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Est-ce, comme on n'a pas craint de le dire, d'offrir au Premier Consul le sacrifice de la liberté pour le récompenser de l'avoir restaurée? Non, car une telle récompense serait injurieuse à sa gloire, et il la rejetterait avec indignation, si nous étions assez lâches pour la lui décerner.

Est-ce, comme on l'a dit encore, de faire de ce pays son patrimoine particulier et celui de sa famille? Non, car il n'y a plus de serfs attachés à la glėbe; les peuples ne sont pas un vil troupeau qui se vend ou qui se donne, et une nation ne peut transmettre à son chef, par le pacte social, d'autre droit que celui de la gouverner.

Qu'est-ce donc qu'on nous propose?

C'est d'établir l'unité et l'indivisibilité dans le gouvernement de la République française, et de consacrer héréditairement le pouvoir exécutif suprême dans la famille du Premier Consul;

C'est de signaler ce pouvoir héréditaire par un litre éminent, qui lui concilie la vénération et les hommages au dedans, ainsi que le respect et la considération au dehors, et qui, par cela même, est le seul qui convienne à la fois, soit à la dignité du chef auguste d'un grand empire, soit à la majesté d'une des premières nations;

C'est enfin d'imprimer le sceau de la permanence et de la stabilité à des institutions encore imparfaites, et tellement chancelantes, qu'une seule des atroces tentatives que les diplomates anglais ont si savamment organisées, eût suffi peut-être pour les renverser sans retour.

Or, je le demande même aux esprits les plus ombrageux ou le plus sincèrement inquiets sur le sort de la liberté, que trouvent-ils dans de telles propositions qui puisse la blesser ou la compromettre? Serait-ce donc porter atteinte à la liberté, ou l'exposer à quelque danger, que de la placer, avec de nouvelles garanties, sous l'égide du grand homme qui lui doit son élévation, et qui a déjà tout fait pour elle?

En effet, dès l'aurore de la Révolution, Bonaparte ne s'est-il pas lancé dans la carrière pour nous aider à la conquérir? Ne s'est-il pas dévoué tout entier pour la faire triompher de la coalition des rois, qui voulaient l'étouffer dès sa naissance? Ne l'a-t-on pas vu, d'abord aux derniers rangs, puis à la tête, puis enfin le premier et le plus illustre de ses défenseurs? Quel soldat plus intrépide, quel plus grand capitaine, quel négociateur plus habile l'a aussi sincèrement aimée, et aussi puissamment défendue? Quels autres gouvernants l'ont plus inviolablement maintenue et plus religieusement respectée?

Parlerai-je de ses autres conquêtes?

Il marche en Italie; l'Italie est conquise et rendue à la liberté. Il débarque en Egypte;l'Egypte est subjuguée, libre, civilisée. Il porte partout ses armes triomphantes, partout il les dépose aux pieds de la statue de la Liberté.

J'oubliais sa plus belle conquête :

Il va jusqu'aux portes de Rome, terre native des premiers héros qu'il a surpassés; terre où s'éleva le trône des Césars; terre qui réveille à la fois de si illustres et de si terribles souvenirs... C'est là qu'il s'arrête.

C'est là qu'en planant, par la pensée, sur l'océan des âges, il se reporte sur le passé et s'élance dans l'avenir;

C'est là qu'en présence des siècles et des événements qu'ils ont produits, il médite profondément sur le néant des grandeurs humaines, et qu'après avoir triomphé de tous ses ennemis, il triomphe de lui-même;

C'est là enfin que le vainqueur du monde en

chaîne la victoire, dédaigne de monter au capitole, et semble s'humilier devant l'image révérée du Dieu des armées, dont il se promet de rétablir un jour le culte et les autels (1).

Vous qui mettez en parallèle avec lui, et même au-dessus de lui, quelques-uns des héros romains, montrez-en un plus digne de commander et de régner?

Et si l'absolu pouvoir pouvait s'allier avec nos principes, dites-nous si la monarchie elle-même ne serait pas, sous un tel chef, le plus beau et le plus heureux des gouvernements.

Mais ce n'est pas là que se borne sa gloire. Depuis les fameuses journées de brumaire, depuis cette époque à jamais mémorable, que de preuves le Premier Consul n'a-t-il pas données, que de garanties n'a-t-il pas fournies de son imperturbable attachement à la liberté civile et à l'égalité politique?

A peine les a-t-il arrachées aux périls qui les menaçaient, qu'il s'empresse de les rasseoir sur des fondements plus solides et plus durables.

Tous les Français s'applaudissaient de voir en lui l'unique arbitre de leurs destinées; tous eussent consenti à lui laisser la dictature aussi longtemps qu'il l'eût jugée nécessaire à ses vues; tous dorinaient dans une profonde et inaltérable sécurité.

Lui seul veille à nos vrais intérêts et craint de méconnaître nos droits; lui seul s'alarme et s'effraie de l'étendue illimitée d'un pouvoir qui n'a d'autre garantie que son génie et ses vertus; seul il songe à le régulariser, à le limiter et à le contenir dans de justes bornes par le frein d'une nouvelle constitution.

C'est lui qui, de concert avec les deux commissions législatives des conseils des Anciens et des Cinq-Cents, en discute le plus profondément les bases et les détails. Il n'est pas une seule idée généreuse et libérale, il n'est pas une seule grande conception qui ne soit émanée de son génie, ou auxquelles il n'ait donné son assentiment. C'est lui seul (pour en citer un exemple) qui a conçu et rédigé le 92 article de cette constitution (2). Cet article parut à tous d'une excessive rigueur; mais sa rare prévoyance et sa juste application ont soustrait les départements de l'Ouest à toutes les horreurs de la guerre civile.

Enfin c'est pour le salut de la France qu'il a accepté le pouvoir absolu; c'est pour le maintien de la liberté qu'il a proposé de le garantir de ses propres abus, que cependant nul autre que lui n'eut pu craindre.

Je le demande à mon collègue Carnot, qui nous a cité ces exemples: qu'ont fait de plus grand, de plus utile, de plus glorieux, les Fabius, les Cincinnatus et les Camilles?

Ils ont sauvé leur pays.

(1) Vid. in fin., no III.

(2) En voici le texte :

«Dans le cas de révolte à main armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l'Etat, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour les temps qu'elle détermine, l'empire de la Constitution.

« Cette suspension peut être provisoirement déclarés, dans les mêmes cas, par un arrêté du Gouvernement, le Corps législatif étant en vacance, pourvu que ce Corps soit convoqué au plus court terme par un article du même arrêté. »

Quel énorme pouvoir, mais aussi avec quelle sagesse et qu'elle circonspection le Premier Consul n'en a-t-il pas usé! Et l'on redouterait de lui conférer une dignité qui ne peut rien ajouter à ce pouvoir, si ce n'est peutêtre le seul moyen d'en prévenir désormais le terrible exercice !...

Bonaparte a sauvé sa patrie.

Ils ont abdiqué la dictature pour ne pas perdre la liberté.

C'est pour ne pas la laisser périr, c'est pour la conserver intacte que Bonaparte a préféré à la dictature qu'il pouvait retenir un pouvoir constitutionnel dont il lui fût impossible d'abuser.

Fabius, Cincinnatus et Camille (1), après avoir quitté la dictature, furent obligés de la reprendre, chaque fois qu'elle leur fut offerte, et que la liberté se trouva en péril.

Bonaparte n'a exercé le pouvoir absolu qu'une seule fois; il ne l'a garde qu'autant de temps qu'il l'a fallu pour improviser une constitution, et cette constitution a mis la liberté à l'abri de tout danger.

Si Bonaparte eût servilement imité les Romains vraiment célèbres, il aurait livré sa patrie à des périls sans cesse renaissants. Vingt fois elle l'eût rappelé à la tête de la nation; vingt fois elle eût été forcée de l'investir du pouvoir absolu; et ce qui sauva Rome eût peut-être perdu la France.

C'est alors que ceux qui le blåment de n'avoir abdiqué tout pouvoir seraient fondés à l'accuser de ne s'être complu que dans la dictature, puisqu'il était le seul à qui elle eût pu être décernée sans danger, dans les diverses crises politiques qui se seraient succédées.

Etrange aveuglement que celui qui méconnaît l'habileté de sa prévoyance, la profondeur de ses vues, la pureté de ses intentions, et qui ne craint pas de lui reprocher, comme ambition démesurée du plus illimité des pouvoirs, précisément ce qu'il a fait pour lui assigner des limites qu'il ne peut plus franchir!

Ainsi donc ces grands hommes sont tous parvenus au même but par deux voies opposées; ils ont droit aux mêmes éloges, ils n'ont rien à se disputer; ils sont respectivement et tour à tour modèles et rivaux; ils ont tous bien mérité de leur patrie, puisqu'ils en ont été les libérateurs.

Faut-il maintenant rappeler le digne et bel usage que le Premier Consul a fait du suprême pouvoir que la nation lui a confié par un assentiment général et par une sorte d'acclamation unanime?

C'est ici que va se déployer une foule innombrable de prodiges inconnus dans les annales des peuples anciens et modernes; c'est ici que viennent se réunir à la garantie constitutionnelle, sans doute beaucoup trop faible, toutes les garanties qu'on peut exiger, mais que peuvent rarement offrir les gouvernants:

Celles du génie le plus consommé;
De la valeur la plus signalée;
Du zèle le plus infatigable;

De l'amour le plus ardent pour le bonheur de la patrie;

Enfin de la moralité la plus austère et de la vertu la plus incorruptible;

(1) Fabius et Cincinnatus exercèrent deux fois la dictature. Camille fut créé cinq fois dictateur : il battit deux fois les Gaulois, soumit les Eques, les Volsques, les Etrusques, et généralement tous les ennemis de la République; il calma les factions dans l'intérieur, mérita le surnom de père de la patrie, et la statue qu'on lui érigea dans le Forum (an du monde 3588, de Rome 389, avant J.-C. 365).

Quels traits de ressemblance entre deux héros qui ont tant de fois sauvé leurs pays! Rapprochez les temps, les circonstances, et la nouvelle France n'a plus rien à envier à l'ancienne Rome. Nous avons aussi notre Camille, et la reconnaissance de la nation française pour ses libérateurs ne le cède en rien à celle du peuple romain.

Dirai-je encore de la plus heureuse et de la plus constante fortune?

Oui; car elle n'a sans cesse favorisé ce héros, que parce qu'il s'est toujours montré aussi grand qu'elle.

Parcourons rapidement l'intervalle qui s'est écoulé depuis le 18 brumaire, et nous croirons à peine tout ce dont nous avons été les témoins. Que de faits, que d'événements, que de miracles se sont opérés, pressés, accumulés dans le court intervallè de quatre années ?

Dénué de tous les secours, le Premier Consul crée toutes les ressources et pourvoit à tous les besoins.

Son génie prévoit tout dans sa bienfaisante sollicitude; il embrasse tout dans ses vastes conceptions.

Les lois, les institutions, les arts, les sciences, l'industrie, l'agriculture, le commerce, tout se vivifie, tout se ranime, tout se perfectionne, tout prospère sous sa puissante influence; et, pour tout dire enfin, il 'imprime à son siècle sa propre grandeur.

Sous son gouvernement ( d'autant plus tutélaire qu'il est plus fortement constitué), la France reprend, parmi les nations, son premier rang, sa dignité, sa force, sa puissance; le continent est pacifié, le repos de l'Europe garanti, le monde rassuré; et s'il est encore un implacable ennemi, qui méconnaisse ces bienfaits, qui suscite partout les troubles, les divisions, la guerre, les complots, les assassinats, le moment approche où Bonaparte ira, dans Londres même, briser son sceptre de fer, proclamer dans l'intérêt de tous les peuples la liberté des mers et punir son orgueil et ses crimes, si du moins cet ennemi ne s'empresse de les racheter, en offrant une paix sincère et durable.

Et c'est avec de tels éléments, c'est avec une constitution nécessairement défectueuse, par la précipitation avec laquelle elle a été conçue et rédigée, que le gouvernement consulaire a réalisé, en un clin d'œil, tant d'inconcevables prodiges! ... (Je dis le gouvernement consulaire, car la reconnaissance nationale ne peut séparer du Premier Consul les deux illustres magistrats qu'elle a associés à sa gloire, et qui ont partagé avec le plus grand succès ses honorables fonctions et ses immenses travaux).

Quelle étonnante époque pour l'histoire de la République française? Que de siècles brillants et prospères, écoulés, entassés, resserrés dans le court espace de quatre années! Quelle gloire ne s'éclipse et ne s'efface devant celle du héros incomparable qui les a toutes conquises, qui a tout tiré du chaos, et a créé pour nous un autre univers!

Stupete gentes.....

Maintenant, quelle récompense décerner à cet homme immortel, pour acquitter envers lui la dette de la patrie? De quelle dignité le revêtir? De quel nom pompeux le décorer?

Ah! sans doute, il n'en a pas besoin pour lui, puisqu'il n'est aucune dignité qui ne le cède à sa gloire, et qu'aucun nom n'est plus grand ni plus illustre que le sien!

Mais notre respect et notre amour;

Mais le vœu du peuple que nous réprésentons; Mais la reconnaissance nationale;

Mais le sort de la génération présente et des races futures;

Tout nous presse, tout nous commande de voter en sa faveur la dignité impériale héréditaire... Or, dès qu'il s'est tant de fois dévoué pour nous sau

ver dès qu'il nous appartient déjà tout entier, pour-pas même d'intérêt général qui ne soit composé rait-il se défendre de souscrire à ce nouveau pacte d'alliance? Non, sans doute, le Premier Consul de la République française ne refusera pas de s'unir à elle par des liens plus étroits et plus sacrés; de lier sa fortune à la fortune publique; de confondre ses intérêts les plus chers avec ceux de l'Etat, et de lui consacrer sa vie, son existence, sa famille, pour consommer son ouvrage et assurer à jamais le bonheur du peuple français.

Mais écoutons la seule voix qui s'élève et réclame contre l'émission de ce vœu : c'est celle d'un défenseuraustère des droits du peuple. Il prétend et affirme que sa qualité l'oblige à voter contre le rétablissement de la monarchie. » Il propose en conséquence le rejet de la motion d'ordre, comme s'il s'agissait de rétablir une monarchie proprement dite! comme si cette motion n'avait pas au contraire pour unique but de maintenir à jamais la République française, de la raffermir sur de plus fortes bases, et de la rendre plus florissante et plus respectable, en chargeant son premier magistrat de ne plus la gouverner désormais que sous le titre majestueux d'empereur des Français!

Et nous aussi, nous sommes tous également pénétrés des devoirs que nous imposent nos fonctions, et nous ne voulons pas plus que lui trahir les grands intérêts qui nous sont confiés. Cependant notre opinion, bien mùre, bien réfléchie, bien éclairée par la plus profonde des discussions, se trouve directement opposée à celle de notre honorable collègue.

Or la première et la plus puissante des raisons qui la motivent est précisément fondée sur cette même qualité de tribun, qui, à notre avis, nous commande impérieusement de souscrire à cette grande mesure de salut public.

Quelle erreur serait la nôtre, s'il était possible que nous eussions mal interprété le vœu du peuple!...

Mais aussi combien l'illusion de Lotre collègue serait funeste, si, tout en voulant sauver la liberté par son vote de rejet, il la sacrifiait luimême, contre ses intentions, à un gouvernement faible, impuissant, ou horriblement arbitraire; tel en un mot que ceux dont nous avons fait une si fatale épreuve !

Notre collègue a cru nécessaire de nous avertir qu'aucun motif personnel n'a déterminé son opinion, mais uniquement l'intérêt de la patrie. « Puissent, dit-il, tous les membres de la grande société, émettre un vœu aussi désintéressé que le mien! >>

Nous rendons tous hommage à ses intentions et à ses principes, à sa sagesse et à sa modération; surtout à ce noble dévouement qui lui a fait d'abord acquitter sa conscience par son vote, puis soumettre sa raison à l'empire de la majorité, enfin déclarer hautement « qu'aussitôt « que le nouvel ordre sera établi, il serait le pre«mier à s'y conformer.

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Il n'est pas, sans doute, de patriotisme plus pur et plus sublime que celui dont notre collègue nous donne ici l'exemple.

Mais ne serait-ce pas encore une illusion de sa part, de se persuader que des motifs personnels ne doivent entrer pour rien dans notre vote d'acceptation ou de rejet, puisque ce vote, quel qu'il soit, est toujours dicté, ou censé l'être, par l'intérêt du peuple, et que le nôtre se trouve nécessairement et éminemment confondu avec le sien? Quoi donc! le grand levier des choses humaines, le seul mobile qui dirige les hommes, c'est l'intérêt personnel, bien ou mal ordonné; il n'est

de la somme des intérêts individuels : les sociétés, les corps, les individus, tout ce qui respire et se meut dans la nature; tout ce qui a une existence quelconque dans l'ordre civil ou politique, est animé du désir et occupé du soin de sa conservation : que dis-je! la religion elle-même est fondée sur l'amour de soi, puisqu'elle nous promet, pour ce qu'elle exige de nous, une félicité présente et future.

Et l'on prétend qu'appelés à prononcer sur notre sort en prononçant sur celui de la liberté, nous sommes les seuls au monde à qui il soit prohibé de consulter nos intérêts dans cette grande question! Et l'on ne craint pas de poser en principe que notre propre, notre seul et unique bonheur, peut se trouver ailleurs que dans le bonheur public!... Quel paradoxe!

Quant à moi, je l'avouerai avec la franchise d'un vrai républicain, je ne saurais être de cet avis, et ne me sens pas fait pour un tel héroïsme (1). Je pense, au contraire, qu'il nous est même ordonné (car nous sommes citoyens, fils, époux et pères, avant d'être tribuns) de songer à nous, à nos mères, à nos femmes, à nos enfants, tout en songeant aux intérêts du peuple.

Je pense que nous ne devons pas entièrement nous oublier, nous dévouer, nous sacrifier en pure perte, pour nos commettants, et que nous serions des insensés, si, à l'exemple de Curtius (2), nous nous jetions dans le gouffre pour les sauver seuls.

Je pense que toutes ces considérations doivent fléchir devant celle du salut public; qu'il faut tout imaginer, tout proposer, tout mettre en usage pour l'opérer; mais qu'il faut aussi nous sauver nous-mêmes.

Je pense enfin que je ne peux, ni de fait ni de droit, séparer mon intérêt de celui de ma patrie, et qu'il m'est impossible de délibérer sur son sort sans nécessairement délibérer sur le mien propre.

Telle est ma profession de foi, telle est la première garantie de la sincérité de mon vote; et il n'en est pas de plus sûre, puisque nous ne pouvons offrir celle d'un désintéressement absolu.

Mais je ne suis pas le seul qui pense ainsi.

C'est aussi ce que pensèrent ces hommes courageux et dévoués, qui, les premiers, conçurent le projet de changer la forme du Gouvernement d'alors, qui préparèrent de loin toutes les mesures nécessaires pour opérer ce changement; qui travaillèrent, pendant près de quatre mois, dans l'ombre et le silence, pour rechercher les meilleurs moyens de l'opérer sans déchirement ni secousse; qui luttèrent, avec autant de constance que d'intrépidité, contre une faction qui tentait de ressaisir le pouvoir; qui enfin concoururent activement et éminemment à faire éclore les mémorables journées de brumaire, aussitôt qu'ils virent paraître un libérateur

C'est encore ce que pensa la majorité du conseil des Anciens, lorsque, sur la proposition de ces hommes (qu'on peut appeler à juste titre brumairiens (3), elle confia la dictature à ce héros qui,

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par l'ascendant de son nom, la force de son génie, l'éclat de ses victoires, et la puissance d'opinion que lui avait acquise sa renommée, pouvait seul sauver la Francé près de périr, et fixer à jamais nos destinées.

Enfin, c'est ce que nous pensâmes tous alors; c'est ce que nous pensons aujourd'hui, et avec d'autant plus de raison, qu'étant tous liés au nouvel ordre de choses, ou par notre active coopération aux journées de brumaire, ou par notre concours à leurs beaux résultats, il est de l'ir térêt de notre honneur, de notre gloire, de notre sûreté personnelle, de le consolider sur des bases indestructibles, et qu'ainsi notre propre salut se trouve tout aussi intimement lié au salut public.

Mais quoi! Il est une malheureuse époque de la Révolution, où il suffisait de présenter le salut du peuple comme la suprême loi, pour se permettre de dénaturer toutes les notions, de bouleverser toutes les idées, de violer tous les principes et de consacrer tous les abus.

Je dirai plus, au seul nom de salut public, tout ce qu'on voulait se permettre l'envahissement des pouvoirs, le vandalisme, les proscriptions, les ravages de tout genre; tout, dis-je, autorisé ou non, devenait légitime, légal, ou constitutionnel.

Enfin, tels étaient l'aveuglement et l'aberration dans ces temps à jamais déplorables, qu'on crut ne pouvoir parvenir à rendre imposante et célèbre la plus longue comme la plus effrayante des dictatures, qu'en la désignant sous le nom vraiment magique de comité de salut public.

On sait comment ce fameux comité sauva le peuple.....

Et aujourd'hui, nous ne pourrions pas, nous aussi, invoquer cette loi suprême pour régulariser et justifier, non l'abus ou la violation des principes, mais ce qui seul peut en assurer le maintien et en garantir à jamais l'inviolabilité.

Que dis-je? nous serions infidèles à nos serments et traîtres à la patrie, en émettant un vou si généralement pressenti, si universellement exprimé, si hautement proclamé, qu'il ne nous laisse, en quelque sorte, ni la faculté ni le mérite d'en consentir librement l'émission.

Non, non! mon cœur, ma conscience, ma raison, l'histoire et l'expérience m'avertissent, me démontrent que le temps des illusions est passé, et que l'austère vérité a seule le droit de démontrer nos suffrages.

Mais, objecte-t-on, comment le même système politique pourrait-il admettre à la fois et l'existence d'une république, et le gouvernement d'un seul? »

C'est ici qu'il faut soigneusement scruter les termes et s'en tenir à leur vraie signification.

On a dit, il y a longtemps, que c'est avec des mots qu'on gouverne les hommes.

Personne n'ignore (car on ne l'a que trop éprouvé) quel est l'empire des mots et le prestige des dénominations. Mais cet empire et ce prestige sont souvent utiles, puisqu'on peut rarement instruire les hommes, les diriger et les contenir, sans les frapper ou les émouvoir par tout ce qui peut faire impression sur l'esprit et les sens.

Ce n'est pas en vain que presque tous les peuples de l'antiquité ont inventé leur mythologie, leurs allégories, leurs emblèmes, pour voiler de précieuses vérités, de grands exemples et de sublimes leçons, quí, sans cette précaution, eussent été ou méconnus ou dédaignés.

De nos jours même, et malgré les progrès de la civilisation, l'austère morale n'est-elle pas for

T. VIII.

cée de se déguiser sous des formes qui plaisent, sous des charmes qui séduisent, pour trouver un plus facile accès dans nos âmes corrompues et dégénérées?

De même, la politique dans ses divers systèmes est contrainte à emprunter, pour atteindre son but, tantôt des dehors fastueux et éblouissants, mais souvent faux et trompeurs :

Telles furent les formes monarchiques de 1791; Tantôt un aspect sombre et menaçant, mais épouvantable et atroce :

Telles furent les formes acerbes de 1793;

Tantôt une attitude modeste et vraiment populaire, mais si faible et si timide, qu'il ne faut qu'un souffle pour la renverser :

Telles furent les formes directoriales de l'an III; Tantôt, enfin, un front calme et serein, grave et sévère, mais majestueux et rassurant :

Telles ont été depuis brumaire an VIII, telles seront surtout à l'avenir les formes mâles, vigoureuses et vraiment républicaines de l'an XII: il n'y aura réellement de changé que le nom (qui, quoi qu'on en dise, n'est point un vain titre); et le problème de la liberté et de l'égalité, unies à la dignité impériale, sera merveilleusement résolu par cette magistrature conservatrice, qui, comme une providence visible, veille sans cesse sur nos destinées.

Mais voyons les essais que nous avons faits jusqu'ici de ces divers systèmes; et l'expérience nous apprendra quel est celui auquel nous devons rester invariablement attachés.

Sous le premier de ces régimes, on nous disait que nous avions une monarchie, tempérée par quelques éléments de démocratie, qui devaient assurer le triomphe de la liberté; et l'on avait raison en théorie; mais dans la pratique l'essai n'en fut pas heureux: Louis XVI se montra incapable de régner. Ce malheureux prince trompa notre attente, parce qu'il fut trompé lui-même par de perfides conseils (1).

Si l'Assemblée constituante eut fait ce que voulut le peuple alors, ce qu'il propose encore aujourd'hui par l'organe de ses représentants, combien de maux et de calamités elle nous eût épargnés!

Sans doute cette Assemblée, à jamais célèbre, eût osé changer la dynastie, si elle eût pu, si elle eût dù le faire. Mais où trouver un héros de la liberté, digne d'être le fondateur de cette nouvelle dynastie? Celui que nous avons le bonheur de posséder n'avait pas, à cette époque, étonné le monde par son nom et ses hauts faits. Le germe qui devait produire ce génie étonnant poussait alors ses premières racines et n'était pas encore développé. Mais qui pourrait dire, qui oserait assurer, que ce n'est pas au feu créateur par elle soufflé sur la France, que ce germe si précieux s'est ranimé, réchauffé, et est parvenu au dernier terme de sa progression ?.....

Si l'on ne peut attribuer cette omission à la prévoyance de l'Assemblée constituante, ou plutôt à une sorte de prescience de sa part; et si

(1) Je puis attester ce fait, puisqu'ayant été nommé, par lui, secrétaire général de l'administration de la justice et du sceau de l'Etat, et ayant exercé cette fonction depuis le mois de mai 1792 jusqu'après le 10 août, sous les ministres Duranthon, Dejoli (et quelques jours sous Danton, pour remettre le fil de l'administration entre les mains de Fabre-d'Eglantine et de Camille Desmoulins, qui me succédèrent), j'ai eu plus d'une occasion de bien connaître ses vues, ses projets et ses intentions. Voyez à ce sujet une plus longue note imprimée à la suite de mon opinion, sous le no 2.

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c'est vraiment là une faute, une immense faute, comme l'a dit un de nos collègues (1), avouons du moins qu'il n'en fut jamais de plus heureuse, puisqu'elle a laissé vide une place que nous pouvons si éminemment remplir, et puisque la Providence, en faisant naître parmi nous le plus grand des héros, nous l'a suscité le plus puissant des libérateurs. O felix culpa quæ tantùm nobis mæruit redemptorem!

Sous le second régime, à jamais abhorré, on nous disait que nous avions une République, d'autant plus fortement constituée, qu'elle n'admettait pas même un roi constitutionnel; d'autant plus incomparable, qu'elle seule pouvait garantir, sinon la propriété et la sûreté personnelles, du moins la liberté et l'égalité. Et cependant le gouvernement de cette affreuse République ne nous a donné d'autre liberté qu'une licence effrénée, d'autre égalité que celle des tombeaux. Constitutionnellement terroriste et féroce, il victimait sans pitié les républicains comme les royalistes, et osait lui-même se frayer révolutionnairement le chemin du trône, à travers les forfaits et les massacres, au milieu des cadavres et des décombres.

Sous le troisième régime, appelé directorial, on nous disait que nous avions un gouvernement purement démocratique et bien organisé, qui protégerait efficacement nos droits, et se défendrait puissamment lui-même contre toute attaque intérieure ou extérieure. Et cependant, malgré les talents et les lumières de quelques-uns des gouvernants (2), les rènes de l'Etat flottaient toujours incertaines dans leurs débiles mains; l'Etat lui-même, sans cesse ébranlé par les secousses et le choc des partis, était menacé d'une prochaine dissolution. Quelques factieux osèrent fui disputer le pouvoir, et s'ils ne purent s'en emparer, ils parvinrent du moins à l'affaiblir et à le déconsidérer pour le rendre nul ou impuissant. C'en était fait de la France, si deux membres (3) de ce gouvernement ne se fussent réunis aux Brumairiens et à tous les vrais amis de la patrie, si la Constitution de l'an III n'eùt heureusement réservé la dictature au Conseil des Anciens, dans des cas graves, et surtout si la main toute-puissante du conquérant de l'Egypte ne fût venue la retenir sur les bords de l'abime.

Enfin, sous le quatrième et dernier régime, on nous disait que nous avions une vraie République, mêlée des seuls éléments de la monarchie qui peuvent s'amalgamer ou se concilier avec elle; une République dont le gouvernement était franc et loyal, libéral et généreux, puissant et juste.

Et, pour cette fois, pour cette seule fois, l'on ne nous a pas trompés!

Et l'expérience a confirmé toutes ces consolantes vérités !

Et les magnifiques résultats des premiers essais

(1) Chabaud-Latour.

(2) Qu'il me soit permis de rendre cet hommage aux François (de Neufchâteau), aux Merlin et aux Treilhard; et ici encore je parle d'après l'expérience, puisqu'ayant exercé (en l'an VI et en l'an VII) la fonction de commissaire central du département de la Gironde, j'ai eu mille occasions de connaitre par moi-même et la faiblesse de leur pouvoir, et la justice de leur administration.

S'ils eussent été seuls au timon de l'Etat, si leur pouvoir eût été fondé sur une constitution plus mâle et plus vigoureuse, je ne doute nullement qu'ils ne nous eussent bien gouvernés.

(3) Les citoyens Sieyes et Ducos, membres du Sénat conservateur. Le citoyen Sieyes, surtout, rendit à cette époque de bien éminents services.

de ce gouvernement réparateur ont mille fois surpassé nos espérances !

C'est en effet ce gouvernement qui seul a anéantiles partis et les factions,réuni les membres dispersés de la grande famille, rétabli la religion et ses ininistres, fondu toutes les opinions et tous les intérêts dans le seul amour de la patrie, triomphé de la guerre civile et étrangère, assigné à nos frontières les limites dans lesquelles la nature les a concentrées; créé autour de nous, comme autant de remparts inexpugnables, des monarchies et des républiques devenues nos amies et nos alliées; donné à la France un Code civil, auquel nul autre ne peut être comparé; enfin, porté le nom français au plus haut période de gloire et de splendeur.

Ainsi tous les gouvernements dont nous avons essayé depuis la Révolution ont péri ou par l'abus de leur pouvoir, ou par les vices de leur constitution. Celui du Premier Consul est seul resté debout au milieu de ses triomphes et de ses trophées,. comme il resterait encore inébranlable, meine au milieu des ruines d'un bouleversement général. Et si totus illabatur orbis impavidum Ferient ruina!...

Tel est le gouvernement qui nous a régis depuis le 18 brumairesous le nom de Gouvernement consulaire tel sera celui qui nous gouvernera à l'avenir sous le titre éminent d'Empereur des Français. Ce gouvernement est en effet le seul voulu par le peuple, le seul qu'il ait réclamé dans les cahiers des assemblées bailliagères, le seul enfin qui puisse lui garantir son repos, son bonheur et sa prospérité.

Je sais bien que le nom d'Empereur pourra choquer quelques oreilles judaïquement républicaines.

Mais il faudra bien qu'elles s'accoutument à l'entendre prononcer, puisque telle est la volonté du peuple souverain.

D'ailleurs ils doivent savoir que la lettre tue et que l'esprit vivife; qu'il est puéril et dérisoire de s'arrêter aux apparences toujours plus ou moins trompeuses; qu'en un mot il faut apprécier les choses ce qu'elles sont et non ce qu'elles parais

sent être.

Qu'importe donc la pompe, ou, si l'on veut, la magie des dénominations, si elle ne peut changer la nature des objets? Et qu'est l'orgueilleuse ou modeste, l'ingénieuse ou brillante enveloppe qui les couvre, pour quiconque sait et veut en pénétrer la réalité ou le véritable sens?

Ainsi disparaissent sans retour les vaines alarmes, les absurdes soupçons, et les craintes chimériques qu'a manifestés un de nos collègues, qui croit voir l'anéantissement de la République dans l'érection d'une nouvelle magistrature héréditaire.

Comme si les mots pouvaient altérer l'essence des choses! Comme s'il n'était pas aussi simple que convenable d'emprunter un nouveau titre pour caractériser l'immense pouvoir (qui déjà nous gouverne sous un autre nom), sans nécessairement aliéner notre indépendance!...

Mais l'avons-nous aliénée, cette indépendance, quand nous avons contié le pouvoir absolu au général Bonaparte? L'avons-nous aliénée, en acceptant le pacte social qui l'a nommé Premier Consul, et qui a constitué la puissance exécutive sur de nouvelles bases et avec de nouvelles garanties?

L'avons-nous aliénée, lorsqu'en lui décernant le consulat à vie, nous lui confiâmes le dépôt de la liberté pendant toute la durée de son existence?

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