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fils de Marco, qui s'intitule lui-même le médecin des galères de Venise. Il a beaucoup vu et beaucoup causé, il s'est beaucoup enquis il procède à la façon des auteurs des Relazioni, il a la sagacité du diplomate jointe au bon sens pratique du commerçant. Son récit est assez sec il n'a pas la prétention de faire une grande et savante composition historique à la manière des anciens. Ce sont des notes de carnet, juxtaposées plutôt qu'arrangées. Barbaro raconte avec un soin scrupuleux tous les événements qu'il a vus se dérouler avant et pendant le siège; et il se rencontre presque toujours avec Phrantzès pour tous les faits précis et pour les dates. La partie la plus nouvelle et la plus intéressante est celle qui se rapporte au rôle des Vénitiens dans la défense de la place. Barbaro parle avec quelque prolixité des galères de Venise réquisitionnées par l'empereur, de leurs patrons ou armateurs, de leur chargement. Il se complaît dans les longues listes de nobles vénitiens qui ont pris part aux grandes actions du siège. Il sait le nombre et les noms des morts, des prisonniers, de ceux qui ont réussi à se sauver à temps. Il a les sentiments d'un chrétien très ennemi des Turcs, très sympathique aux Grecs. Il partage toutes leurs espérances et toutes leurs déceptions. Malgré la simplicité de sa narration et l'allure de rapports ou de procèsverbaux qu'elle emprunte souvent, on sent de temps à autre se révéler le témoin oculaire, l'homme de cœur intimement mêlé aux lugubres péripéties de ce grand drame. Nous ne lui ferons qu'un reproche, c'est de n'avoir pas réussi à se montrer impartial à l'égard des Génois. Il n'évite aucune occasion de les diffamer ou de les calomnier. Après tout serait-il bien sans cela un Vénitien de son temps1?

Les histoires turques font presque complètement défaut. Les

1. Voici le titre exact de ce document Enrico Cornet, Giornale dell' assedio di Costantinopoli (1453) di Nicolò Barbaro, Vienna, 1856, in-8°. Le manuscrit est en italien du xv° siècle et avec les altérations propres au dialecte vénitien de cette époque, ce qui le rend parfois difficilement compréhensible. L'éditeur a ajouté une préface et des notes sans aucune valeur, ni pour l'histoire, ni pour la langue. Voici un spécimen du style de cet ouvrage ; c'est la dernière phrase où l'auteur signe son œuvre : « Nota fazo, come io Nicolo Barbaro, de messer Marco, ho scritto de mia man questo prexente libro, a zorno per zorno, de tutte le bataie che de il Turco in Costantinopoli per fina el zorno el fo prexo dal ditto signor Turco; e per che io me ritrovi esser li in Costantinopoli quando el fo prexo, pero ordenamente ho scritto el tutto; e questa prexa fo a di 29 marzo de marti al alba del di 1453. » Il y a dans les derniers mots une erreur évidente. C'est le 29 mai et non le 29 mars 1453 que la ville fut prise.

annales turques traduites par Leunclave1 ne consacrent que quelques lignes au grand événement et les historiens cités à plusieurs reprises par Hammer ne sont guère plus explicites : Neschri, Seaddeddin et quelques autres ont fait plutôt une épopée qu'une histoire ils s'appliquent beaucoup plus à faire ressortir la grande figure de Mahomet II et à lui imprimer déjà comme une physionomie légendaire : les événements sont un peu négligés. Il en est toujours ainsi dans l'âge héroïque d'une nation, où les historiens ont plus d'enthousiasme que d'art et surtout de critique. Hammer ne leur a fait que des emprunts sans aucune valeur. Mais à défaut de sources turques, nous pouvons consulter la version turque elle nous est fournie par les Grecs restés à Constantinople après 1453 et ralliés à Mahomet II. L'un d'eux, le célèbre Georges Scholarius, créé patriarche de Constantinople par le sultan sous le nom de Gennadius, a laissé un thrène éloquent. L'autre, le moine Critobule, est l'auteur d'une très importante histoire en cinq livres qui comprend les dix-sept premières années du règne de Mahomet. M. Miller en avait signalé l'importance dans un mémoire inséré aux Archives des missions scientifiques. L'ouvrage entier a été publié récemment par M. Ch. Müller, dans la grande collection Didot 2.

Critobule est, comme Ducas, un Grec des îles. En 1453, aussitôt après la chute de Constantinople, il rassura les habitants d'Imbros, sa patrie, qui craignaient les ravages des Turcs et dont les magistrats établis par Constantin XII s'étaient hâtés de fuir : il envoya des présents à l'amiral turc Chamuza et négocia avec le sultan pour placer Imbros sous le gouvernement d'un Grec vassal des Turcs. Imbros fut donné par Mahomet à Palamède, déjà prince d'Enos. Critobule chercha toujours à maintenir ses concitoyens dans une soumission complète. Il négocia lui-même à Andrinople avec Mahomet II pour faire donner au despote Démétrius la suzeraineté de Lemnos et d'Imbros moyennant un tribut annuel de 3,000 écus d'or. Il força les gouverneurs des forteresses à reconnaître Démétrius (1459). Il quitta probablement Imbros en 1466, lorsque les Vénitiens s'en emparèrent. Il vécut depuis cette époque à Constantinople, où il écrivit ses histoires. On ne sait rien de lui ni avant 1453, ni après 1467; on ne

1. Migne, t. CLIX, col. 611.

2. Fragmenta historicorum græcorum, t. V, p. 40 et seq.

sait pas davantage quel fut son genre de vie à Constantinople, ni même si son ouvrage fut connu de Mahomet II.

C'était une œuvre délicate, pour un Grec, de louer Mahomet II. Critobule l'a bien compris. Il rejette les malheurs de ses compatriotes sur l'inconstance du sort, mais il revendique en sa faveur l'impartialité dont un véritable historien doit faire preuve. Il louera donc Mahomet, tout en évitant scrupuleusement de calomnier les Grecs. Bien au contraire, il paraît souvent trop indulgent pour leurs vices et pour leurs fautes. Ses histoires semblent même révéler, dans cet empire vermoulu, une organisation encore puissante, des ressources et une vitalité qu'on ne soupçonnait pas. Aussi font-elles contraste avec les récits de Phrantzès, de Ducas et de Chalcocondyle, qui, jusqu'à présent, étaient considérés comme les seuls classiques. Pour l'intérêt de la narration et pour le style, Critobule est bien supérieur à ces mêmes historiens. Il est simple, clair, châtié. Ses récits de bataille se répètent quelquefois et dans ses discours il affecte trop clairement d'imiter Thucydide. Mais son ouvrage se lit sans fatigue. Il complète les historiens grecs de cette époque déjà connus et il pourrait presque les remplacer, car il n'est pas de grand événement qu'il passe sous silence et il ajoute souvent des détails nouveaux.

Voilà donc une chronique récemment découverte et qui prend rang comme source importante sur l'histoire de la chute de Constantinople. Elle doit servir à réviser et à contrôler les témoignages déjà connus. L'historien, quoique trop porté à s'incliner devant l'heureux vainqueur et à excuser ses fautes ou ses faiblesses, rappelle cependant quelques-uns de ses crimes, et il rend aux Grecs le plus bel hommage qui puisse leur être attribué. Il montre la ténacité et l'énergie relative de leurs efforts; il leur rend cette justice qu'ils ont fait le possible, qu'ils n'ont pas désespéré d'eux-mêmes et qu'ils ont honoré leur grande chute par un complet dévouement.

Les rapports ou lettres adressées au pape ont un intérêt plus grand; ceux qui les rédigent ont un véritable souci des chiffres; ils cherchent à étayer sur des faits bien acquis leur demande pressante de secours. C'est d'abord le rapport du cardinal Isidore de Russie', homme d'action, beaucoup plus que Bessarion, qui tint bra

1. Nommé cardinal en même temps que Bessarion, à cause des services qu'il avait rendus au concile de Florence, Isidore avait été envoyé en 1452 comme légat du pape à Constantinople. Il avait réussi à faire proclamer l'union (12 déc.

vement sa place auprès de l'empereur pendant le dernier assaut livré à Constantinople. Fait prisonnier sans avoir été reconnu, il revint à Rome dans un état de fortune plus que modeste; il trouvait cependant encore, dans sa noble indigence, les moyens de se faire chérir par ses bienfaits. Ce rapport au sacré collège, émanant d'un témoin oculaire qui occupait une situation élevée à Constantinople, a été vaguement connu de Gibbon, mais il ne l'a pas consulté. Il a au contraire fait de fréquents emprunts à la lettre de Léonard de Chio, archevêque de Mitylène1. Elle est adressée au pape Nicolas V et datée du 15 août 1453. Léonard de Chio avait accompagné à Constantinople Isidore, légat du saint-siège. C'est donc aussi un témoin oculaire et très favorable aux Latins. Lauro Quirini adresse de même une lettre à Nicolas V, de Candie, le 15 juillet 14532. Il n'a pas vu de ses yeux les faits qu'il raconte, mais il les tient de témoins dignes de foi qu'il a su interroger froidement, sans passion, de façon à en tirer et ce qu'ils voulaient dire, et ce qu'ils ne voulaient pas dire. Cette lettre très importante n'a été connue ni de Gibbon, ni de Hammer.

Ils ignoraient de même l'existence des simples lamentations, monodies ou thrènes, et des circulaires diplomatiques écrites peu de temps après l'événement. Mathieu Camariota, fils d'un prêtre grec et très probablement témoin oculaire, nous révèle des détails curieux sur les sentiments et l'attitude des Grecs en 1453. Le rhodien Georgillas écrit sur ces mêmes événements un thrène infinissable qui est, ainsi que l'a dit M. Egger, « le cri d'une nationalité mourante qui s'abandonne et qui mendie un secours étranger. » Andronic Callistos écrit une monodie en prose où, au milieu de beaucoup de rhétorique, on démêle cependant certains faits nouveaux. Une publication récente nous a donné le journal de deux marchands florentins, domiciliés à Constantinople pen

1452). Sa lettre existe en ms. à la Bibl. nat., ms. lat., n° 3127. Elle est imprimée dans Migne, t. CLIX, col. 953; mais l'éditeur a beaucoup changé l'original, non pas seulement pour la forme, qui est souvent peu latine, mais même pour le fond. Il fait des additions assez fréquentes.

1. Migne, t. CLIX, col. 923.

2. Lauro Quirini, né à Candie, en 1420, d'une famille vénitienne établie là depuis le x siècle, ouvrit à Venise une école où il expliquait les Ethiques d'Aristote (1449). Il fut professeur à Padoue (1451), mais revint ensuite à Candie et y mourut probablement vers 1466 (v. Tiraboschi, t. VI, p. 345). Sa lettre a été publiée par Giovanni degli Agostini, Venise, 1752, in-4°. Nous n'avons trouvé ce volume qu'à la bibliothèque de Saint-Marc.

dant le siège, dont le témoignage et les jugements s'inspirent d'un esprit tout différent des autres sources. Enfin nous avons puisé nous-même des renseignements d'un grand intérêt dans les riches archives de Venise : toutes les demandes de secours de l'empereur et toutes les réponses du sénat s'y trouvent consignées. Nous avons aussi publié la lettre manuscrite de Bessarion à François Foscari, doge de Venise, qui est une sorte de memorandum diplomatique, envoyé par un des premiers dignitaires du saint-siège, à l'une des cours les plus directement intéressées à tous les événements d'Orient1.

Voilà donc un très grand nombre de documents nouveaux, de sources inexplorées jusqu'ici. Il s'agit de procéder à un examen rigoureux pour les accorder ensemble et pour fixer, autant que faire se peut, les grands événements de cette importante histoire.

II.

L'empire byzantin a été trop calomnié. Au moyen âge les Grecs étaient schismatiques et n'aimaient pas à se battre : double raison pour qu'ils aient été un objet de mépris de la part de ces farouches croisés d'Occident, aussi guerriers que fanatiques. Plus tard Montesquieu et Gibbon émettaient l'opinion que les Grecs se disaient les fils des Romains seulement parce qu'ils vivaient sur leurs tombeaux. Le nom de bas-empire donné naturellement à cet empire qui fait suite à celui des Césars romains est devenu dans l'esprit des contemporains une flétrissure de plus. On oublie que Byzance a été au moyen âge pour l'Orient ce que Rome a été pour l'Occident qu'elle a dompté les barbares par les armes ou la diplomatie; qu'elle les a civilisés par la religion et la culture intellectuelle. Combien d'attaques n'a-t-elle pas subies! de combien de ruines ne s'est-elle pas relevée ! et au prix de quels efforts a-t-elle pu transmettre à l'Italie et à l'Europe occidentale l'inestimable trésor de ses lettres, de ses arts et de sa civilisation! On commence à revenir un peu sur ces préjugés. Sans doute on

1. Voir, pour Mathieu Camariota, Migne, t. CLX, col. 1019; pour Georgillas, M. Egger, l'Hellénisme en France, t. I, p. 439; pour Andronic Callistos, Migne, t. CLXI, col. 1131; pour le récit des deux marchands, Rev. des sociétés savantes. (2a série, t. V, p. 142, et t. VIII, p. 500). Nous avons publié la lettre à Foscari dans notre volume sur le cardinal Bessarion (Hachette, 1878, in-8°, p. 454 et suiv.).

2. Voir les grands travaux de MM. Egger, Miller, Brunet de Presle; les thèses

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