vement le sort de l'esclave et se préoccupait déjà des misères du pauvre; où le magistrat n'était pas nécessairement l'ennemi, comme cela se voit chez d'autres peuples; où se conservait enfin le respect pour les pouvoirs et les honneurs décernés au nom de la majesté du sénat ou de « la divinité de l'empereur », même pour les grandes familles qu'on disait ou qu'on voulait croire issues des dieux. Le plébéien était aussi fier que le common people d'Angleterre de ses races historiques, et pensait que ces pontifes de la cité, de la province ou de l'empire pouvaient offrir à Jupiter des prières écoutées d'une oreille plus favorable1. Il est curieux de retrouver au bout de huit siècles écoulés ce respect religieux, pietas, pour la patrie et la famille, pour les lois et la discipline établies par les aïeux qui nous avait paru, à l'origine, faire tout le fond d'un Romain 2. Les révolutions politiques n'avaient pu détruire cette forte éducation sociale de l'ancienne Italie. 3 La cité se complétait par certaines institutions d'enseignement et d'assistance publique. Elle avait des écoles dont les professeurs, seuls fonctionnaires de la ville qui reçussent un traitement4, étaient exemptés de toutes les charges municipales, des tutelles, des fonctions de juges, de prêtre, de légat, même du service militaire. A tous ces avantages s'ajoutait le Minerval que les élèves leur payaient. Cet usage datait de loin: Strabon avait déjà dit des cités gauloises: « Elles pensionnent des rhéteurs et 1. Tacite loue Tibère d'avoir tenu compte de la noblesse dans la distribution des charges (Ann., IV, 6), et il montre tout le peuple de Rome prenant parti pour une grande dame romaine contre son époux riche, mais sans naissance (Ib. III, 22). Ces sentiments subsistaient encore au e siècle, même plus tard. Cf. Marquardt, t. V, p. 249. 2. Hist. des Rom., t. I, p. 132. 3. Multis in locis... praeceptores publice conducuntur. Pl. Ep., IV, 13. 4. Fronton, ad Amic., 7, demande une de ces places pour un de ses protégés. 5. D., XXVII, 1, 6. 6. Rome connaissait tous nos genres de maîtres le précepteur qui souvent n'avait que la table, le logement et 200 drachmes (Lucien, de Merc. Cond., 35 et 38), qui allait, comme le père de Stace (Silv., V, 3, 176), donner des leçons en ville, et celui qui recevait des élèves chez lui, à raison de 5 aurei pour une année scolaire de 8 mois (Schol. ad Juv., VII, 243). Remmius Palemon se faisait avec son école un revenu de 400,000 sest. (Suét., Ill. Gramm., 23). L'empereur Pertinax commença par être professeur, mais sans succès (Capit., Pert., 1). Sur les professions libérales, voy. Friedlander, t. I, p. 263-289. des médecins1. » Vespasien, Hadrien et ses deux successeurs multiplièrent les chaires entretenues par l'Etat et les villes firent comme les Augustes. Côme, n'ayant pas de professeurs, envoyait ses enfants étudier à Milan. Pline s'en irrite; il réunit les pères de famille, représente la nécessité d'avoir une école dans la ville, s'engage à faire le tiers de la dépense, et l'école est fondée 2. Ainsi, par l'action commune du prince, des magistrats et des individus, s'organisait, au sein de ces cités, alors l'unique refuge de la vie civilisée dans l'univers, un nouvel et important service, celui de l'instruction publique, que les barbares ne réussiront pas à détruire partout. On a dit que la charité était inconnue des anciens; ils y arrivaient cependant par la philosophie, et ils la pratiquaient déjà dans une large mesure. Nous rappellerons seulement l'exemption du vicesima hereditatum pour les petits héritages et la grande fondation alimentaire de Trajan, qui fut développée par ses successeurs et imitée par les citoyens riches dans toutes les provinces, au fond de la Dacie, de l'Espagne et de l'Afrique, comme au cœur de l'Italie3. On peut croire que la politique, plus que la bienfaisance, avait inspiré ces mesures. Cependant les deux idées s'y mêlaient comme pour les distributions de blé faites au peuple de Rome. Pline n'écrivait-il pas ces belles paroles : << Il faut rechercher ceux qui sont dans le besoin, leur porter secours, les soutenir et se faire d'eux une sorte de famille » »? Il n'y a qu'une belle chose en la vie, lit-on sur un tombeau, c'est la bienfaisance. » Le Christianisme n'a pas mieux dit. La pensée de charité s'accuse nettement dans les fondations d'Antonin et de Marc-Aurèle. Par l'éclat donné à ces mesures, les princes invitaient les cités provinciales à suivre leur exemple; elles n'y manquèrent pas. Déjà Trajan leur avait recommandé de ménager leurs finances pour être en état de secourir leurs pauvres, recommandation qui se changea bientôt en ordre. Afin d'assurer des ressources à l'institution alimen 1. Σοφιστάς... κοινῇ μισθούμενοι, καθάπερ καὶ ἰατρούς, ΙV, 1, 5. 2. Ep., IV, 13. 3. Voy. t. IV, p. 276, no 2. On a bien d'autres exemples: ainsi à Séville, C. I. L., t. II, no 1174. ... 4. Quos praecipue scias indigere, sustentantem foventemque orbe quodam societatis ambire. Pl., IX, 30. 5. Pl. Pan. 40. 6. ...ἐν βίῳ δὲ καλὸν ἔργον ἓν μόνον εὐπόιια. C. I. G. 3545. taire, les jurisconsultes établirent que l'excédant des revenus municipaux serait employé, entre autres usages, à fournir des aliments aux pauvres et l'instruction aux enfants; « les donations, dit Paul, peuvent être faites à la cité, soit pour l'embellir, ad ornatum, soit pour l'honorer, ad honorem; et au nombre des choses qui honorent le plus une ville est l'usage de donner des aliments aux vieillards infirmes, aux jeunes garçons et aux jeunes filles 2. » Les décurions qui s'étaient ruinés au service public avaient le droit de se faire nourrir par la cité 3. Si toutes les curies ne donnaient pas, comme l'empereur dans la capitale, du blé à la plèbe, gratuitement ou au-dessous du cours, beaucoup assuraient aux pauvres une notable économie lorsqu'elles leur livraient en détail les denrées au prix où elles les avaient achetées en gros et au rabais3. De même qu'il existait à Rome une administration particulière pour les distributions, des citės provinciales portaient annuellement une somme à leur budget en prévision des dépenses de l'Annone 7, et ces villes étaient assez nombreuses pour que le Digeste ait compté, parmi les services publics ordinaires (munera), le soin de veiller à l'emploi de cet argent et aux partages faits entre les citoyens 8. C'est une des fonctions que Plutarque réserve au vieillard contraint par l'âge de renoncer à la vie militante. Quantité de villes entretenaient aussi des médecins pour leurs nécessiteux et, la charité prenant déjà toutes les formes, un pauvre herboriste léguait à son succes 1. Sive in alimenta vel eruditionem puerorum. Marcianus ad D., XXX, 117. 2. Hoc amplius... alimenta infirmae aetatis, puta senioribus, vel pueris puellisque. Ibid. 122. 3. D., L, 2, 8. 4. Les distributions de blé aux pauvres dans les municipes se faisaient sous la surveillance des aediles, Dig., XVI, 2, 17. Otto, de Edil., X, 2 6, a montré qu'il s'agit bien dans ce passage des édiles municipaux, qui sont parfois nommés cereales, Orelli, 3992-4. Les inscriptions vantent fréquemment la libéralité de tel ou tel qui... annonae populi saepe subvenit, Or., 80. Sur les distributions de blé ou d'huile dans les municipes aux frais des particuliers, cf. Or.-Henz., 748, 2172, 3848, 5323, 6759, 7173, et Momms., I. N., 190; Guérin, Voy. en Tunisie, 233. Autres exemples: ap. C. I. G., 378, 2930, 3831a. Rhodes avait une organisation complète pour l'assistance des pauvres. On leur donnait du pain et du travail. Voy. ce curieux passage dans Strabon, XIV, 2, 5. 5. D., L, 8, 5. 6. Fiscus frumentarius. 7. Arca frumentaria, pecunia ad annonam destinata. Cf. Hirschfeld, Annona, p. 83-5 et Kuhn, Op. cit., I, p. 46 et suiv. 8. Annonae divisio, L, 4, 1, 2 2. seur 300 pots de drogues avec quelques milliers de sesterces, sous la condition que les malades pauvres pourraient prendre gratuitement à l'officine du vin miellé et des remèdes1. Enfin la politique nouvelle qui avait imposé, comme un devoir pieux, la protection des petits aux gouverneurs de province, conduisait ceux-ci à cette autre idée qu'ils avaient charge aussi de secourir les pauvres gens, ou du moins d'encourager les fondations qui pouvaient leur être une assistance. De là sans doute la facilité de ces magistrats à laisser s'établir, contrairement à la loi, tant de colleges où les malheureux trouvaient de temps à autre un morceau de pain et, à la fin, une sépulture honorable. Tout cela, sans doute, ne vaut pas nos modernes institutions de charité. Mais chez les anciens, ces institutions étaient moins nécessaires, parce que les sociétés agricoles dont tout le travail se fait par des esclaves ou des serfs ne connaissent pas, excepté dans les grandes capitales, le redoutable prolétariat de nos sociétés industrielles. Dans celles-ci, l'ouvrier qui vit de son salaire est exposé aux suites désastreuses du chômage, de la maladie, de l'inconduite et de la paresse; dans celles-là, c'est le maître qui nourrit l'esclave à la maison, le colon ou le serf sur le champ, et leur subsistance est aussi assurée que la sienne. En outre, comme naguère en Espagne, chaque couvent avait ses pauvres, dans l'empire, chaque maison riche avait ses clients qui, tous les matins, recevaient leur sportule ou une pièce d'argent, et chaque ville, des collèges qui fournissaient quelques ressources à leurs membres. Nous préférons avec raison à la pauvreté qui mendie, celle qui travaille; mais cette idée n'est ni romaine ni grecque, pas même chrétienne. La clientèle, encore en pleine vigueur à la fin des Antonins, était pour les grands la rançon de leur fortune. Enfin, sous l'heureux climat dont jouissent les pays riverains de la Méditerranée, la pauvreté n'est pas comme dans le Nord une souffrance qui s'ajoute à la misère. Le soleil y fait la moitié des frais du costume et de l'habitation; de l'eau et un peu de pain suffisent à la nourriture; or la municipalité donnait l'une en abondance et l'autre ne coûtait guère. Le moment de la création des grandes institutions charitables n'était donc pas arrivé, puisqu'elles 1. Orelli, 114, dans la très-petite ville de Lorina, près de Cære. 2. Ne potentiores viri humiliores adficiant, ad religionem praesidis prov. pertinet. Dig., I, 18, 6. n'étaient pas dans les nécessités sociales du temps. On est même conduit à penser qu'avec l'organisation de la famille et de la cité romaines, il se trouvait alors moins d'individus que chez nous qui fussent exposés à mourir de faim. Tout le régime municipal se résumait en deux mots qu'on retrouve souvent dans la langue des jurisconsultes : l'honneur de la cité qui était la seconde religion des Romains, quand il n'en était pas la première 1; la dignité du citoyen qui exprimait toutes les qualités par lesquelles un homme commandait l'estime et le respect public 2. Sous la pression de ces deux sentiments, il se forma dans les cités, à cette époque heureuse, des hommes à qui le but de la vie morale parut être la dignité du caractère et de la conduite; le but de la vie sociale, l'accomplissement des devoirs civiques vertus précieuses, quoique d'accès facile, où tout le monde pouvait atteindre et où beaucoup arrivaient; témoin Pline le Jeune et le grand nombre d'honnêtes gens qu'il montre dans sa correspondance. On a dit que les Germains ont apporté dans le monde le sentiment de l'honneur. A cet orgueil farouche et stérile qui fait si vite tirer l'épée et fut. souvent la seule vertu de brillants gentilshommes, je préfère de beaucoup les vieilles idées romaines qui formaient des citoyens dont la grande ambition était d'honorer ou d'embellir leur ville et quelques hommes qui, à force de se respecter eux-mêmes, se faisaient respecter des autres. Puisque nous en sommes à chercher les idées sous les mots, remarquons encore que antiquité avait, outre son sens propre, celui de chose aimée : nihil mihi antiquius est, disait Cicéron. << Rien ne m'est plus cher 3. » De ce mélange d'affection et de respect pour les vieilles lois, les vieux usages, il se dégageait un sentiment pieux qui était une puissante force de conservation et n'existe plus sur le sol mouvant et bouleversé des sociétés modernes. « Les sages m'apprennent, dit Pline le Jeune, que rien » n'est plus beau que de marcher sur les traces de ses ancêtres, » surtout, a-t-il soin d'ajouter, quand ils ont pris le bon che 1. Pline écrit à un de ses amis : « quod patriam tuam omnesque qui nomen ejus auxerunt, ut patriam ipsam veneraris et diligis. » Ep., IV, 28. 2. Ce mot s'appliquait à l'État comme à l'individu, et porter atteinte à la dignité du P. R. ou de ses représentants, était un des crimes frappés par la loi de majesté. Hist. des Rom. t. III, p. 462. 3. Salluste disait aussi : tantum antiquitatis curaeque, qu'il faut traduire par tant de respect et de sollicitude. Front. Ep. ad. M. Ant. 3. |