, les Byzantins n'avaient pas su accomplir ces réformes fécondes qui avaient transformé la plupart des états de l'Europe dès le milieu de ce siècle. Ils étaient donc incapables de résister à la dernière secousse. Et malgré des efforts honorables et de nobles dévouements, ils ne purent sauver encore une fois leur glorieuse patrie. L'heure de la chute avait sonné pour eux.

Les Turcs ne semblaient cependant pas encore devoir tout emporter. Ils étaient plutôt campés en Europe que véritablement maîtres du pays. Ils possédaient la Thrace, une partie de la Thessalie, la Bulgarie et la rive occidentale du Bosphore, sauf Constantinople. Ils n'étaient fortement établis que dans quelques villes comme Sophia, Philippopoli, Thessalonique, et surtout Andrinople, qui leur servait de capitale. Mais l'Asie les avait défaits avec Tamerlan, et l'Europe pouvait encore espérer de les chasser. Sans doute la croisade de Nicopoli avait échoué. Mais c'était un effort isolé et sans importance. Les chrétiens avaient remporté sur les envahisseurs musulmans la grande victoire de Sophia (1442), et si les Turcs triomphèrent à Varna et à Cassovie, ce fut seulement sur des bandes indisciplinées de Valaques, de Hongrois et de Polonais. Le sultan Amurath II n'était pas un prince guerrier. Ami de l'étude et de la retraite, il s'était retiré deux fois dans sa résidence de Magnésie, pour s'entourer de derviches et de saints personnages; et il y serait resté si les Turcs ne l'en avaient tiré pour l'opposer à la croisade chrétienne. Il assiégea deux fois Constantinople, en 1422 et en 1442, mais

mollement, sans inspirer à ses troupes la ferme résolution de vaincre, parce que lui-même ne l'avait pas. Il paraissait rechercher de gaieté de cœur un échec certain, afin de dégoûter son armée des expéditions hasardeuses et de pouvoir satisfaire en toute liberté ses goûts tout pacifiques. Il ne comprenait pas la nécessité d'occuper sans cesse ses janissaires pour entretenir leur énergie et leur valeur. Si les Turcs avaient eu plusieurs sultans de suite ressemblant à Amurath II, il est bien probable qu'ils n'auraient jamais pris Constantinople. La décadence eût commencé pour eux dès cette époque, et leur passage en Europe n'eût guère plus compté que celui des Avares ou des Mongols, au moyen âge.

A l'avènement de Mahomet II, les Grecs pouvaient donc se faire encore quelque illusion sur la durée de leur empire. Mahomet prenait soin lui-même de les rassurer et d'endormir leur défiance. Il accueillait avec faveur les ambassadeurs grecs venus pour le saluer à son avènement. Il témoignait de son vif désir d'avoir la paix. Il assignait sur un riche domaine des bords du Strymon une pension annuelle de 300,000 aspres qu'il devait payer à l'empereur pour l'entretien à la cour de Byzance d'Ourkhan Célébi, fils véritable ou supposé de Bajazet. Les Grecs recevaient ainsi une sorte de tribut du sultan, au lieu de lui en payer un, comme avaient fait leurs ancêtres. Le grand vizir Kalil Pacha leur était secrètement vendu, et les avertissait de toutes les démarches de son maître. Les Grecs pouvaient donc se vanter, comme à presque toutes les époques de leur histoire, d'avoir à leur solde leurs ennemis, d'avoir chez eux des traîtres qui leur dévoileraient tous les secrets utiles. Ils avaient suivi les vieilles maximes qui leur avaient tant de fois réussi.

Mais Mahomet II ne ressemblait pas à son père, le pâle sultan Amurath II. Élevé dans les pratiques de l'Islam le plus pur, il arrivait au trône à l'âge de vingt et un ans, ambitieux, sans scrupules, avide de se distinguer par des conquêtes inespérées. C'était un barbare, bien qu'il ne manquât pas de culture. Il parlait couramment cinq langues étrangères. Il aimait la poésie et les épopées chevaleresques racontant les exploits des anciens héros; il fit venir d'Italie le peintre Bellini, et le Grec Critobule a pu écrire l'éloge de ce prince. Il a conquis douze royaumes et deux cents villes, et il a porté à l'empire grec les derniers coups. Mais il a ouvert son règne par le massacre de tous ses frères en

bas âge, selon l'odieuse coutume des sultans qu'il a plus tard lui-même érigée en loi de l'État. Dans toutes ses conquêtes il a laissé derrière lui des villes saccagées, des ruines fumantes. Il professait un souverain mépris pour la vie humaine. Il faisait scier en deux ou empaler les chefs ennemis, coupables de lui avoir résisté, et il traitait comme eux ceux de ses ministres ou de ses favoris qui avaient cessé de lui plaire. Ardent ennemi des chrétiens, grand guerrier, mais vainqueur impitoyable, tel était le nouveau sultan dont les Grecs allaient éprouver la puissance. Dès qu'il apprit la mort de son père, Mahomet II enfourcha à Magnésie une fougueuse cavale et arriva en deux jours à Gallipoli. Les vizirs, les beglerbegs, les ulémas, les sheikhs lui firent cortège jusqu'à Andrinople. Les janissaires étaient sur le point de se révolter; il les contint par sa fermeté, et leur promit à l'avenir conquêtes, gloire et butin. Il pardonna au grand vizir Kalil Pacha qui avait deux fois contribué à l'éloigner du trône pour y ramener Amurath. Il oublia bientôt sa jeune femme, fille d'un émir musulman qu'il avait épousée depuis six semaines, pour ne plus songer qu'aux rudes travaux de la guerre.

Les premiers actes du sultan furent significatifs et durent ouvrir les yeux aux Grecs. Mahomet voulait se saisir des passages des détroits. Il attaqua Leucocopia sur l'Hellespont, près de l'ancienne Lesbos. Il envoya 6,000 ouvriers construire dans la plaine d'Asomaton, en arrière et tout près de Galata, une forteresse que le sultan appela Boghaz Kécen (coupe-gorge), et qui est plus connue sous le nom de Roumeli-Hissar. Les trois vizirs s'empressèrent à l'envi d'achever la tour dont ils avaient la construction. Ils employèrent pour cet usage profane les matériaux

1. « La plupart de mes légistes ont déclaré, que ceux de mes illustres fils ou petits-fils qui monteront au trône, pourront faire exécuter leurs frères, afin d'assurer le repos du monde » (Kanounnamé de Mahomet II). C'est la plus monstrueuse loi politique qui ait jamais été portée en aucun pays.

2. Un voyageur contemporain a écrit quelques lignes intéressantes sur ce château fort: « Ce Château d'Europe, Roumeli Hissar, nommé aussi Boghaz Kécen, coupe-gorge, fait bonne figure sur le revers de la colline avec ses tours blanches d'inégale hauteur et ses murailles crénelées. Les trois grosses tours et la petite qui est près du bord de la mer, dessinent à rebours, selon l'écriture turque, quatre lettres, M H M D, qui forment le nom du fondateur Mohammed II. Ce rébus architectural, qu'on ne devinerait pas,' rappelle le plan de l'Escurial représentant le gril de saint Laurent en l'honneur duquel fut élevé le monastère. On ne s'aperçoit de cette bizarrerie que si l'on est prévenu » (Théoph. Gautier, Constantinople).

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