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sement du tiers état, du moins dix mille nobles de plus autour du roi auraient peut-être empêché qu'il ne fût détrôné. Mais, sans se perdre dans des suppositions qui peuvent toujours être contestées, il y a des devoirs inflexibles en politique comme en morale, et le premier de tous, c'est de ne jamais livrer son pays aux étrangers, lors même qu'ils s'offrent pour appuyer avec leurs armées le système qu'on regarde comme le meilleur. Un parti se croit le seul vertueux, le seul légitime; un autre le seul national, le seul patriote comment décider entre eux? Était-ce un jugement de Dieu pour les Français, que le triomphe des troupes étrangères? Le jugement de Dieu, dit le proverbe, c'est la voix du peuple. Quand une guerre civile eût été nécessaire pour mesurer les forces et manifester la majorité, la nation en serait devenue plus grande à ses propres yeux comme à ceux de ses rivaux. Les chefs de la Vendée inspirent mille fois plus de respect que ceux d'entre les Français qui ont excité les diverses coalitions de l'Europe contre leur patrie. On ne saurait triompher dans la guerre civile qu'à l'aide du courage, de l'énergie ou de la justice; c'est aux facultés de l'âme qu'appartient le succès dans une telle lutte: mais, pour attirer les puissances étrangères dans son pays, une intrigue, un hasard, une relation avec un général ou avec un ministre en faveur, peuvent suffire. De tout temps les émigrés se sont joués de l'indépendance de leur patrie; ils la veulent, comme un jaloux sa maîtresse, morte ou fidèle; et l'arme avec laquelle ils croient combattre les factieux s'échappe souvent de leurs mains, et frappe d'un coup mortel le pays même qu'ils prétendaient sauver.

Les nobles de France se considèrent malheureusement plutôt comme les compatriotes des nobles de tous les pays que comme les concitoyens des Français. D'après leur manière de voir, la race des anciens conquérants de l'Europe se doit mutuellement des secours d'un empire à l'autre mais les nations, au contraire, se sentant un tout homogène, veulent disposer de leur sort; et, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, les peuples libres ou seulement fiers n'ont jamais supporté sans frémir l'intervention des gouvernements étrangers dans leurs querelles intestines.

Des circonstances particulières à l'histoire de France y ont séparé les privilégiés et le tiers état d'une manière plus prononcée que dans aucun autre pays de l'Europe. L'urbanité des mœurs cachait les divisions politiques; mais les priviléges pécuniaires, le nombre des emplois donnés exclusivement aux nobles, l'inégalité dans l'application des lois, l'étiquette des cours, tout l'héritage des droits de conquête traduits en faveurs arbitraires, ont créé en France, pour ainsi dire, deux nations dans une seule. En conséquence, les nobles émigrés ont voulu traiter la presque totalité du peuple français comme des vassaux révoltés; et, loin de rester dans leur pays soit pour triompher de l'opinion dominante, soit pour s'y réunir, ils ont trouvé plus simple d'invoquer la gendarmerie européenne, afin de mettre Paris à la raison. C'était, disaient-ils, pour délivrer la majorité du joug d'une minorité factieuse, qu'on recourait aux armes des alliés voisins. Une nation qui aurait besoin des étrangers pour s'affranchir d'un joug quelconque serait tellement avilie, qu'aucune vertu ne pourrait de longtemps s'y développer: elle rougirait de ses oppresseurs et de ses libérateurs tout ensemble. Henri IV, il est vrai, admit des corps étrangers dans son armée; mais il les avait comme auxiliaires, et ne dépendait point d'eux. Il opposait des Anglais et des Allemands protestants aux ligueurs dominés par les catholiques espagnols; mais toujours il était entouré d'une force française assez considérable pour être le maître de ses alliés. En 1791, le système de l'émigration était faux et condamnable, car une poignée de Français se perdait au milieu de toutes les baïonnettes de l'Europe. Il y avait d'ailleurs encore beaucoup de moyens de s'entendre en France entre soi; des hommes très-estimables étaient à la tête du gouvernement, des erreurs en politique pouvaient être réparées, et les meurtres judiciaires n'avaient point encore été commis.

Loin que l'émigration ait maintenu la considération de la noblesse, elle y a porté la plus forte atteinte. Une génération nouvelle s'est élevée pendant l'absence des gentilshommes; et, comme cette génération a vécu, prospéré, triomphé sans les privilégiés,

elle croit encore pouvoir exister par elle-même. Les émigrés, d'autre part, vivant toujours dans le même cercle, se sont persuadé que tout était rébellion hors de leurs anciennes habitudes; ils ont pris ainsi par degrés le même genre d'inflexibilité qu'ont les prêtres. Toutes les traditions politiques sont devenues à leurs yeux des articles de foi, et ils se sont fait des dogmes des abus. Leur attachement à la famille royale, dans son malheur, est très-digne de respect; mais pourquoi faire consister cet attachement dans la haine des institutions libres et l'amour du pouvoir absolu? Et pourquoi repousser le raisonnement en politique, comme s'il s'agissait des saints mystères, et non pas des affaires humaines? En 1791, le parti des aristocrates s'est séparé de la nation, de fait et de droit; d'une part, en s'éloignant de France, et, de l'autre, en ne reconnaissant pas que la volonté d'un grand peuple doit être de quelque chose dans le choix de son gouvernement. Qu'est-ce que cela signifie, des nations? répétaient-ils sans cesse il faut des armées. Mais les armées ne font-elles pas partie des nations? Tôt ou tard l'opinion ne pénètre-t-elle pas aussi dans les rangs mêmes des soldats; et de quelle manière peut-on étouffer ce qui anime maintenant tous les pays éclairés, la connaissance libre et réfléchie des intérêts et des droits de tous ?

Les émigrés ont dû se convaincre, par leurs propres sentiments, dans différentes circonstances, que le parti qu'ils avaient pris était digne de blâme. Quand ils se trouvaient au milieu des uniformes étrangers, quand ils entendaient les langues germaniques, dont aucun son ne leur rappelait les souvenirs de leur vie passée, pouvaient-ils se croire encore sans reproche? Ne voyaient-ils pas la France tout entière se défendant sur l'autre bord? N'éprouvaientils pas une insupportable douleur, en reconnaissant les airs nationaux, les accents de leur province, dans le camp qu'il fallait appeler ennemi? Combien d'entre eux ne se sont pas retournés tristement vers les Allemands, vers les Anglais, vers tant d'autres peuples qu'on leur ordonnait de considérer comme leurs alliés ! Ah! l'on ne peut transporter ses dieux pénates dans les foyers des étrangers. Les émigrés, lors même qu'ils faisaient la guerre à la

France, ont souvent été fiers des victoires de leurs compatriotes. Ils étaient battus comme émigrés, mais ils triomphaient comme Français, et la joie qu'ils en ressentaient était la noble inconséquence des cœurs généreux. Jacques II s'écriait à la bataille de la Hogue, pendant la défaite de la flotte française, qui soutenait sa propre cause contre l'Angleterre : « Comme mes braves Anglais se battent! » Et ce sentiment lui donnait plus de droits au trône qu'aucun des arguments employés pour l'y maintenir. En effet l'amour de la patrie est indestructible comme toutes les affections sur lesquelles nos premiers devoirs sont fondés. Souvent une longue absence ou des querelles de parti ont brisé toutes vos relations; vous ne connaissez plus personne dans cette patrie qui est la vôtre mais à son nom, mais à son aspect, tout votre cœur est ému; et, loin qu'il faille combattre de telles impressions comme des chimères, elles doivent servir de guide à l'homme vertueux.

Plusieurs écrivains politiques ont accusé l'émigration de tous les maux arrivés à la France. Il n'est pas juste de s'en prendre aux erreurs d'un parti des crimes de l'autre; mais il paraît démontré néanmoins qu'une crise démocratique est devenue beaucoup plus probable, quand tous les hommes employés dans la monarchie ancienne, et qui pouvaient servir à recomposer la nouvelle, s'ils l'avaient voulu, ont abandonné leur pays. L'égalité s'offrant alors ⚫de toutes parts, les hommes passionnés se sont trop abandonnés au torrent démocratique; et le peuple, ne voyant plus la royauté que dans le roi, a cru qu'il suffisait de renverser un homme pour fonder une république.

CHAPITRE II.

Prédiction de M. Necker sur le sort de la constitution de 1791.

Pendant les quatorze dernières années de sa vie, M. Necker ne s'est pas éloigné de sa terre de Coppet, en Suisse. Il a vécu dans la retraite la plus absolue; mais le repos qui naît de la dignité n'exclut pas l'activité de l'esprit; aussi ne cessa-t-il point de suivre

avec la plus grande sollicitude chaque événement qui se passait en France; et les ouvrages qu'il a composés à différentes époques de la révolution ont un caractère de prophétie, parce qu'en examinant les défauts des constitutions diverses qui ont régi momentanément la France, il annonçait d'avance les conséquences de ces défauts, et ce genre de prédictions ne saurait manquer de se réaliser.

M. Necker joignait à l'étonnante sagacité de son esprit une sensibilité pour le sort de l'espèce humaine, et de la France en particulier, dont il n'y a eu d'exemple, je crois, dans aucun publiciste. On traite d'ordinaire la politique d'une manière abstraite, et en la fondant presque toujours sur le calcul; mais M. Necker s'est surtout occupé des rapports de cette science avec la morale individuelle, le bonheur et la dignité des nations. C'est le Fénélon de la politique, si j'ose m'exprimer ainsi, en honorant ces deux grands hommes par l'analogie de leurs vertus.

Le premier ouvrage qu'il publia en 1791 est intitulé : De l'Administration de M. Necker, par lui-même. A la suite d'une discussion politique très-approfondie sur les diverses compensations que l'on aurait dû accorder aux privilégiés pour la perte de leurs anciens droits, il dit, en s'adressant à l'assemblée : « Je » l'entends, on me reprochera mon attachement obstiné aux » principes de la justice, et l'on essayera de le déprimer en y » donnant le nom de pitié aristocratique. Je sais mieux que >> vous de quelle sorte est la mienne. C'est pour vous les pre» miers que j'ai connu ce sentiment d'intérêt; mais alors vous » étiez sans union et sans force: c'est pour vous les premiers » que j'ai combattu. Et dans le temps où je me plaignais si forte>>ment de l'indifférence qu'on vous témoignait; lorsque je parlais >> des égards qui vous étaient dus lorsque je montrais une in» quiétude continuelle sur le sort du peuple, c'était aussi par des » jeux de mots qu'on cherchait à ridiculiser mes sentiments. Je >> voudrais bien en aimer d'autres que vous, lorsque vous m'a>> bandonnez; je voudrais bien le pouvoir, mais je n'ai pas cette >> consolation; vos ennemis et les miens ont mis entre eux et moi

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