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« Tout l'épisode de Sinon est invraisemblable et absurde; les ressources du poète, l'éloquence du discours qu'il met dans la bouche de Sinon, n'en diminuent en rien l'absurdité. Cependant il faut que le cheval soit, le jour du départ des Grecs, introduit dans Troie, sans quoi cela rendrait encore plus incroyable que les mille vaisseaux des Grecs pussent, si près de Troie, rester cachés.

« Le bel épisode de Laocoon se recommande de luimême, mais ne peut en rien diminuer l'absurdité de la conduite des Troyens, puisque, enfin, on pouvait laisser plusieurs jours le cheval au camp dans sa position, et s'assurer que la flotte ennemie s'était éloignée avant d'abattre les murailles pour l'introduire dans la ville.

. « Les guerriers enfermés dans le cheval de bois auquel Sinon ouvre la barrière, ne sortent que lorsque la flotte des Grecs, qui est partie de Ténédos lorsque tout dort et que la nuit est obscure, a déjà débarqué l'armée; ce ne peut donc pas être avant une heure du matin; aussi bien ce n'est guère qu'à cette heure que les corps de garde s'endorment et que Sinon a pu ouvrir la barrière. Tout le deuxième livre de la destruction de Troie s'opère donc de une heure du matin au lever du soleil, c'est-à-dire en trois ou quatre heures, tout cela est absurde. Troie n'a pu être prise, brûlée et détruite en moins de quinze jours de temps. Troie renfermait une armée; cette armée ne s'est pas sauvée; elle a donc dû se défendre dans tous les palais. Énée, logé au palais de son père, dans un bois à une demi-lieue de Troie, n'est instruit que par l'apparition d'llector de la prise et de l'incendie de la ville. La maison d'Anchise fût-elle à deux lieues de la ville, le bruit du tumulte de la prise de la ville, la chaleur de l'incendie des premières maisons auraient réveillé

les hommes et les animaux. Ilion n'est pas tombée dans une seule nuit, surtout dans une nuit si courte; et l'armée qui y était pour la défendre l'eût-elle évacuée, que, matériellement, l'armée grecque ne pouvait prendre possession de la ville et la détruire que dans plusieurs jours. Énée n'était pas le seul guerrier qui se trouvait dans Ilion; cependant il ne parle que de lui. Tant de héros, qui jouent un rôle aussi brillant dans l'Iliade, ont dû aussi, de leur côté, défendre chacun leur quartier.

« Une tour dont le sommet s'élevait jusqu'aux cieux et dont le comble y semblait suspendu, était sans doute de pierre; on ne voit pas comment Énée, en peu d'instants, et avec le secours de quelques leviers de fer, a pu la faire crouler sur la tête des Grecs.

« Si Homère eût traité la prise de Troie, il ne l'eût pas traitée comme la prise d'un fort, mais il y eût employé le temps nécessaire au moins huit jours et huit nuits. Lorsqu'on lit l'Iliade, on sent à chaque instant qu'llomère a fait la guerre, et n'a pas, comme le disent les commentateurs, passé sa vie dans les écoles de Chio. Quand on lit l'Enéide, on sent que cet ouvrage est fait par un régent de collége qui n'a jamais rien fait. On ne voit pas, en effet, ce qui a pu décider Virgile à commencer et à finir la prise, l'incendie et le pillage de Troie en peu d'heures. Dans ce court espace, il fait même ramasser toutes les richesses dans des magasins centraux. La maison d'Anchise devait être très-près de Troie, puisque dans ce peu d'heures, et malgré les combats, Énée y fait plusieurs voyages. Il fallut à Scipion dix-sept jours pour brûler Carthage abandonnée de ses habitants; il a fallu onze jours pour brûler Moscou, quoique en grande partie bat hois; et pour une ville de cette étendue, il faut

plusieurs jours à l'armée conquérante pour en prendre possession. Troie était une grande ville'; car les Grecs, qui avaient cent mille hommes, n'essayèrent jamais de la cerner. Lorsque Énée retourne cette nuit même dans Ilion, il retrouve :

Ulysse des vainqueurs gardant la riche proie;

Là sont accumulés tous les trésors de Troie.

« Pour cette seule opération, il faut plus de quinze jours, et ce n'est pas dans un moment de désordre d'une ville prise d'assaut, qu'on va s'amuser à entasser les richesses dans des magasins centraux.

Le jour naît, je retourne à ma troupe fidèle.

<«< Ainsi, d'une heure du matin à quatre heures, c'est-àdire en trois heures, Énée a été à Troie, a livré tous les combats dont il rend compte, a défendu le palais de Priam, est revenu chercher Créuse à Troie, et a trouvé la ville toute soumise, ne rendant plus de combats, entièrement occupée par l'ennemi, toute brûlée, et les magasins déjà fermés. Ce n'est pas ainsi que doit marcher l'épopée, et ce n'est pas ainsi que marche Homère dans l'Iliade. Le journal d'Agamemnon ne serait pas plus exact pour les distances et le temps, et pour la vraisemblance des opérations militaires, que ne l'est ce chef-d'œuvre 1. »

Mémoires de Marchand. Voy. Napoléon, ses opinions et ses jugements sur les hommes et sur les choses, par M. Damas Hinard, tome II, art. VIRGILE.

DES CITATIONS.

Il y a une foule de phrases et de vers que l'on cite tous les jours, et dont on a fait un tel abus, qu'un homme d'esprit et de goût devrait s'abstenir à jamais de les rappeler. Ainsi que de fois n'a-t-on pas lu dans les romans, appliqués à un jeune poète ou à un jeune artiste, ces mots: Anch'io son pillor, etc. Nous ne pouvons dire l'espèce d'agacement que nous éprouvons à la lecture de cette phrase ou du vers suivant, que l'on a modifié si souvent en le prenant pour épigraphe, qu'il est assez difficile de retrouver sa forme primitive:

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Tel est encore ce vers, que les femmes répètent avec complaisance. Il est tiré du Mérite des femmes :

Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.

Il faut avouer que le malheureux que l'on voudrait forcer de tomber aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, se trouverait dans un cruel embarras; et Legouvé est bien coupable de n'avoir pas indiqué en note la conduite à suivre en pareille occurrence. Avant lui, on avait cru généralement que le concours des deux sexes était nécessaire pour procréer des garçons ou des filles; mais son vers est venu nous détromper, et il est constant maintenant, quelque incroyable que cela puisse paraître, que, quant aux filles, le sexe féminin suffit seul à la besogne.

Il y a dans Boileau (satire x) deux vers que les pédants de collége, les pères de famille et les tuteurs qui ont fait leurs études, aiment fort à citer :

L'honneur est comme une île escarpée et sans bords,
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.

Ces vers passent en général pour être beaux, et renfermer une pensée profonde. Nous en conviendrons volontiers quand on nous aura expliqué ce que c'est qu'une ile sans bords.

Le chant III de l'Art poétique renferme aussi deux vers que certains critiques de profession ont toujours à la bouche quand il s'agit de Molière :

Dans le sac ridicule où Scapin s'enveloppe,

Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.

Or, dans ces deux vers, tels qu'ils sont imprimés dans toutes les éditions, il y a deux absurdités évidentes. Il faut n'avoir pas lu la pièce des Fourberies de Scapin, pour ignorer que Scapin ne s'enveloppe pas dans un sac, mais y enveloppe Géronte. De plus, Molière remplissait, non pas le rôle de Scapin, mais celui de Géronte, rôle que Boileau trouvait indigne de lui. C'est par ce double motif qu'un commentateur, nous ne savons plus lequel, a proposé une correction très-simple. Au lieu de s'enveloppe, il lit l'enveloppe, et alors les deux vers, au lieu d'être absurdes, offrent un sens clair et raisonnable.

Parmi les vers que l'on cite, il y en a souvent que l'on n'attribue pas à leurs véritables auteurs 1. Ainsi Vol

On peut voir le tome I du Ménagiana, pour quelques vers latins dont on ignore généralement les auteurs, comme

Et sequitur leviter filia matris iter.

Incidit in Scyllam cupiens vitare Charybdim.

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