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naissent que le principe sur lequel on fonde l'action rescisoire est bon en soi, mais qu'il ne peut être réalisé dans la pratique sans entraîner des dangers et des abus de toute espèce.

Quelques-uns, avec plus de science que de lumières, ont cherché à établir que la loi 2, au code, de rescindendá venditione, sur laquelle repose tout le système de l'action rescisoire pour cause de lésion, n'est pas l'ouvrage des empereurs auxquels on l'attribue; que ce texte se trouve en contradiction avec toutes les lois romaines publiées dans le temps de la république, et avec d'autres lois faites par les empereurs même que l'on suppose auteurs de la loi dont il s'agit.

Nous avons examiné la question sous les différents points de vue qu'elle présente.

« D'abord, nous avons écarté toutes les discussions de date et de chronologie. Quelle est la véritable époque de la promulgation de la loi 2, au code, de rescindenda venditione? Par quel prince a-t-elle été promulguée? Existe-t-il des lois contraires dans la vaste compilation du droit romain? Dans ce moment, toutes ces recherches sont plus curieuses qu'utiles. Nous savons que la loi 2, au code, de rescindendâ venditione, est dans le recueil de Justinien, et qu'elle a été constamment suivie et respectée parmi nous et dans presque tous les Etats de l'Europe. Quel poids peuvent doncavoir des dissertations obscures, uniquement relatives à la date de cette loi, lorsque tant de siècles et tant de peuples ont rendu si solennellement hommage à la sagesse de ses dispositions?

Dire que dans les temps florissants de la république, on ne connaissait point à Rome l'action rescisoire pour cause de lésion, c'est proposer une observation inconcluante. Les lois n'ont été faites que successivement, selon les besoins et les circonstances. L'orateur romain remarque qu'il fut un temps où il n'existait aucune loi contre le parricide. Une loi naît ordinairement d'un abus qui se manifeste, et qu'il importe à la société de réprimer. Tant que les mœurs gouvernent, on a peu de lois. Les codes des nations se développent et s'étendent à mesure qu'on sent davantage le besoin de faire des lois pour corriger les mœurs. On a établi des lois contre le péculat, quand la fréquence de ce crime les a provoquées. On a vraisemblablement établi l'action rescisoire quand des surprises ou des fraudes jusque-là inouïes, ont averti le législateur qu'il était temps de ramener la bonne foi dans les ventes et les achats. Ainsi il serait absurde de chercher un préjugé contre la loi 2, au code, de rescindenda venditione, dans l'époque plus ou moins ancienne à laquelle cette loi peut avoir été publiée. Ceux qui croient avoir fait une découverte chronologique veulent tout rapporter à cette découverte, parce qu'on s'attache toujours fortement à ce que l'on sait le mieux. Mais le législateur et le jurisconsulte ont une tâche plus importante à remplir. Ils ne doivent pas se borner à recueillir et à concilier des textes épars; ils doivent choisir, au milieu de toutes les idées et de toutes les maximes de législation qui ont été jetées dans le monde, celles qui se combinent le mieux avec les besoins de la société et le bonheur des homines.

«En conséquence, laissant à l'écart tout ce qui est étranger au fond des choses, nous avons uniquement pesé les principes qui pouvaient éclairer notre détermination.

Les auteurs qui attaquent l'action rescisoire

pour cause de lésion jusque dans sa source, prétendent que le contrat fait tout; que les hommes ne doivent pas être admis à revenir contre leur propre fait que la valeur des choses varie journellement; qu'elle n'est souvent relative qu'à la situation et à la convenance des personnes qui vendent et qui achètent; qu'il est impossible d'avoir une mesure fixe et commune; qu'il serait conséquemment déraisonnable de supposer et de chercher un juste prix autre que celui qui a

été convenu entre contractants.

« A Dieu ne plaise que nous voulions affaiblir le respect qui est dû à la foi des contrats. Mais il est des règles de justice qui sont antérieures aux contrats mêmes, et desquelles les contrats tirent leur principale force. Les idées du juste et de l'injuste ne sont pas l'unique résultat des conventions humaines. Elles ont précédé ces conventions, et elles doivent en diriger les pactes. De là, les jurisconsultes romains, et, après eux, toutes les nations policées, ont fondé la législation civile des contrats sur les règles immuables de l'équité naturelle.

« Or quelles sont ces règles?

« Déjà, citoyens législateurs, vous les avez consacrées par vos suffrages.

« Vous avez proclamé la maxime qu'aucune obligation ne peut exister sans cause, qu'aucune obligation ne peut même exister sans une cause raisonrable et proportionnée. Quel est donc le sens, quelle est l'application de cette maxime? Distinguons les contrats de bienfaisance d'avec les contrats intéressés. Pour la validité des uns et des autres, il faut sans doute une cause; car la nécessité de la cause s'applique indéfiniment à toutes les obligations, à tous les contrats.

« Pour ce qui concerne les contrats de bienfaisance, la cause se trouve suffisamment dans le sentiment qui les produit. On n'a pas voulu priver les hommes du doux commerce des bienfaits.

« On peut examiner, relativement à ces sortes de contrats, si la cause est contraire aux bonnes mœurs, si elle est licite, ou si elle ne l'est pas; mais on ne peut jamais exciper le défaut de cause, parce que la cause d'un acte de bienfaisance est toujours dans la bienfaisance même.

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Il en est autrement des contrats intéressés. «La cause de ces sortes de contrats est, selon les jurisconsultes, l'intérêt ou l'avantage, qui est le motif et comme la raison de l'engagement.

« Il y a donc à examiner si cet intérêt, cet avantage, est réel ou imaginaire, s'il est proportionné, c'est-à-dire s'il y a un équilibre raisonnable entre ce que l'on donne et ce que l'on reçoit.

<< Dans un contrat de vente, la cause de l'engagement est, pour le vendeur, d'échanger une chose quelconque contre de l'argent, et pour l'acquéreur, d'échanger son argent contre la chose qu'on lui transporte. Ce contrat a été rangé dans la classe des contrats commutatifs. On définit le contrat commutatif, celui par lequel on donne une chose pour en recevoir l'équivalent.

«De là vient le principe qu'il ne peut exister de vente, proprement dite, sans la stipulation d'un prix; et puisque le prix doit être l'équivalent de la chose vendue, il faut que le prix réponde à la valeur de cette chose: s'il y a lésion, c'est-à-dire s'il n'y a point d'équilibre entre la chose et le prix, le contrat se trouve sans cause, ou du moins sans une cause raisonnable et suffisante à l'égard de la partie.

Ainsi, l'action rescisoire pour cause de lésion a son fondement dans les maximes communes à tous les contrats, et elle est une conséquence im

médiate, une conséquence nécessaire de la nature particulière du contrat de vente.

Tout cela est bon en théorie, dit-on; mais comment connaître dans la pratique que le prix stipulé dans un acte de vente est équivalent à la chose vendue? Peut-on avoir une mesure connue et fixe? La situation respective des parties, leur convenance, n'exigeraient-elles pas une mesure particulière pour chaque hypothese, pour chaque contrat ?

Pourquoi donc la convention ne serait-elle pas l'unique loi des parties, puisqu'elle est le plus sûr et même l'unique garant de leur désir et de leurs besoins réciproques?

«La réponse à ces objections exige un certain développement.

«En général, la valeur de chaque chose n'est que l'estimation de son utilité.

« On appelle prix la portion ou la somme d'argent qui, comparée à cette valeur, est réputée lui être équivalente.

« On a toujours distingué le juste prix d'avec le prix conventionnel on a eu raison; car le prix conventionnel et le juste prix diffèrent souvent l'un de l'autre.

Le prix conventionnel n'existe que par le fait même de la convention il ne peut être que le résultat des rapports singuliers qui rapprochent les contractants. Le juste prix est déterminé par des rapports plus étendus, qui ne tiennent pas uniquement à la situation particulière dans laquelle deux contractants peuvent accidentellement se trouver.

Le prix conventionnel n'est que l'ouvrage des volontés privées qui ont concouru à le fixer. Le juste prix est le résultat de l'opinion commune.

« Nous vivons en société. Tout ce qui forme la propriété parmi les hommes réunis dans la même patrie, dans la même cité, n'est pas tout à la fois dans le commerce. Les métaux ou les monnaies, qui sont les signes de la valeur des choses, ne circulent pas toujours en même quantité; la concurrence des vendeurs et des acheteurs n'est pas constamment la même tout cela dépend de la situation et des besoins variables de ceux qui se présentent pour vendre et pour acheter. Il est vrai néanmoins que la situation et les besoins de tous les vendeurs et de tous les acheteurs, ou du plus grand nombre, diffèrent peu, si on considère les choses et les hommes dans le même temps, dans le même lieu, et dans les mêmes circonstances; or c'est de cette espèce de conformité de situation et de besoins que se forme, par l'opinion publique, une sorte de prix commun ou courant qui donne aux objets mobiliers ou immobiliers une valeur à peu près certaine tant que les mêmes circonstances subsistent. De là on voit journellement le prix des marchandises et des immeubles annoncé dans les feuilles périodiques de nos cités principales.

Il y a donc pour chaque chose un juste prix qui est distinct et indépendant du prix conventionnel. Le prix conventionnel peut s'écarter et s'écarte réellement du juste prix, quand la cupidité d'une part, et la nécessité de l'autre deviennent la seule balance des pactes ou des accords arrêtés entre les parties qui traitent ensemble.

• On reconnaît si bien un juste prix indépendamment du prix conventionnel, que l'on confronte tous les jours le prix conventionnel avec le juste prix, pour savoir si un contrat auquel on donne le nom de contrat de vente en a véritablement les caractères et la nature. Ainsi on juge par la vileté du prix stipulé dans un acte, que

cet acte présenté comme une vente n'est qu'une donation déguisée. On juge encore, par la vileté du prix, que, sous la forme d'une vente faite avec faculté de rachat, on a voulu cacher un prêt sur gage. Enfin, c'est par la vileté du prix que l'on découvre si l'abandon d'un immeuble, sous la condition d'une rente viagère, présente un contrat onéreux ou une pure libéralité.

« Or si les lois présupposent l'existence d'un juste prix indépendamment du prix conventionnel, lorsqu'il s'agit de prononcer sur les questions que nous venons d'annoncer, comment pourraiton méconnaître ce juste prix quand il s'agit de lésion? La lésion n'est-elle pas une injustice inconciliable avec les principes d'équité et de réciprocité, qui doivent être l'âme de tous les contrats? n'avons-nous pas démontré qu'elle choque l'essence même du contrat de vente? Pourquoi donc voudrait-on renoncer à l'espoir de la découvrir et de la faire réparer?

« La lésion en soi est odieuse et illicite. Déjà l'action rescisoire pour cause de lésion est admise, dans notre Code civil, comme un moyen légal de restitution; car la lésion simple fait restituer les mineurs, et la loi déclare qu'ils ne sont point restitués comme mineurs, mais comme lésés: Non tanquam minor, sed tanquam læsus.

«Lorsque vous avez adopté la partie du Code qui concerne les successions, vous avez décrété, citoyens législateurs, que la lésion du tiers au quart suffit pour faire rescinder un acte de partage passé entre majeurs.

«En admettant, dans le projet de loi qui vous est aujourd'hui soumis, la lésion comme moyen de rescision contre le contrat de vente, nous n'avons donc fait qu'appliquer à ce contrat un principe récemment et solennellement consacré par vos suffrages.

« Les partisans du système contraire à celui du projet de loi remarquent qu'il y a une trèsgrande différence entre un acte de partage et un contrat de vente; qu'un acte de partage exige une égalité plus parfaite entre les parties; que, dans cette espèce d'acte, chacun doit exactement retirer ce qui lui appartient, tandis que, dans un contrat de vente, les contractants se livrent en quelque sorte à des spéculations purement volontaires, déterminées par le besoin ou par la convenance du moment; d'où l'on conclut que des majeurs qui sont arbitres de leur fortune, et qui doivent savoir ce qu'ils font, sont peu recevables à se plaindre d'avoir été lésés. On ajoute que si l'action rescisoire pour cause de lésion pouvait être admise en matière de vente, il arriverait souvent que l'on viendrait au secours d'un vendeur qui, après s'être ménagé par son contrat un secours d'argent auquel il serait redevable du rétablissement de ses affaires, ne craindrait pas de revenir ensuite contre son propre fait, et de se jouer de la foi de ses engagements. De plus, les propriétés, dit-on, seraient trop incertaines; il n'y aurait plus rien de fixe dans le commerce de la vie. L'intérêt public, la sûreté des contrats et des patrimoines, exigent donc qu'une vente ne puisse être rescindée pour cause de lésion.

« Ces objections sont visiblement dictées par l'esprit de système, qui ne considère jamais les choses avec une certaine étendue, et qui, dans ses observations, se jette ordinairement d'un seul côté, en perdant de vue tous les autres.

« Nous convenons qu'il y a de la différence entre un acte de partage et un contrat de vente; il faut une égalité plus parfaite entre des copartageants qu'entre des individus qui vendent et

qui achètent mais cette différence n'a jamais été méconnue. Les lois qui ont admis l'action rescisoire dans les actes de partage et dans les contrats de vente n'ont exigé qu'une lésion du tiers au quart pour faire rescinder les actes de partage; tandis qu'elles ont requis une lésion plus forte, telle, par exemple, qu'une lésion d'outre moitié du juste prix, pour faire rescinder un contrat de vente. Sans doute, il faut observer l'égalité dans les actes de partage mais est-il un seul contrat dans lequel il soit permis de ne point garder la bonne foi ou de ne point observer la justice?

"On ne cesse de répéter que les contrats de vente ne sont que des spéculations déterminées par le besoin ou par la convenance. Expliquonsnous une fois pour toutes sur ce point. Nous l'avons déjà dit en matière de vente, on appelle en général besoin ou convenance du vendeur le besoin ordinaire que tout vendeur a de vendre pour avoir un argent qui lui convient mieux que sa marchandise ou son immeuble.

« On appelle besoin ou convenance de l'acheteur le besoin que tout acheteur a d'acheter, pour avoir un immeuble ou une marchandise qui lui convient mieux que son argent.

« Mais le désir immodéré de s'enrichir aux dépens d'autrui ne saurait être un besoin ni une convenance légitime pour personne.

«Il est sans doute naturel que l'on veuille vendre cher et acheter à bon marché c'est ce que les lois civiles de toutes les nations recounaissent lorsqu'elles déclarent qu'il est permis, jusqu'à un certain point, à un vendeur et à un acheteur, de se circonvenir mutuellement, sese invicem circumvenire, pour tirer le meilleur parti possible de leur position respective. Mais il ne faut pas étendre trop loin cette sorte de permission ou de tolérance.

« Le juste prix des choses ne réside pas dans un point indivisible; il doit se présenter à nous avec une certaine latitude morafe : deux choses, quoique de la même espèce, ne sont jamais absolument ni mathématiquement semblables. L'avantage que l'on peut retirer des mêmes choses n'est jamais exactement le même pour tout vendeur et pour tout acheteur; il serait donc impossible de partir, pour la fixation du juste prix, d'une règle absolue et inflexible dans tous les cas mais si l'on veut asseoir le règne de la justice, il ne faut pas que l'on puisse s'écarter trop considérablement de ce prix commun, qui est réglé par l'opiion, et qu'on appelle le juste prix, puisqu'il est le résultat équitable et indélibéré de toutes les volontés et de tous les intérêts.

« La lésion résulte de la différence qui existe entre le prix commun ou le juste prix, et le prix conventionnel.

«Toute lésion pratiquée sciemment est un acte d'injustice aux yeux de la morale, mais ne saurait être un moyen de restitution aux yeux de la loi. La vertu est l'objet de la morale. La loi a plus pour objet la paix que la vertu. Si la moindre lésion suffisait pour résoudre la vente, il y aurait parmi les hommes presqu'autant de procès qu'il se fait d'acquisitions. C'est pour éviter cet inconvénient général que les lois romaines avaient cru devoir fermer les yeux sur quelques inconvénients particuliers, et prendre une sorte de milieu entre les règles d'une justice trop exacte et les spéculations odieuses de la cupidité humaine.

« Ces lois avaient en conséquence abandonné à la liberté du commerce tout l'espace qui est entre le juste prix et la lésion d'outre moitié de ce juste prix, espace dans lequel le vendeur et

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l'acheteur ont la faculté de se jouer. Dans le nouveau projet de loi, nous allons plus loin que les législateurs romains, nous exigeons que la lésion excède les sept douzièmes du juste prix ; mais il faut convenir que quand une lésion aussi énorme est constatée, on ne pourrait la tolérer sans renoncer à toute justice naturelle et civile. Il importe peu d'observer que l'on peut rencontrer des hypothèses dans lesquelles un vendeur qui n'aurait aucune ressource s'il ne vendait pas, trouve dans le modique prix qu'on lui donne un secours suffisant pour commencer sa fortune ou la rétablir. Ce sont là des circonstances extraordinaires sur lesquelles on ne saurait fonder un plan de législation. Le plus souvent un acquéreur avide abuse de la misère et de la triste situation de son vendeur pour obtenir à vil prix une propriété arrachée, pour ainsi dire, au malheur et au désespoir.

«Nous ajouterons que pour juger si un contrat est lésif, ou s'il ne l'est pas, il faut confronter le prix avec la chose, et non avec des circonstances accidentelles et fortuites, qui ne font pas partie du prix. La vente n'est point ordinairement un contrat aléatoire; elle ne le devient que quand elle porte surdes choses incertaines, et alors l'action rescisoire pour cause de lésion n'a pas lieu : mais toutes les fois qu'une vente porte sur une chose déterminée, il serait absurde qu'au lieu de juger du prix stipulé pour la valeur de la chose vendue, on fùt admis à exciper de circonstances singulières et extraordinaires, dont les suites sont incertaines et qui sont absolument étrangères au contrat.

« On prétend que des majeurs doivent savoir ce qu'ils font, qu'on ne doit point présumer qu'ils ont été lésés, et qu'ils ne doivent conséquemment pas pouvoir revenir contre la foi de leurs engagements, sous prétexte de lésion.

"

A entendre cette objection, on dirait que des majeurs ne doivent jamais être écoutés quand ils se plaignent. Nous avons pourtant vu que dans le Code civil ils sont écoutés, même pour cause de lésion, quand ils se plaignent de l'inégalité qui s'est glissée dans un acte de partage.

«Dans tous les contrats, le dol, l'erreur, une crainte grave, sont, par la disposition précise de nos lois, des moyens légitimes et suffisants pour faire restituer les majeurs. Or la lésion, telle que le projet de loi la fixe, pour qu'elle puisse devenir un moyen de restitution, n'équivaùt-elle pas au dol? Les jurisconsultes romains appelaient la lésion ulira-dimidiaire un dol réel, dolum re ipsâ, c'est-à-dire un dol prouvé non par de simples présomptions, mais par la chose même.

«Nos jurisconsultes français n'ont pas tenu un autre langage (1). Dumoulin, en parlant de celui qui est lésé d'outre moitié du juste prix, dit qu'on peut le regarder et qu'on doit même le regarder, par le fait seul d'une telle lésion, comme trompé, deceptus ultra dimidiam partem.

« Dans plusieurs textes du droit, la lésion ultradimidiaire est présentée plutôt comme une fraude que comme une simple lésion: Non læsio, sed potius deceptio.

« Ce serait donc évidemment autoriser le dol et la fraude que de refuser l'action rescisoire dans le cas d'une lésion aussi considérable que celle qui est énoncée dans le projet de loi, et qui est plus qu'ultradimidiaire.

« Au surplus, pourquoi le dol, l'erreur et la crainte, sont-ils des moyens de restitution pour les majeurs eux-mêmes? C'est, entre autres raisons,

(1) Dumoulin, dans son traité De usuris.

parce que l'on présume qu'il n'intervient point un véritable consentement de la part de celui qui se trompe ou qui est trompé, errantis aut decepti nullus est consensus. Or peut-on dire que celui qui est énormément lésé aurait adhéré au contrat, s'il avait connu cette lésion, ou s'il avait été dans une situation assez libre pour ne pas la souffrir?

« Quels sont les effets ordinaires du dol, de l'erreur et de la crainte? En dernière analyse, ces effets aboutissent à une lésion que les lois veulent prévenir ou réparer, en protégeant les citoyens contre les diverses espèces de surprises qui peuvent être pratiquées à leur égard. Comment donc, dans quelque hypothèse que ce soit, les lois pourraient-elles voir avec indifférence un citoyen lésé au delà de toutes les bornes, et d'une manière qui constate évidemment quelque fraude ou quelque erreur?

«La majorité du contractant qui a été lésé empêche-t-elle qu'on n'assure à ce contractant l'action rédhibitoire pour les vices cachés de la chose vendue, une indemnité raisonnable pour les servitudes non apparentes qui lui auront été dissimulées, ou pour défaut de contenance qui sera d'un vingtième au-dessus ou au-dessous de la contenance annoncée dans l'acte de vente? Ne vient-on pas au secours d'un majeur dans toutes ces occurrences? Comment donc pourrait-on penser qu'un majeur qui souffre une lésion plus qu'ultradimidiaire n'a aucun droit à la vigilance et à la sollicitude des lois? Est-ce qu'on se montrerait plus jaloux de réparer un moindre mal qu'un mal plus grand?

Nous savons qu'en général les majeurs sont présumés avoir toute la maturité convenable pour veiller sur leurs propres intérêts. Mais la raison dans chaque homme suit-elle toujours les progrès de l'âge? On est aujourd'hui majeur à vingt et un ans. Nous avons devancé à cet égard le terme qui avait été fixé par notre ancienne législation. Or, croit-on qu'un jeune homme de vingt et un ans soit, dans l'instant métaphysique où la loi déclare sa majorité, tout ce qu'il doit devenir un jour par l'habitude des affaires et par l'expérience du monde? Des majeurs peuvent être absents; ils sont alors obligés de s'en rapporter à un procureur fondé. D'autres sont vieux ou infirmes; on peut abuser de leur faiblesse pour surprendre leur bonne foi.

• Il en est qui peuvent être travaillés par quelque passion, et à qui l'on peut alors arracher des actes qui, selon le langage des jurisconsultes, ressemblent à la démence, quasi non sanæ mentis. Ne faut-il pas protéger les hommes non-seulement contre les autres, mais encore contre eux-mêmes?

• Tout majeur, quel qu'il soit, qui éprouve un dommage grave, n'est-il pas autorisé à en demander la réparation? Cela n'est-il pas dans le vœu de la nature, dans celui de toutes les lois?

Mais, dit-on, si l'on donne aux majeurs l'action rescisoire pour cause de lésion, toutes les propriétés seront incertaines; il n'y aura plus de sûreté dans le commerce de la vie.

« Nous répondrons d'abord que cette objection ne prouve ríen, ne fût-ce que parce qu'elle prouverait trop. Car, en lui donnant toute l'étendue dont elle serait susceptible, il faudrait proscrire toutes les actions en nullité, toutes celles qui pourraient être fondées sur le dol, l'erreur, là crainte, la violence; il faudrait proscrire généralement tous les moyens par lesquels on peut ébranler un contrat de vente, parce que tous ces moyens tendent à rendre la propriété plus ou moins incertaine dans les mains des acquéreurs.

«En second lieu, le projet de loi, en admettant l'action rescisoire pour cause de lésion, ne l'a admise que dans les ventes d'immeubles. Il déclare que la vente des effets mobiliers ne comporte point cette action. On conçoit que les fréquents déplacements des effets mobiliers, et l'extrėme variation dans le prix de ces effets, rendraient impossible un système rescisoire pour cause de lésion dans la vente et l'achat de pareils objets, à moins qu'on ne voulût jeter un trouble universel dans toutes les relations commerciales, et qu'on ne voulut arrêter le cours des opérations journalières de la vie. Dans ces matières, il faut faire plus de cas de la liberté publique du commerce que de l'intérêt particulier de quelques citoyens. Il en est autrement des immeubles. Leur prix est plus constant, et leur circulation est certainement moins rapide. Des immeubles appartiennent longtemps au même propriétaire. Ils ne sortent guère des mains de celui qui les possède que par l'ordre des successions. Combien de familles dans lesquelles les diverses générations se partagent pendant longtemps le même patrimoine! on peut donc et on doit, quand il s'agit d'immeubles, se montrer plus occupé de réparer la lésion ou l'injustice que peut éprouver un citoyen, que de protéger la cupidité d'un autre.

Dans l'ancien régime, on recevait l'action rescisoire, mème pour les objets mobiliers, quand ces objets étaient précieux. Nous avons cru devoir écarter cette exception, qui pouvait apporter des gênes trop multipliées dans la circulation des effets mobiliers, et entraîner des discussions trop arbitraires pour savoir si un objet est plus ou moins précieux. Nous avons absolument borné l'action rescisoire à la vente des choses immobilières. Objectera-t-on que si l'action rescisoire, limitée à la vente d'immeubles, n'est point préjudiciable au commerce proprement dit, elle peut l'être à l'agriculture par l'espèce d'inaction dans laquelle se tient un nouveau propriétaire qui n'ose rien entreprendre quand il peut craindre d'être évincé? « Nous répondrons qu'il était possible d'avoir ces craintes lorsque l'action rescisoire durait dix ans; mais le projet de loi ne lui donne plus que deux ans de durée, à compter du jour de la vente. Ce terme est assez long pour que l'action rescisoire puisse être utile à celui qui est en droit de l'exercer, et il est assez court pour que l'agriculture n'ait point à souffrir d'un délai qui, loin d'empêcher les entreprises du nouveau propriétaire, ne lui laisse que le temps convenable pour les préparer.

Les écrivains, qui pensent que l'action rescisoire pour cause de lésion ne doit point être admise, se replient ensuite sur les prétendus dangers de la preuve à laquelle on est forcé de recourir pour constater la lésion.

Mais quelle est donc cette preuve qui inspire tant d'inquiétudes? L'estimation par experts. Rien n'est moins sûr, dit-on, que cette estimation. On sait comment des experts opèrent; chaque partie a le sien. Un tiers est appelé, et l'opinion de ce tiers fait la loi. Ainsi les propriétés se trouvent à la disposition d'un seul homme.

"Avec des objections semblables, il n'y aurait de sûreté que pour les hommes injustes et méchants. S'agirait-il du dol personnel qui annule tous les contrats? On dirait que la plainte n'en doit point être reçue, parce que le dol personnel ne peut être constaté que par la preuve testimoniale, qui est la plus incertaine et la plus dangereuse de toutes les preuves. On renverserait Bientôt tous les moyens de recours contre l'injus

tice, on assurerait l'impunité de tous les crimes, faute de trouver une preuve qui pût rassurer suffisamment l'innocence.

« Heureusement il faut que les affaires marchent, et nous nous résignons par nécessité à chercher non un mieux idéal, mais le bien qui est possible et qui nous paraît présenter le moins d'imperfections et le moins d'inconvénients.

«La preuve par témoins a des dangers; mais l'impunité des délits en aurait davantage. On a donc fait plus d'attention aux dangers de l'impunité qu'à ceux de la preuve testimoniale.

« Il serait sans doute à désirer que tout ce que l'on a intérêt de prouver pût être constaté par écrit; mais la force des choses y résiste. L'écriture n'accompagne que les conventions ou les choses qui sont susceptibles d'une certaine publicité. Les coupables se cachent et n'écrivent pas. La preuve testimoniale est la preuve naturelle des faits. La déclaration d'experts est la preuve naturelle de tout ce qui requiert, dans certaines matières, le jugement ou l'opinion des gens de l'art.

«Dans les procès en lésion, les preuves littérales ne sont point exclues. On peut administrer des baux, des documents domestiques, des actes et d'autres titres qu'il serait inutile d'énumérer; mais nous convenons que l'estimation par experts est la véritable preuve en pareille occurrence.

«Que peut-on craindre de cette preuve? Elle est bien moins incertaine que celle par témoins. On n'a pour garant de la sincérité d'une déposition que la bonne foi et la mémoire de la personne qui dépose. Un témoin peut être corrompu ou suborné; sa mémoire peut être infidèle. Les faits sur lesquels on rend ordinairement témoignage sont, pour la plupart, fugitifs; ils ne laissent aucune trace après eux. Ainsi, en matière de preuve testimoniale, la nature des choses qui sont à prouver augmente les dangers de la preuve.

«Les mêmes inconvénients ne sauraient accompagner l'estimation par experts. Des experts sont des espèces de magistrats qui ont l'habitude de leurs fonctions, et qui ont besoin de conserver la confiance. Ils sont obligés de motiver leur décision s'ils se trompent, ou s'ils veulent tromper, leur erreur ou leur fraude est à découvert. Ils ne peuvent s'égarer dans leurs opérations. Ayant à estimer s'il y a ou s'il n'y a pas lésion dans un contrat de vente, ils ont sous les yeux l'immeuble qui est l'objet de l'estimation, et ils peuvent confronter facilement avec le prix qui a été stipulé dans le contrat, et avec les circonstances qui établissent le juste prix et qui sont garanties par l'opinion commune, étayée de tout ce que les localités peuvent offrir d'instruction et de lumières. Rien de plus rassurant.

« La loi sur la propriété, que vous avez récemment décrétée, porte que quand on prendra le fonds d'un particulier pour cause d'utilité publique, on donnera à ce particulier une juste et préalable indemnité. Or ce sont des experts qui fixent cette juste indemnité par un rapport d'estimation.

« Tous les jours, pour un partage à faire dans une succession, ou pour la rescision d'un partage déjà fait, on a recours à l'estimation par experts, qui seule peut faire connaître la véritable valeur des immeubles qui seront ou qui ont été l'objet du partage.

«L'estimation par experts est encore d'un usage journalier dans les cas où l'on est évincé d'un immeuble, et où l'on demande le remboursement des améliorations qu'on y a faites.

« Nous ne finirions pas, si nous voulions énoncer

toutes les hypothèses dans lesquelles l'intervention des experts est utile ou nécessaire.

« Pourquoi donc concevrait-on des alarmes sur les prétendus dangers de l'estimation par experts, lorsqu'il s'agit d'un procès de lésion, tandis qu'on n'aurait pas les mêmes inquiétudes pour ce genre de preuve dans les occasions multipliées où elle est d'un si grand usage?

« Le projet de loi indique d'ailleurs toutes les précautions qui peuvent empêcher qu'on n'abuse de l'action rescisoire. Il exige une sorte de jugement préparatoire sur l'état des procès, c'est-àdire sur le point de savoir si les circonstances apparentes présentent quelques doutes assez raisonnables pour faire désirer aux juges de recevoir de plus grands éclaircissements, et d'admettre le demandeur en rescision à tous les genres de preuves dont la matière peut être susceptible. On montre tant de respect pour la sainteté des contrats et pour la sûreté du commerce, qu'une question rescisoire est traitée avec la même circonspection que pourrait l'être une question d'Etat.

« On entoure ensuite la preuve de l'estimation par experts de toutes les formes qui peuvent nous rassurer sur l'intérêt de la justice et de la vérité. Les trois experts doivent être nommés à la fois; ils doivent tous être choisis d'office par le juge, ou du commun accord des parties; ils doivent opérer ensemble; ils sont tenus de dresser un seul procès-verbal commun, et de ne former qu'un seul avis à la pluralité des voix.

« S'il y a des avis différents, le procès-verbal en contiendra les motifs, sans qu'il soit permis de faire connaître de quel avis chaque expert a été..

« Ainsi les experts se trouvent soumis, dans leurs opérations, aux mêmes règles et au même secret que les juges. Est-il donc possible d'offrir aux parties une plus forte garantie contre les abus réels ou imaginaires qu'elles pourraient redouter?

« Dans l'ancienne jurisprudence, on doutait si l'action rescisoire pour cause de lésion devait compéter à l'acquéreur comme au vendeur, ou si elle ne devait compéter qu'au vendeur seul. Les cours souveraines s'étaient partagées sur cette question; il y avait diversité d'arrêts. Le projet de loi déclare que le vendeur seul pourra exercer l'action rescisoire pour cause de lésion. On a cru avec raison que la situation de celui qui vend peut inspirer des inquiétudes toujours étrangères à la situation de celui qui acquiert. On peut vendre par besoin, par nécessité. Il serait affreux qu'un acquéreur avide pût profiter de la misère d'un homme ou de son état de détresse pour l'aider à consommer sa ruine, en cherchant à profiter de ses dépouilles. On ne peut avoir les mêmes craintes pour l'acquéreur lui-même; on n'est jamais forcé d'acquérir; on est toujours présumé dans l'aisance quand on fait une acquisition.

« Quand un vendeur aura exercé l'action rescisoire pour cause de lésion, et quand cette action aura été accueillie, l'acquéreur aura le choix d'abandonner la chose ou de la garder, en fournissant un supplément de prix. Ce supplément consiste dans ce qui manquait pour arriver au juste prix; il doit être payé sous la déduction du dixième du prix total.

« On voit aisément les motifs qui ont dicté ces deux dispositions.

« La première, qui donne à l'acquéreur le choix d'abandonner la chose ou de payer un supplément de prix, a existé dans tous les temps; c'est un hommage rendu à la foi des contrats. Il a tou

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