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Jeune tigre jouant

avec sa mère.

formes, offusquées par des poils, cachés par des plumes, enveloppés de fourrures, n'ont de précision que dans les attaches. Mais encore faut-il en bien saisir le caractère, car si les formes des animaux nous sont moins familières que celles de l'homme, tous du moins nous connaissons les traits généraux du lion, du tigre, du cheval, du chien, de l'âne, assez bien pour être choqués par une invraisemblance d'allure ou de construction. La construction et l'allure du cheval, Eugène Delacroix les a trèsbien connues, quoiqu'il ait parfois outré le mouvement au profit de l'expression. Quant aux lions et aux tigres, il les a compris et dessinés comme personne ne l'avait fait avant lui, si ce n'est Rembrandt. Sur les pierres lithographiques où il a crayonné ses étranges illustrations de Faust, parfois si faibles ou si extravagantes, on trouve des croquis de lions qui ont une fière tournure, des têtes de chevaux qui ont à la fois du feu et du style, parce qu'il en abrége les formes, en indique la charpente par quelques accents décisifs, et qu'alors l'imagination du spectateur achève à plaisir ce que l'artiste lui-même eût peut-être mal achevé. Parmi ses lithographies, le Lion de l'Atlas, couché dans son antre et dévorant un lièvre, est un morceau tout à fait de maître. Celles qui représentent le jeune tigre jouant avec sa mère et le Tigre royal expriment avec infiniment de finesse et d'énergie la souplesse des races félines, leur grâce dans la cruauté, leurs voluptés féroces, et la sauvagerie du désert qui les encadre.

Le Voyage d'Afrique fut donc une heureuse diversion dans l'existence unie et casanière d'Eugène Delacroix. Ce voyage nous a valu la plus intelligente, peut-être, des interprétations de l'Orient, et quelques chefs-d'œuvre de couleur : les Convulsionnaires de Tanger, la Noce juive, Muley-Abd-er-Rahman entouré de sa garde, les Femmes d'Alger, les Exercices militaires des Marocains, une Rue à Méquinez, et plusieurs scènes de la vie arabe. Je vois encore le grand tableau repré

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sentant Muley-Abd-er-Rahman qui parade à la porte de son palais de Méquinez, environné de ses officiers, la noble figure du kaïd Mohammed, placé à la gauche du sultan, la tête du Muchtar si bien caressée par un rayon de lumière, l'ensemble pittoresque des soldats rangés en ligne au second plan; mais ce que je vois surtout au fond de mes souvenirs, c'est un ciel. du ton le plus rare, un ciel d'une beauté impossible à qui n'est pas coloriste. Sur ce beau ciel se détachent les vieux remparts de Méquinez que borde comme un ourlet de verdure, charmante transition entre le ton fauve des murailles et le bleu profond du ciel... Ah! il faut en convenir, la manière dont Delacroix a vu l'Orient (car l'occident de l'Afrique est encore de l'Orient pour nous), cette manière est plus large et plus haute que celle de Decamps. Si les murs de Delacroix sont maçonnés d'une façon moins solide, en revanche ils sont peints d'une main plus magistrale. Dans la parade de l'empereur du Maroc, l'architecte des remparts est un poëte. Et même quand la lumière inonde les murailles, comme dans la Noce juive, la consistance de la matière, la rudesse du crépi ne sont pas ce qui vient à l'œil. Le prisme d'une pensée s'interpose toujours, chez Delacroix, entre la réalité et le spectateur. Pour les costumes, il les manie également en maître, bien qu'il soit incapable d'en détailler les plans, d'en dire les plis, de les formuler. Decamps en ferait de superbes oripeaux, un autre en compterait les boutons et les soutaches; lui, il les élève à la dignité d'une draperie. Là, comme ailleurs, voyant tout de haut et avec les yeux de l'esprit, il nous apporte, non pas cette petite vérité superficielle, qui est la prose, mais cette grande vérité d'au delà, qui est la poésie.

Bien des peintres auraient vécu toute leur vie sur les souvenirs d'un voyage au Maroc. L'impression que leur eût faite un pays inexploré avant eux, l'originalité des costumes et des mœurs, le rôle que joue dans la vie des Marocains le plus pitto

resque des animaux, la nouveauté d'une lumière qui est splendide sans être aveuglante, tout cela eût suffi à défrayer d'un bout à l'autre une carrière d'artiste, celle par exemple d'un Léopold Robert, d'un Decamps, d'un Marilhat. Mais Delacroix était capable d'embrasser les horizons les plus divers et d'atteindre à l'universalité, ne fût-ce que par la souplesse et la pénétration. Il avait d'ailleurs l'esprit vaste, parce qu'il l'avait agile et singulièrement élevé : c'était, comme dit Chenavard, une nature ailée.

Il lui fallut une intelligence supérieure pour ne pas succomber à la situation compromettante que lui faisait l'enthousiasme des romantiques. Dans le monde, où il figurait, nous l'avons dit, avec tant de distinction, il exerçait un ascendant ou, pour dire mieux, une séduction irrésistible. Il déconcertait ses adversaires par l'accent d'une conviction ardente; il gagnait à sa cause de brillants journalistes; il subjuguait les femmes influentes; il avait pour lui la jeunesse, et il n'était pas jusqu'aux morsures de la critique ennemie qui ne servissent à sa renommée dans un pays comme le nôtre, où l'on ne cède l'admiration qu'après l'avoir longtemps contestée, disputée, où l'on se fait arracher la gloire. Quant au gros du public, il ne comprenait rien aux ouvrages d'Eugène Delacroix, et, voyant l'Académie lui fermer ses portes à double verrou, il se croyait parfaitement justifié dans ses répugnances. Que si l'administration eût été hostile à Delacroix autant que l'étaient la bourgeoisie et l'Institut, le peintre serait certainement mort de faim, car il ne vendait pas aux marchands ou aux amateurs pour cinq cents francs de peinture par an. Son atelier était encombré de ses ouvrages, toutes ses toiles lui revenant du Salon pour être accrochées l'une sur l'autre, ou tristement retournées contre le mur.

Heureusement que la direction des Beaux-Arts vint au secours de l'artiste. Elle comprit que la véritable grandeur de

si

son talent était la décoration des murailles, la conception des ensembles. Elle y fut du reste sollicitée par des journaux qui avaient l'oreille du ministre. « Nous comprenons dans M. Delacroix un temps d'arrêt, un moment d'hésitation, disait Charles Lenormant, mais si le découragement se glissait dans une âme qui a de si justes motifs de se confier en ellemême, le gouvernement serait bien coupable s'il ne poursuivait M. Delacroix dans sa retraite, s'il ne l'obligeait, par l'attrait d'un grand et beau travail, à sortir de l'inaction. J'ai la confiance que le gouvernement ne restera pas longtemps sous le coup d'un pareil reproche. N'allez pas croire toutefois que j'éprouve le moindre embarras à parler de ce que M. Delacroix a exposé; à dire que Charles-Quint, moine de Saint-Just, dont peu de gens paraissent se soucier, me semble, à moi, une des choses dont je me souvienne, les mieux composées, les plus attrayantes d'expression, les plus sensibles de peinture; à mettre en lumière ce joli portrait d'un écolier de douze ans, si vrai d'intention, si étourdi, modelé avec si peu et si juste, aussi fin de trait, surtout dans la bouche, que quoi que ce soit au monde; à déclarer enfin que, toujours dans mon opinion, les croquis que M. Delacroix a rapportés de son voyage d'Afrique décèleraient un maître d'un ordre peu commun, quand bien même nous n'aurions pas par devers nous d'autres raisons de l'admirer. Sans doute, il me semble que j'ai un grand procès à instruire contre ce peintre; mais c'est un de ces procès comme, au besoin, je voudrais en intenter à Rubens, à Rembrandt, à Reynolds, je dirai presque à Michel-Ange. Je citerais l'art qui veut refaire la nature au tribunal de l'art qui la suit fidèlement; je réserverais dans l'un comme dans l'autre domaine cette part qui est le produit immédiat du génie et qui ne s'explique pas plus que le génie, et je pense qu'alors

1 Les Artistes contemporains, Salons de 1833.

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