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RO VINU AIMBOTLIAD

Gift of
Dr. C.A. Kofoid

22189

76 177

18781

LES BIBLIOPHILES

ET LES LIVRES

Depuis que M. A. Fontaine a pris l'habitude d'offrir, chaque année, aux bibliophiles un ample et plantureux Catalogue des beaux livres qu'il a rassemblés, à leur intention, dans sa librairie si connue et si appréciée des amateurs, ç'a été pour moi un véritable plaisir et une sorte d'honneur, dont je m'efforce d'être digne, que d'avoir toujours reçu communication des bonnes feuilles de ces Catalogues, qu'on attend avec une fiévreuse impatience pendant des mois entiers et qu'on se dispute à l'envi dès qu'ils paraissent pour la plus grande joie des bibliophiles. Le plaisir extrême que j'éprouve à lire ces Catalogues, à les juger, à les annoter avant tout le monde, est, pour ainsi dire, platonique et désintéressé, car, si j'aime à la folie les beaux livres, si je les admire, si je les respecte plus que personne, je ne les achète pas, je ne les possède jamais, à moins que ce ne soit les posséder en idée que savoir ce qu'ils valent bibliographiquement, et partager ainsi jusqu'à un certain point les jouissances des bibliophiles qui possèdent en réalité. J'ai pu, en parcourant le nouveau Catalogue que M. A. Fontaine va mettre au jour, me figurer que tous les trésors qu'il contient, toutes les merveilles qu'il décrit, étaient bien à moi durant vingt-quatre heures, puisque j'avais le bonheur d'être le premier et le seul bibliophile qui eût le privilège de les voir, dans leur ensemble incomparable, par les yeux de l'esprit et de la mémoire. N'est-ce pas surtout des livres précieux qu'on peut dire, avec les Bohémiens de Béranger: VOIR, C'EST AVOIR ?

J'ai donc vu et bien vu tout ce qu'il y a dans le dernier Catalogue de M. A. Fontaine, et. sans m'arrêter avec stupeur devant des prix formidables qui auraient fait reculer les plus ardents, les plus généreux bibliophiles du siècle passé, je me sens suffisamment

M3.1862

préparé à parler des beaux livres que je viens de passer en revue, en parcourant les 1,629 articles qui composent ce Catalogue extraordinaire et qui ne représentent pas moins de 800,000 fr. O ma chère et glorieuse Bibliothèque de l'Arsenal, à combien de millions devrait-on estimer, non pas les 350,000 volumes que tu renfermes, mais seulement les 80,000 volumes que j'avais choisis moi-même, propria manu, pour les cacher dans les souterrains du vieux palais des grands-maîtres de l'Artillerie de France; pour les sauver, à la veille du siège de Paris, en les mettant autant que possible à l'abri des obus et des boulets de l'armée prussienne! Et vous aussi, mon cher Monsieur A. Fontaine, à la même époque sinistre, vous aviez enfoui dans votre cave la meilleure partie des livres de votre librairie : il y en avait là pour un petit million, et, depuis neuf années, ces livres que les bombes ont épargnés, Dieu merci! et qui n'ont pas même eu à souffrir de l'humidité de leur cachette, vaudraient six fois, dix fois peut-être, ce qu'ils valaient alors. Il nous faut reconnaître, en conscience, que la République a fait hausser considérablement le prix des livres, en augmentant sans cesse le nombre des bibliophiles. O fortunati nimium sua si bona norint!

Je ne résiste pas à la démangeaison de m'occuper un peu des bibliophiles, avant de parler des beaux livres de M. A. Fontaine. C'est un sujet que j'ai à cœur et que je n'aborde jamais sans une profonde émotion de sympathie. J'aime bien les livres, on le sait, mais j'aime paternellement (c'est un vieillard qui s'adresse aux jeunes) les bibliophiles, parce qu'ils aiment aussi les livres et qu'ils les font aimer. Nous sommes tous, à différents degrés et sous diverses influences, les sincères et fidèles adorateurs de cette grande Divinité, qui se revêt d'une forme matérielle multiple et qui se montre à nous, avec tant d'aspects charmants, pour nous séduire, pour nous enchanter, pour nous ravir; cette Divinité, c'est le LIVRE, qui a été si dignement célébré par Jules Janin. Heureux celui qui croit en elle, qui lui rend un culte idolâtre, au risque même de devenir un peu égoïste et matérialiste avec elle !

Les bibliophiles de notre temps sont ce que notre temps les a faits, plus difficiles, plus exclusifs, plus fougueux, plus passionnés que leurs prédécesseurs. Ils sont aussi, ce me semble, meilleurs juges et plus fins connaisseurs, avec moins de fracas et moins d'ostentation. Je n'ai pas connu Naigeon, ni Marie-Joseph Chénier, ni Firmin-Didot père, ni de Cotte, ni Renouard; mais j'ai connu et fréquenté Bérard, Aimé-Martin, Charles Nodier, Guilbert de Pixerécourt, Motteley, et bien d'autres. Il m'est permis de faire une comparaison qui sera tout à l'avantage des bi

bliophiles actuels, que je m'interdis de nommer en les louant de la sorte. Je n'aurais, pour établir cette comparaison sur pièces probantes, qu'à mettre en regard des collections qu'ils ont déjà faites ou qu'ils sont en train de former, les bibliothèques, beaucoup plus nombreuses, il est vrai, et par conséquent moins choisies, qu'on peut visiter à loisir dans les anciens catalogues imprimés et dont je me souviens avoir feuilleté sur place bien des volumes, qu'on daignerait à peine maintenant honorer d'un regard. Qu'est-ce qui se contenterait aujourd'hui, par exemple, des reliures de Biziaux, de Chameau, de Bozérian, de Bradel, de Thompson, et même de Thouvenin? Qu'est-ce qui serait fier de les avoir dans ses armoires et de les montrer à tout venant comme des modèles achevés de l'art du relieur?

Dieu me garde de blâmer nos bibliophiles contemporains d'avoir à l'envi porté la valeur des beaux livres à des prix qui semblent excessifs et qui ne doivent pourtant étonner ou indigner qu'un ignorant. Ils sont, à cet égard, bien avertis, bien renseignés, et ce n'est pas à la légère qu'ils se décident à payer ces prix énormes qu'on verra peut-être grossir encore. Il n'existe, en effet, qu'un nombre restreint de livres dignes d'être achetés, pour ainsi dire, à folle enchère, et ce nombre ne saurait s'accroître, s'il ne diminue pas d'une manière sensible, tandis que les bibliophiles sont de jour en jour plus nombreux, plus compétents et, ce qui n'est pas à dédaigner, plus riches, attendu que le niveau des grandes fortunes ne cesse de s'élever progressivement. Les bibliophiles de nos jours ne sont pas obligés de compter avec leur bourse et de se priver de tout pour acquérir un volume, comme jadis Guillaume Colletet ou l'abbé Balesdens, qui avaient au plus haut degré l'amour et la connaissance des beaux livres. Ceux qui ont la faveur ou le privilège d'obtenir de M. Trautz-Bauzonnet, le grand maître de la reliure moderne, qu'il consente à relier pour eux de préférence à tous autres, ne ressemblent guère au pauvre Puget de la Serre et au bonhomme Rangouze, qui escomptaient d'avance la munificence de leurs Mécènes ordinaires, pour faire relier magnifiquement, par le Gascon et ses émules en petits fers, de fastidieux ouvrages à dédicace. On en est venu enfin à l'âge d'or des bibliophiles, et j'aime trop les livres pour ne pas m'en réjouir.

Rendons hommage au progrès des esprits et des idées. Est-il aujourd'hui un triple sot qui oserait écrire ce qu'écrivait en l'an VI Sébastien Mercier, auteur du Tableau de Paris et membre de l'Institut national? « Les livres sont des amis qu'il faut pou<< voir traiter familièrement. J'aime la lecture, et la reliure est sa

<< plus cruelle ennemie. S'il y a une profession inutile, c'est celle « des relieurs : elle ajoute à la cherté des livres et nuit à leur « usage.» Cet odieux révolutionnaire de Mercier se vantait de n'avoir chez lui que des brochures ou des bouquins déreliés, dont il avait cassé le dos, pour les lire plus facilement ! Tout vrai bibliophile frémira, en pensant aux massacres que de pareilles brutes lettrées ont exécutés bêtement et méchamment, dans un temps de désordre social, où les plus beaux livres du monde étaient mis hors la loi et livrés sans défense à la stupide férocité des bourreaux de reliures. Ne croirait-on pas que cette époque désastreuse, qui est pourtant si rapprochée de nous, voulait faire concurrence à la sauvagerie des Turcs, qui, à la prise de Bude, saccagèrent la fameuse bibliothèque du roi de Hongrie, Mathias Corvin, en déchirant les feuillets des manuscrits sur vélin pour en garnir leurs houseaux, en arrachant les velours et les draps d'or des reliures pour en couvrir la selle de leurs chevaux ? Ce sont là des souvenirs douloureux pour les bibliophiles de tous les temps et de tous les pays; mais, nous autres bibliophiles français, n'avons-nous pas des souvenirs plus récents et plus douloureux encore, en nous rappelant que les incendies de la Commune de Paris ont anéanti huit ou dix bibliothèques publiques appartenant à l'État, et avec elles le célèbre livre d'Heures de Juvénal des Ursins?

Si les bibliophiles voulaient adopter une devise unique et collective, je leur conseillerais de prendre celle d'Étienne Tabourot: A tous accords, ou celle que notre bon La Fontaine s'était donnée Diversité, c'est ma devise. On pourrait encore appliquer aux bibliophiles ce vieil adage latin: Tot libri, tot sensus. Ils diffèrent les uns des autres, en effet, par la diversité de leurs goûts, et ils s'accordent entre eux par l'objet unique de leur sympathie ou de leur passion, qui est LE LIVRE, avec toutes ses innombrables variétés. Il y a, dans l'amour des livres, le même caprice, la même folie (disent les anti-bibliophiles), que dans l'amour des femmes. Folie ou caprice, n'est-ce pas là un plaisir multiple, un bonheur toujours renaissant et perpétuel? Voilà bien l'occasion de citer ici, comme digression naturelle, quelques réminiscences d'un entretien qui s'est tenu devant moi dans un des déjeuners du dimanche que Guilbert de Pixerécourt offrai aux bibliophiles, ses rivaux et ses amis.

<«< Les femmes ne sont pas, ne peuvent être bibliophiles! disait avec conviction le marquis de Chateaugiron. Taisez-vous, Chateaugiron! reprit brutalement Pixerécourt. Quand on aime les livres, on doit aimer les femmes. Hélas! murmura naïve

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