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accoutumé ses yeux et qu'il ne veut pas modifier; son existence est nécessaire dans ce pays sans bois et sans charbon, dans ce pays d'élevage qui ne fournit pas assez d'herbe pour la quantité de bêtes qui y vivent. Les fougères, les grosses tiges des ajoncs, qu'on coupe à la fin de l'automne, sont mises à sécher avec soin puis empilées dans les greniers c'est, concurremment avec les galettes de bouses de vaches séchées, la provision de combustible. Les mêmes tiges des ajoncs, pilées dans les auges en granite nourriront, l'hiver, le bétail à l'étable, avec le foin récolté l'été, les choux et les navets fourragers. Les autres plantes de la lande fournissent la litière, car la paille des céréales, jusqu'à ces derniers temps, servait à faire les toits de chaume.

C'est une vie toute rurale où l'industrie n'a aucune place. L'usine d'iode établie au Rosido, il y a quinze ou vingt ans, n'a pas réussi. L'industrie touristique paraît avoir un meilleur avenir devant elle. En 1817, le maire déclare qu'il ne venait pas, par an, 20 voyageurs dans l'île, c'est aujourd'hui par centaines qu'on les compte. Ce sont d'abord des artistes que la sauvage beauté de l'île a séduits : Renan fils, Ed. Haraucourt, les peintres des décapités en furent les premiers fervents. Aujourd'hui, la population de l'île double presque en été; des hôtels se sont construits et, aux alentours du Bourg, les maisonnettes basses ont été remplacées par de pimpantes villas couvertes d'ardoises et louées pour la saison.

La culture des pommes de terre primeurs, le tourisme, c'est la vie moderne qui s'installe pour faire vivre une population nombreuse et pleine de vigueur. L'île a connu un surpeuplement énorme. Jusqu'à la moitié du XIXe siècle, elle comptait, en 1821, 1 500 habitants, soit tout près de 500 par kilomètre carré. La diminution, très brusque, s'est faite après 1860. En 1886, l'île n'avait plus que 1 086 habitants; depuis cette époque, le chiffre oscille autour de 1 000, tantôt en dessous, tantôt au-dessus, sans qu'il y ait augmentation ou diminution décisive; le dernier recensement, de 1921, lui attribue 977 habitants, et si l'on tient compte des pertes de guerre, on conviendra que ce chiffre équivaut bien à celui de 1 016 que donnait le recensement de 1911. C'est encore une densité de 300 habitants au kilomètre carré.

Cette vie moderne pénètre d'ailleurs fort lentement et bien des traits d'archaïsme se retrouvent un peu partout. C'est que la population, très dispersée, se trouve isolée et mal placée pour subir les influences du dehors. Bréhat, en effet, compte une multitude de

hameaux minuscules dans le nombre et le nom desquels les habitants eux-mêmes ont du mal à se reconnaître. Aussi, on ne peut évaluer la population que possède chacune des deux îles; on peut dire seulement que l'île du Nord est beaucoup moins peuplée que l'île du Sud. Passée l'agglomération qui entoure le Port-Clos où l'on débarque en venant de la terre, un chemin vicinal assez cahoteux mène au Bourg, grosse agglomération moderne, sans ordre apparent ni réel, où brillent les toits d'ardoise des maisons trop neuves. Au delà du Bourg, le chemin laisse à droite et à gauche des villages accotés à leurs rochers, une église, un moulin perchés sur leur butte; il passe devant de beaux jardins tout remplis de fleurs, de plantes grasses, de cerisiers, de figuiers; près du cimetière, une place ombragée de beaux ormes, ce sont les derniers arbres qu'on rencontre en marchant vers le nord. Passée la Corderie, sur les bords de laquelle sont encore de grosses fermes closes de hauts murs, le chemin vicinal cesse brusquement pour faire place à une piste qui zigzague en tous sens. Plus de jardins, mais davantage de champs; plus d'arbres, mais des pâturages, une lande plus étendue qui assombrit le paysage; plus de groupes de maisons neuves, mais un semis de chaumières basses plaquées contre le versant des collines. Qui veut aller au Paon enfile au hasard un de ces sentiers qui épousent avec conscience tous les accidents du relief, montent et descendent, escaladent un monticule où la roche pointe à nu pour dégringoler dans un fond humide et se perdre soudain dans les ajoncs. Serpentez avec lui entre deux murs. de pierres, coupez le pré où paissent tranquillement des vaches, glissez-vous à l'étroit entre les chaumières; il vous oblige à tous les détours et après un coude imprévu où votre arrivée effraie deux moutons qui s'enfuient éperdus en tirant chacun de leur côté sur leur longe, il vous mène à une impasse, vous jette soudain dans la cour d'une maison et vous promène dans un labyrinthe de voies dont il n'est pas sûr que vous puissiez vous tirer seul.

De toutes parts surgissent les chaumières sombres à peine distinctes de la roche. Un petit mur bas les enferme dans leur cour, mais aussi souvent elles s'ouvrent à tous les vents. Presque toujours construites sur une pente, surtout les plus anciennes, le devant de la maison est très en contre-bas par rapport au derrière, si bien que leur toit semble de plain-pied avec le haut de la pente. Elles sont uniformément bâties de ce granite gris à la teinte mélancolique et coiffées d'un grand toit de chaume comme d'un chapeau rabattu bas sur les yeux. Aux angles, aux entours des ouvertures, des pierres

d'appareil bien taillées. De ses toutes petites fenêtres sans volets mais munies de barreaux peints en blanc, la maison regarde au dehors, vers l'est ou le sud, tournant le dos au nord et à l'ouest d'où viennent les mauvais vents. Point d'étage, un grenier seulement éclairé d'une fenêtre au-dessus de laquelle se relève un peu le chaume du toit. Après avoir traversé un jardinet fleuri on passe au travers de flaques d'eau, entre des tas de fumier ou ajoncs qui sèchent au soleil, vous pénétrez dans la maison par un couloir sur lequel s'ouvre

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3. ILE DE BRÉHAT. VUE PRISE A L'EXTRÉMITÉ NORD, PRÈS DU PAON. Exemple d'érosion littorale. On voit la dissection de la côte en ilots, et la décomposition du granite suivant les fissures verticales et horizontales.

d'un côté la salle commune, de l'autre la chambre, la pièce d'apparat, la seule qui ait un plancher, des meubles à la mode de Paris, la pièce où l'on reçoit les invités, où l'on conserve les souvenirs de la famille. Plus pittoresque est la salle commune où l'on vit d'ordinaire. Rien que le sol de terre battue; aux larges solives du plafond pendent le lard, le jambon, les outres de graisse. Tout autour des murs, bien serrés l'un contre l'autre, sont rangés les meubles; le vaisselier aux faïences vives, les armoires aux brillantes ferrures, les lits. Sur un des côtés, deux armoires séparées par la grande pendule et, de chaque côté, un lit, tout cela d'un seul tenant. Plus de lits clos, mais des lits mi-clos, haut perchés, dont on rabat chaque jour les couvertures avec un bâton sur les couettes de plumes, faute de pouvoir bouger le meuble ou de tourner autour de lui. Un grand cadre de bois l'entoure ne laissant qu'une petite ouverture par laquelle on se glisse en quit

tant l'escabeau qui sert à y grimper et dont on tire derrière soi les petits rideaux à ramages. Devant la fenêtre, qu'on n'ouvre guère, une longue table avec un banc de chaque côté; à l'un des bouts, un grand tiroir où l'on met le pain. La pièce est basse et sombre, mais emplie du tic-tac de la grande horloge qu'accompagne le pétillement de la claire flamme d'ajoncs montant droite dans la haute cheminée, autour de la marmite de fonte qui se balance au-dessus d'elle par une chaîne, et dont les reflets dansent sur le miroir des meubles bien cirés.

Sur le mur le mieux exposé au soleil, sèchent, plaquées contre lui, les galettes de bouse de vache qui iront s'entasser au grenier, précieuse provision de combustible. Sur le côté de la maison, le four, maintenant peu utilise; derrière, la citerne, car il n'y a ni puits ni le moindre filet d'eau courante. Attenante à la maison d'habitation, une chaumière plus basse, l'étable; une autre plus basse encore, la bergerie. En face, la porcherie.

La construction n'a guère varié depuis bien longtemps; depuis que les compagnies refusent d'assurer le chaume, celui-ci reste réservé aux dépendances et est remplacé par l'ardoise pour la maison d'habitation, mais les fenêtres ne s'agrandissent pas et le Bréhatin continue de vivre comme ses ancêtres dans ce petit logis étroit, malsain où la mortalité est si grande. L'aisance ne manque pas pourtant et ces petits propriétaires d'un ou deux hectares en moyenne, de huit au plus, se disputent âprement, surtout depuis la guerre, les parcelles de terre dont les prix, aux jours de vente, montent à des dix mille francs l'hectare. Le domaine congéable, établi en 1750, et qui existait encore en 1891, a disparu. Le fermage, tard venu, disparaîtra aussi devant le désir ardent de chacun d'être propriétaire. L'enrichissement est certain, malgré le surpeuplement évident et l'île ne montre pas de tendance au dépeuplement; elle attire même de petits rentiers séduits sans doute par le calme et la simplicité de la vie.

C'est qu'en effet l'existence est restée rustique, les mœurs patriarcales. Les ventes de propriété se font toujours à l'amiable, souvent sous seing-privé, plus souvent encore sur parole, sans aucun papier. La vente en viager est très usitée nombre de vieux, sans enfants, cèdent, moyennant une rente viagère, leur petit domaine à des jeunes plus capables qu'eux de le faire valoir. Sans doute le joli costume et la curieuse coiffe ont disparu, sauf aux jours de grande fête, mais le Bréhatin, grand buveur de café, se nourrit toujours simplement de

lait caillé, de beurre, de pommes de terre, de bouillie au lait si ferme que la cuiller tient tout debout dans la marmite; posée bien chaude sur la table, on fait un trou au milieu de la bouillie, on y place du beurre qui fond lentement. Groupés autour du plat, les convives y prennent avec une fourchette un gros morceau qu'ils trempent dans le beurre fondu.

C'est tout le parfum délicat de la vieille France qui se dégage de cet archaïsme, de cette vie aux caractères anciens, si repliée sur ellemême encore et que les influences extérieures mettront sans doute de longues années à pénétrer et à transformer.

G. VERGEZ-TRICOM.

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