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SOCIÉTÉ DES SCIENCES MORALES, DES LETTRES ET DES ARTS

DE SEINE-ET-OISE

SÉANCE SOLENNELLE

DU 17 NOVEMBRE 1880

Présidée par M. le baron Cottu, Préfet de Seine-et-Oise, Président d'honneur.

Discours de M. Ed. COUGNY, président titulaire.

LE MOYEN AGE D'APRÈS LES FABLIAUX

LE ROMAN DE TRUBERT.

Messieurs,

En bonne conscience, ce n'est pas moi qui devrais avoir l'honneur de prendre la parole à cette place, dans cette réunion solennelle de la Société des sciences morales. Porté à ce fauteuil par des suffrages qui sont d'un si grand prix à mes yeux, des circonstances aux lois desquelles je ne puis me soustraire m'ont tenu presque toujours éloigné de vos séances, et je n'ai guère été, à mon grand regret, votre président que de nom. Ce serait donc à celui qui a dirigé vos travaux avec autant de dignité que d'exactitude qu'il appartiendrait de se faire entendre aujourd'hui. L'usage, paraît-il, en décide autrement; je ne sais si je dois en remercier l'usage: c'est un honneur qu'il me fait, un honneur que j'apprécie autant

que personne, mais le recueil de vos Mémoires aurait pu s'enrichir d'un excellent discours, et j'ai à craindre que vous ne trouviez dans le mien qu'une insuffisante compensation. Une seule chose me rassure, c'est le souvenir de la bienveillante attention que vous m'avez toujours accordée et l'espoir que vous voudrez bien accueillir avec la même indulgence la communication que je vous soumets aujourd'hui.

Messieurs, vous avez un magnifique champ d'études: les lettres, les arts, les sciences morales. Ce champ, suivant les conseils du fabuliste, vous le « remuez de l'un à l'autre bout », vous ne laissez nulle place

Où la main ne passe et repasse;

vous le fécondez en cent manières.

Tout à l'heure, votre savant et dévoué secrétaire vous rappellera, pour y chercher moins un motif d'éloges qu'une occasion d'encouragement, les objets qui, cette année, ont principalement attiré votre attention, dans les différentes parties de ce vaste domaine: philosophie, législation, littérature, histoire. La vie politique et la vie privée au moyen âge, la vie religieuse et la vie civile ont fourni à plusieurs de nos confrères la matière de très intéressants travaux. Ces siècles qui, à certains égards, paraissent plus loin de nous que l'antiquité, ont été depuis longtemps déjà et sont encore étudiés avec une sorte de passion. Aussi bien sont-ils devenus comme un champ clos où se rencontrent les opinions les plus opposées. On juge trop souvent les lois, les mœurs, les évènements, les hommes de cette période si longue, si complexe, aux aspects si divers, d'après des idées préconçues et des systèmes exclusifs, pour servir des intérêts de caste ou de parti. Faut-il s'en plaindre ? Certes, cette préoccupation

serait des plus regrettables si, comme dit le proverbe, n'entendant qu'une cloche, on n'entendait qu'un son. Mais des quatre vents du ciel arrivent à nos oreilles bien des voix différentes; les jugements les plus contradictoires se produisent hardiment. Au panégyrique répond l'invective. La passion se plaît en ces extrémités. Pour les uns, le moyen âge, c'est le bon vieux temps, un véritable âge d'or, avec la foi, l'enthousiasme des jeunes cœurs et leur naïve bonté. Pour les autres, c'est une suite de siècles sombres où dominent l'injustice et l'ignorance, où gémit et quelquefois gronde la misère. Exagération passionnée des deux parts; mais la passion a du bon ces intempérances d'opinion se corrigent les unes par les autres; la vérité s'en dégage et l'on reconnaît bien vite que nos pères n'ont merité

ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

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De cette lutte sur le terrain des « questions historiques » je ne veux retenir qu'une chose une chose en soi excellente c'est l'activité qu'on déploie dans ce genre de conquêtes, activité intéressée, mais qui serait moins puissante, si l'amour de la vérité était seul à la stimuler. Nous voyons naître, grâce à cet entraînement, à cette sollicitation incessante, un grand nombre d'ouvrages utiles, révisions de procès qu'on croyait définitivement jugés, et qui sont et qui seront longtemps encore pendants; savantes dissertations; profondes et minutieuses recherches. Je n'ai nulle envie de nier ce que nous devons au « désir de voir » et de savoir, et plus encore à l'humeur inquiète » qui nous pousse. On a beaucoup fait, mais il reste beaucoup à faire, et vous pardonnerez à un ouvrier de la première heure de signaler quelques lacunes aux travailleurs de bonne volonté.

I

On a cherché le moyen âge dans les chroniques, dans les coutumes et dans les ordonnances des rois. N'a-t-on pas un peu trop négligé les poètes, les conteurs surtout? Les poètes sont les porte-paroles des générations. La fantaisie n'est pas leur seule muse. Or, il y a au moyen âge, particulièrement aux XIIIe et XIVe siècles, des milliers de récits, connus sous le nom de fabliaux, c'est-àdire de contes, qui n'ont pas même encore été tous publiés. Il se trouve dans presque tous des peintures souvent chargées, mais très vives, très piquantes, très caracté ristiques, des mœurs de ces temps-là, des indices très exacts de l'esprit populaire, et sans exagérer la valeur de ces témoignages, je crois qu'il faut en tenir compte. Il y a là le sujet d'une très curieuse étude, qui demanderait de longs développements et surtout de nombreuses citations je ne puis donc songer à l'entreprendre ici; je choisirai un ou deux exemples entre mille.

Vous connaissez, Messieurs, le joli récit que La Fontaine a intitulé: Le Paysan qui avait offensé son seigneur, et qu'il avait probablement emprunté à quelque fabliau dont l'original est aujourd'hui perdu. Vous vous rappelez comment pour une « bagatelle », ce seigneur « tança fort rudement » le pauvre hère :

Coquin, dit-il, tu mérites le hart;

Fais ton calcul d'y venir tôt ou tard:
C'est une fin à tes pareils commune.

Mais il est bon, il le dit du moins, ce seigneur, et il laisse au paysan le choix entre trois peines: manger

<«< trente aulx sans boire et sans prendre repos » ou « recevoir trente bons coups de gaule », ou « payer sur le champ cent écus ». Le vassal, hélas ! après réflexion, opte pour celui des trois châtiments qui lui paraît le moins rigoureux, manger les trente aulx. Il arrive à grand peine jusqu'à douze, en faisant force grimaces; et demande à boire. «Le seigneur rit », il plaisante. Le paysan devra choisir

Des cent écus ou de la bastonnade.

Cent écus! c'est une grosse somme; que de peines, que de sueurs, que de journées de travail cela représente! Et puis, comme on tient à ce que l'on a si durement gagné ! Le malheureux choisit donc les coups de bâton, et il prie en vain qu'on déduise du nombre les douze aulx qu'il a mangés. Point de nouvelles. Le doux maître refuse; il lui faut ses trente «< horions ». Chaque coup arrache au patient des cris de douleur. « Grâce! » dit-il d'une voix lamentable; mais le seigneur fait frapper de plus belle,

Disant toujours qu'il a trop de bonté.

Après vingt coups, « le pauvre diable » craignant pour sa vie, crie d'arrêter, et l'autre répond:

payez donc cet écus

net et comptant.

Et le paysan doit s'exécuter.

Je ne connais rien, Messieurs, d'aussi cruellement triste que ce petit poème de La Fontaine sous sa forme si vive, si rapide, d'un tour si dramatique. Tableaux ou dialogues, on voit, on entend, on s'indigne. « C'est grand'pitié ! » dit le poète en finissant, et ce simple mot

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