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JEAN LEMAIRE DE BELGES

SA VIE ET SON EUVRE

(4° article1.)

IV.

LES GRANDES ŒUVRES.

On ignore à quelle époque Jean Lemaire écrivit l'ouvrage de prose et de vers qu'il intitula La Concorde des deux Langages. Rien dans son texte, aucune allusion à quelque événement, ne permet d'en fixer la date. M. Stécher le place vers 1509, M. Thibaut vers 1510, M. Guy vers 1511. Pour ma part je le reculerais encore d'une année; en voici la raison. Dans tous les ouvrages qu'il écrivit jusqu'à cette date, même dans son Épître du roi à Hector de Troie, si dévouée à la France, Lemaire a toujours eu des paroles louangeuses pour Maximilien d'Autriche et pour sa fille Marguerite; en 1511, d'autre part, nous l'avons vu, par ses actes et dans ses lettres, s'appliquer à regagner auprès de celle-ci une faveur qu'il se sent sur le point de perdre. On comprendrait difficilement qu'écrivant, dans ces circonstances, un ouvrage important comme La Concorde des deux Langages, l'un de ses mieux pensés et de ses plus soignés, il n'y ait pas mis un mot, pas un seul, qui rappelât qu'il était indiciaire de la maison d'Autriche et exprimât ses sentiments à l'égard de ses maîtres, alors qu'il y étalait, avec un lyrisme enthousiaste, son admiration pour la nation française. Il en faudrait donc conclure

1. Voir Revue du XVI siècle, t. VIII, p. 212; t. IX, p. 1, 97.

REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. ix.

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que l'œuvre fut exécutée au moment où Lemaire, devenu tout récemment indiciaire de la reine et ayant rompu toute attache avec la cour de Malines, n'avait plus aucun motif de flatter par ses chants ni l'empereur ni la régente'.

Mais cette date de 1512 est aussi la plus récente que l'on puisse assigner à l'œuvre. Lemaire parle, en effet, au prologue de la Concorde, des guerres et « inimitiés violentes de Vénitiens... contre ceux de notre langue ». Or, il n'eût point écrit ces mots après les mois de mars et d'avril 1513, où Louis XII fit négocier et ratifier un traité avec le gouvernement de la République, traité par lequel les deux États s'engageaient à s'aider mutuellement pour reconquérir, l'un le Milanais, l'autre les territoires vénitiens détenus par l'empereur".

M. Guy a précisé le sens de l'œuvre en dix lignes excellentes que voici : « Les deux langages qu'il s'agit de mettre d'accord ce sont, d'une part, le français, et, de l'autre, le << toscan ou florentin ». Mais le mot langage est pris au sens large et semble désigner les états d'âme, le genre de culture, les opinions qui caractérisent chaque peuple. Et ainsi, en dépit des apparences, l'écrivain ne rêve pas la fusion des idiomes italiens et français : ce qu'il préconise en s'adressant à l'Italie et à la France, nations fraternelles puisqu'elles sont nées de Rome, c'est, fondée sur une solidarité spirituelle, l'union des volontés et des cœurs3. »

Ce désir d'entente spirituelle n'était que l'affirmation d'une tendance qui, depuis plus d'un siècle, avait conduit les premiers humanistes à goûter, en même temps que l'antiquité qu'ils exploraient, le génie italien qui les y aidait. L'on ne pouvait aller à Cicéron, à Plaute, à Platon,

«

1. Lemaire fait bien allusion dans le prologue de son œuvre à une femme d'un haut cœur viril et masculin » qui l'aurait incité à décrire le débat entre les partisans de chacune des deux langues, mais la phrase est obscure et il y a d'autant moins lieu de voir dans cette personne Marguerite d'Autriche qu'il la désigne si peu. 2. Ce traité fut renouvelé en 1515 par François Ier.

3. Voir H. Guy, ouvr. cité, p. 194.

sans rencontrer sur sa route Pétrarque, Pogge, Ficin, et combien d'autres, qui les cherchaient aussi et souvent les avaient trouvés. Comment dès lors n'eût-on point sympathisé avec ces derniers?

Jean de Montreuil avait été, dès la fin du xive siècle, un de ces précurseurs. Jean Jouffroy, évêque d'Arras, puis cardinal; Guillaume Fichet, professeur et imprimeur; Robert Gagnin, et tous ceux, ils sont légion! — que leurs études, ou la guerre, ou la diplomatie, amenèrent en Italie, et tous les Italiens que les mêmes raisons conduisirent en France avaient travaillé, inconsciemment souvent, à cette fusion des deux esprits, « des deux langages », dira Lemaire.

De cette fusion devait sortir, en France, ce qu'on appelle la culture classique, établie sur les solides fondements de la pensée et de l'art gréco-latins, et qui, sans étouffer l'originalité de l'âme française, se développa, peu à peu, jusqu'à l'heure d'atteindre son plein épanouissement dans la première partie du règne de Louis XIV. Lorsque en 1650, au prologue d'Andromède, Corneille écrit :

J'ai réuni pour le faire admirer

Tout ce qu'ont de plus beau la France et l'Italie...

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à ce moment, dans leur communion avec l'antiquité, les deux nations se sont imprégnées à un point qui, en France, ne sera pas dépassé. Celle-ci doit, notamment, à ce mariage la primauté indiscutable qu'elle a conservée depuis dans les arts plastiques, — seule la peinture de la Flandre et des Pays-Bas surpassera durant un temps la sienne; - elle lui doit d'avoir pu s'assimiler plus vite et mieux la substance éternellement vivante des deux grandes civilisations disparues; or, de tous ceux qui proposèrent ces noces, parce qu'ils prévoyaient qu'elles seraient fécondes, nul ne le fit si tôt, et d'une plume aussi pressante, que Jean Lemaire de Belges.

C'est en poète, et non en pédagogue, qu'il s'y prend pour

démontrer qu'il serait « bon pour chose morale et convenant' à chose publique » que l'Italie et la France, faisant la paix, s'entendissent pour travailler au profit de la civilisation. Dans quel domaine leurs efforts communs pourraient-ils s'exercer utilement à cette fin? Sur quoi fonder leur accord? Et le poète répond: Cet accord est irréalisable si les Français et les Italiens se bornent à poursuivre les plaisirs d'une existence facile, molle, luxueuse, livrée aux voluptés, aux préoccupations de l'amour qui signifie « lâcheté et oisiveté » et qui, fatalement, faisant naître les conflits d'intérêts les plus égoïstes, sème « division et zizanie entre loyaux amants »; mais on y parviendra par la paix, la prudence, l'honneur, l'étude et le souci de la beauté.

Et pour objectiver ce thème, pour l'exprimer artistiquement, Lemaire imagine qu'il visite tour à tour le temple de Vénus et celui de Minerve.

Dans le premier, où il se présente désireux d'aimer et de goûter des joies auxquelles il comprendra bientôt que d'autres, plus hautes, sont préférables, il assiste à la célébration du culte que l'humanité rend à l'Amour. Il le décrit, ce culte, avec une éloquence ardente et sensuelle où respire, chante, danse et rit l'âme du paganisme ressuscité par la Renaissance. Un personnage, « l'archiprêtre Génius », — que nous appellerions le génie de l'espèce, y prêche aux fidèles un brûlant sermon qui, leur donnant l'exemple de la nature et du renouveau, les exhorte à aimer. Créé pour « défendre et garder les hommes », ce Génius, qui se dit « vrai ami de Nature », ne le peut mieux faire qu'en les poussant à se reproduire. Comme Rabelais, trente ans plus tard, interdira l'entrée de Thélème aux hypocrites, bigots, cagots, matagots et autres « vendeurs

1. duisant.

2. Ce Génius est emprunté au Roman de la Rose où il est chapelain de Nature. Il y prêche aussi la puissance et la beauté de l'amour, mais les deux sermons n'ont de commun que cette donnée générale; celui de Lemaire est infiniment supérieur.

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