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de Bologne, de Milan, tristement inachevées, respirent un sentiment de l'art plus délicat que nos cathédrales de la même époque. Une pensée plus vivante les a élevées ici, ce sont des œuvres d'artistes, là, des œuvres d'ouvriers; on sent que les unes sont dans la voie du progrès, et que les autres font. partie d'un art condamné.

Tout contribuait ainsi à donner à l'artiste italien plus de liberté et de dignité. Au lieu d'ouvriers obscurs, anonymes aux yeux de l'histoire, chaque monument de l'Italie rappelle un nom illustre, une gloire municipale, un grand artiste, honoré durant sa vie comme un personnage politique, objet de légendes après sa mort. L'exagération même de quelquesunes de ces réputations est un fait significatif : elle atteste le haut prix que l'opinion attachait aux belles choses, et le charme puissant qui attirait les imaginations vers le domaine de l'art.

LX.

Si nous considérons les circonstances extérieures au milieu desquelles l'artiste travaillait en Italie et en France, nous reconnaîtrons aussi sans peine que l'artiste italien était à meilleure école. L'étude de l'antique fit bien moins défaut à nos artistes qu'on ne l'a supposé. A Reims, elle se trahit à des signes évidents. Trois figures au moins de l'Album de Villart de Hone- P. IV, LVII, court sont des études faites sur l'antique ou le byzantin. Mais en ceci l'Italie avait de grands avantages. Les restes de l'art antique y étaient bien plus considérables que dans la France du nord. Quelques belles statues, les trois Grâces du dôme de Sienne, par exemple, étaient connues et admirées depuis longtemps. Les ordres de l'architecture romaine, au moins depuis Brunelleschi, attirèrent l'attention. En peinture de même, l'art byzantin avait offert aux Giunta et aux Cimabue des œuvres bien plus avancées que celles que purent étudier nos peintres du XIIIe siècle.

L'art est en grande partie le reflet de la société que l'artiste a sous les yeux. Or la société italienne offrait dans le type et les manières une dignité que la nôtre ne présentait pas. La race y était plus belle, le costume et les allures plus distingués. Quelque part que l'on fasse à l'idéal, le monde qu'on entrevoit derrière le Sposalizio de Raphaël, ou la Vie d'Enéas

Sylvius au dôme de Sienne, ou les fresques de Santa-MariaNovella, l'emportait immensément en finesse et en grâce sur le monde de Saint-Jacques de la Boucherie et des Célestins. Le type général du siècle, tel que les miniatures nous le présentent, est chez nous soucieux et laid; les poses sont vulgaires, les costumes confus et disgracieux; c'est un tas de breloques et de pendeloques, des découpures sans nombre; nulle noblesse, nul génie. La grande infériorité de l'art moderne à l'égard de l'art ancien se révèle déjà. Déshérités en tout ce qui tient à la beauté des formes extérieures, les peuples modernes, pour arriver à la noblesse, seront obligés d'abdiquer leurs costumes et leurs allures nationales. Ils n'auront pas de choix entre la vulgarité bourgeoise ou la noblesse théâtrale. Leurs arts plastiques, leur statuaire surtout, seront frappés de quelque affectation et d'une certaine gaucherie.

L'exagération du style ogival ne nuisit pas moins au développement des arts du dessin. Suivant leur principe d'amincissement et de maigreur générale jusqu'aux dernières limites, nos architectes en vinrent presque à supprimer les surfaces planes. Chassée de son domaine naturel, qui est la grande composition murale, la peinture s'abaisse peu à peu au niveau de la peinture en bâtiments. On ne songe plus qu'à entourer les colonnes de mesquines torsades; on se rejette, pour la décoration des autels, sur une imagerie en pierre, maigre et sans accent. Demandons-nous ce que fût devenue la peinture en Italie, si les églises du temps de Giotto eussent été construites dans ce style, si le génie de ce grand peintre et de ses successeurs n'eût eu pour se déployer les vastes murs des églises d'Assise ou du Campo-Santo de Pise. Notre grande supériorité en architecture nous perdit. De tour de force en tour de force, nos maîtres maçons arrivèrent à des églises sèches, abstraites, froides, exclusivement architecturales. Le vide et la nudité de ces églises, quand elles ont échappé à l'ornementation désastreuse du XVIIe et du XVIIIe siècle, est quelque chose d'attristant. Les détails y étant secondaires, le plan seul étant la partie vivante et voulue, elles sont plus belles en dessin que dans la réalité. Une fois qu'on a épuisé le grand sentiment d'infinité qui résulte de l'ensemble, on sent le dé

faut de cette architecture égoïste et jalouse, n'ayant pour but qu'elle-même, et régnant dans le désert. Aucun grand vaisseau du XIVe siècle en Italie ne saurait être comparé à nos cathédrales de la même époque. Pourquoi cependant les églises toscanes et ombriennes sont-elles d'un art plus fin que Saint-Ouen, que la cathédrale de Beauvais ? Parce que l'architecte s'y est borné à son rôle, parce que chaque détail y conserve son prix. Elles sont supérieures à nos églises, comme Pétrarque est supérieur aux troubadours. Elles remplissent la condition essentielle de l'art classique, un cadre fini, laissant place à toutes les délicatesses de l'exécution. L'avenir est de leur côté, car elles appellent et provoquent le progrès de tous les arts.

L'Italie, il est vrai, a eu deux bonnes fortunes refusées à la France et dont il importe de tenir un grand compte celle d'avoir conservé intactes les œuvres de ses anciens artistes, et celle d'avoir eu Vasari. Maîtres de l'opinion au XVIe siècle et au suivant, les Italiens dispensèrent trop souvent la renommée selon leurs préventions ou leurs dédains. Sans contredit, la France du XII et du XIIIe siècle posséda dans son sein un mouvement d'écoles comparable à celui de l'Italie du XIVe siècle; mais elle n'eut pas de narrateur légendaire pour ce grand développement. Ses génies créateurs ne nous sont guère connus que de nom ou par les chétives images qui nous les montrent, sur le pavé de leurs églises, sous l'humble manteau de l'ouvrier. La façon dont leurs œuvres furent traitées a été bien plus déplorable encore. La France a toujours eu le tort de détruire quand elle a voulu bâtir. Trois ou quatre fois au moins la France a changé de face, et chaque fois elle s'est crue obligée de faire table rase du passé. La Renaissance eût volontiers supprimé les édifices gothiques du moyen âge; les amateurs du style classique du XVIIe siècle crurent bien servir la cause de l'art en effaçant la trace de constructions qu'ils tenaient pour irrégulières; de nos jours, enfin, il semble qu'on s'efforce, en détruisant jusqu'au vestige des fondations anciennes, de rendre toute image du passé impossible et de dérouter jusqu'aux souvenirs. L'Italie, au contraire, même au temps de Raphaël, n'effaça jamais un Giotto. Ses vieilles écoles lui

furent toujours chères. La perfection de l'âge classique ne la rendit pas injuste pour la naïveté des époques de tâtonnement. L'attention que Vasari accorde aux anciens maîtres eût passé en France pour puérile, les essais des époques primitives y paraissant tout simplement grotesques ou barbares.

La fortune de l'art italien tient donc à des causes profondes et à la supériorité même du génie de l'Italie. Avant tout autre pays en Europe, l'Italie attacha un sens au mot de gloire et travailla pour la postérité. Le respect des origines tient chez elle au même principe. L'art étant pour l'Italie la réalisation du beau, non un caprice futile, elle n'éprouva pas ce fatal besoin de sacrifier les œuvres du passé aux convenances des artistes à la mode. Toutes les couches de l'histoire de l'art sont représentées sur son sol. Chacun de ses chefs-d'œuvre a un nom, une date, une légende. Si elle eût eu nos architectes du XIIe et du XIIIe siècle, elle eût égalé leur gloire à celle des Bramante et des Michel-Ange. Même les noms obscurs des Colart de Laon, des Girart d'Orléans, seraient chez elle inscrits au livre d'or. Chez nous, ils n'ont échappé à l'oubli que par le hasard qui les a fait figurer sur d'insipides registres de dépenses, mêlés aux détails les plus vulgaires : illacrymabiles,... carent quia vate sacro.

En somme, si notre art du moyen âge n'a pas vécu, ce n'est pas le caprice du XVIe siècle qu'il en faut accuser; c'est qu'il manquait des conditions nécessaires pour arriver à la pleine réalisation du beau. L'art du moyen âge tomba par ses défauts essentiels, et parce qu'il ne sut pas s'élever à la perfection de la forme. L'antiquité seule pouvait révéler aux nations modernes le secret d'un art qui ne sacrifiât jamais la beauté à l'expression, et s'arrêtât toujours devant la grimace et la difformité. La Renaissance n'est pas, comme on l'a dit souvent, coupable d'avoir étouffé l'art du moyen âge : l'art du moyen âge était mort avant qu'elle commençât à poindre. Il était mort faute d'un principe suffisant pour l'amener à un entier succès. Aussi sa décadence ne ressemble-t-elle point à celle d'un art qui dépasse le but à force de raffinement, et par l'impossibilité où est l'esprit humain de se tenir longtemps dans la limite de la perfection ce fut une décadence avant la maturité, une

sorte de jeunesse flétrie avant d'arriver à un complet développement. Ce qui manqua à l'art de la fin du XIV siècle, ce ne fut ni le talent des artistes, ni une aristocratie brillante et spirituelle pour l'encourager; ce fut un mobile moral élevé, une noble conception de la nature humaine, et ce sentiment du grand et du beau, sans lequel les ouvrages de l'art, comme ceux de la littérature, ne peuvent arriver à revêtir une forme durable et achevée.

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