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Sinope. D'où ce corollaire immédiat : les autres femmes qui semblent passer, par instants, dans la vie du poète, ne sont que des fantômes, et toutes les poésies d'amour adressées à des maîtresses que nous ignorons ne sont que des déclarations déguisées à Cassandre. « J'utiliserai, pour ma part, de préférence à ces documents en quelque sorte officiels, certains autres dans lesquels, Cassandre n'étant pas nommée, le cœur de l'auteur s'est épanché sans contrainte. » Voilà ce que dit M. Sorg. Dès lors il n'a souci que de relire les poésies de Ronsard avec la volonté de réhabiliter cet amoureux calomnié. Les travaux les plus solides des précédents historiens, leurs raisonnements les plus rigoureux, il n'en fait pas même mention. Il aurait dû commencer par dire, pourtant, en quoi ses prédécesseurs se trompaient; mais il préfère écarter d'un geste tout ce fatras; mieux, il l'ignore. Pour un peu il dirait que ces critiques n'ont point lu Ronsard; c'est qu'ils ne l'ont pas lu comme il fait, avec le désir d'y découvrir ce qu'il sait d'avance. M. Sorg rapproche sans prévenir des textes distants de vingt années, cherche des révélations dans des poésies qui ne s'adressent manifestement pas à Cassandre, prend au sérieux des déclarations de Ronsard qui sont des développements de thèmes traditionnels, avance des faits importants sur le seul témoi gnage d'un passage incertain ou obscur, tandis que plusieurs passages non équivoques rendent ces faits impossibles; avec le vaste dessein de modifier complètement toutes les idées reçues sur le chapitre des amours de Ronsard, il se contente de quelques pages rapides, de grands échafaudages qui ne peuvent en imposer à personne; il affectionne les vers isolés, détachés du contexte, les citations tronquées, auxquels il attribue des significations de fortune qu'ils perdent aussitôt qu'on les replace dans le mouvement d'un sonnet ou d'une élégie; enfin il ne paraît pas se douter que les pièces qu'il invoque en faveur de sa thèse témoignent le plus souvent contre elle, pas plus qu'il n'a l'air de soupçonner les conséquences d'un simple changement de date, le bouleversement qu'il peut apporter dans une vie de poète que les érudits, dans ces vingt dernières années, se sont efforcés de tisser au plus près.

Mais il y a là plus qu'une question de textes et d'érudition. On s'expliquerait à la rigueur que M. Sorg se fût engagé dans une telle direction s'il avait trouvé un document parlant d'un

secret de Ronsard ou laissant supposer qu'il en eût un; une légende d'éternelle fidélité conviendrait à un poète tendre et respectueux. En dernière analyse, la théorie de M. Sorg, me semble-t-il, ne peut prendre naissance que d'une grave incom. préhension du caractère de Ronsard et de sa poésie. Il serait fort touchant, sans doute, que le grand Vendômois eût été, sa vie durant, amoureux de la belle Cassandre; mais l'esprit général de la Renaissance comme son tempérament particulier, tout l'inclinait à être un amoureux quelquefois épris, souvent sincère au moment de sa flamme, presque toujours ardent et volage. Si ce Ronsard inconstant choque certaines sensibilités, cela est regrettable, mais ni M. Sorg ni personne ne peuvent changer la réalité. Il faut n'avoir jamais lu les odes, les odelettes, les chansons (je ne dis rien du Livret de Folâtries) pour ne pas se rappeler cette frayeur du temps corrupteur de la beauté, ces appels à la jouissance qui reviennent, tout proches les uns des autres, comme un thème essentiel. C'est presque une obsession, plus pressante à mesure que le poète avance en âge1. Je me bornerai à choisir entre beaucoup un passage fort explicite :

Alors que tout le sang me bouillait de jeunesse,

Je fis aux bords de Loire une jeune maîtresse

Que ma Muse en fureur sa Cassandre appeloit,
A qui mesme Venus sa beauté n'egaloit.

Je m'espris en Anjou d'une belle Marie

Que j'aimay plus que moy, que mon cœur, que ma vie :
Son païs le sçait bien, où cent mille chansons
Je composay pour elle en cent mille façons...

Maintenant je poursuy toute amour vagabonde :
Ores j'aime la noire, ores j'aime la blonde,
Et sans amour certain en mon cœur esprouver
Je cherche ma fortune où je la puis trouver 2...

Ainsi, même si M. Sorg avait solidement étayé ses hypothèses,

1. Je prie qu'on m'excuse de devoir répéter ici des vérités élémentaires et je regrette d'achever cet article sans proposer un point de vue nouveau; j'ai dû seulement combattre une hypothèse inacceptable.

2. Ronsard, t. IV, p. 16.

même s'il était parvenu à faire soupçonner les motifs de cette invraisemblable attitude de Ronsard vis-à-vis d'une Marie et d'un Sinope imaginaires, il lui resterait à expliquer le pourquoi de cette discordance entre une vie de poète tout occupée, selon lui, de maintenir intact un amour pur et sans espoir et une poésie tournée entièrement (lorsqu'elle n'est pas imitation) vers la glorification de l'amour le plus ardent et le plus complet. Mais M. Sorg n'en est pas là, il n'a pas achevé sa tâche d'historien: avant la publication du Premier Livre des Amours, en 1552, Ronsard avait célébré une Macée, une Marguerite, une Madelaine « ayant mari vieillart », une Jeanne, par exception impitoyable, une Rose « où sa vie est enclose », une autre encore « qui chaque nuit égale au plus beau jour », plusieurs autres peut-être. Un grand nombre de pièces publiées après 1552 renferment des allusions à des femmes qui ne peuvent être aucune de celles que nous connaissons; et comment ne pas mentionner cette Genèvre à qui le poète a dédié plusieurs élégies et qu'il a aimée sûrement plus d'une année?? Il est probable que nous ne saurons jamais qui sont ces Muses passagères. Ronsard a parlé d'elles à ses amis, mais souvent sans doute pour en rire; il les a chantées dans ses vers, mais bien habile qui découvrirait en eux autre chose que de vagues allusions. Même dans les poésies à Cassandre ou à Marie, des précisions semblent contradictoires. Un poète n'est pas un officier d'état civil, il a le droit d'imaginer, de mêler, d'accommoder diversement ses souvenirs. Ronsard cherchait avant tout, M. Laumonier l'a déjà dit, à composer une œuvre harmonieuse; il n'hésitait pas à dédier à Marie des sonnets d'abord composés pour Cassandre, il changeait les noms, il brouillait les dates, peu lui importait. Ne voyons pas en lui un poète à la mode du xixe siècle; nous ne trouverons pas dans ses vers des cris de passion tragique, encore moins un goût du romanesque, du mystérieux, du secret que n'eut jamais une âme éprise « de la belle lumière du monde ». Il est certain qu'il avait une grande expérience de l'amour, c'est pourquoi ses meilleurs vers nous paraissent si vivants, si riches de sève. Mais dans le temps qu'il célébrait la grâce d'une femme, affirmerons-nous qu'il ne songeait pas encore à celle d'hier, et déjà à celle de demain?

1. Cf. Laumonier, Ronsard poète lyrique, p. 45. 2. De juillet 1561 à juillet 1562.

Quand il composait une déclaration d'éternel amour, nous savons bien qu'il pensait à Catulle ou à Pétrarque. Et je voudrais, à l'adresse de M. Sorg, copier pour terminer quelques lignes du commentaire de Muret, qui connaissait bien Ronsard, sur un sonnet du Premier Livre des Amours : « Ils, les poètes, ne sont pas toujours si passionnés ni si constans en amour qu'ils se font. Et bien qu'ils disent à la premiere qu'ils peuvent aborder que plustot ciel et terre periraient qu'ils n'en aimassent une autre, toutefois quand ils rencontrent chaussure à leur pied, leur naturel n'est pas d'en faire grande conscience. »

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Marcel RAYMOND.

REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. IX.

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COMPTES-RENDUS.

Les Essais de Michel de Montaigne. Nouvelle édition conforme au texte de l'exemplaire de Bordeaux, avec les additions de l'édition posthume, l'explication des termes vieillis et la traduction des citations, une chronologie. de la vie et de l'œuvre de Montaigne, des notices et un index, par Pierre VILLEY. Tome I. Paris, Félix Alcan, 1922.

Voici l'édition de Montaigne que nous attendions depuis quelques années : celle qui nous procure sous un format commode et à un prix abordable un texte des Essais établi conformément aux résultats acquis récemment par la critique.

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Le texte suivi par M. Villey est celui de l'exemplaire dit de Bordeaux, conservé à la bibliothèque de cette ville, publié par M. Strowski2 et reproduit en phototypie3. Cet exemplaire, couvert de corrections et d'additions manuscrites de Montaigne, devait être remis par lui à l'imprimeur; sur la première page, il avait déjà substitué à la mention imprimée « cinquième édition » les mots « sixième édition ». Or, ses exécuteurs

1. Voir R. É. R., t. VII (1909), p. 506 et suiv.

2. Librairie H. Champion, 4 vol.

3. Librairie Hachette.

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