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reusement le parti aristocrate s'y opposa, et perdit ainsi la France en se perdant lui-même.

Une disette de blé, telle qu'il ne s'en était pas fait sentir depuis longtemps en France, menaça Paris de la famine pendant l'hiver de 1788 à 1789. Les soins infinis de M. Necker et le dévoûment de sa propre fortune, dont il avait déposé la moitié au trésor royal, prévinrent à cet égard des malheurs incalculables. Rien ne dispose le peuple au mécontentement comme les craintes sur les subsistances; cependant il avait tant de confiance dans l'administration, que nulle part le trouble n'éclata. Les états généraux s'annonçaient sous les plus heureux auspices; les privilégiés, par leur situation même, ne pouvaient abandonner le trône, bien qu'ils l'eussent ébranlé; les députés du tiers état étaient reconnaissants de ce qu'on avait écouté leurs réclamations. Sans doute il restait encore de grands sujets de discorde entre la nation et les privilégiés; mais le roi était placé de manière à pouvoir être leur arbitre, en se réduisant de lui-même à une monarchie limitée, si toutefois c'est se réduire que de s'imposer des barrières qui vous mettent à l'abri de vos propres erreurs, et surtout de celles de vos ministres. Une monarchie sagement limitée n'est que l'image d'un honnête homme, dans l'âme duquel la conscience préside toujours à l'action.

Le résultat du conseil du 27 décembre fut adopté par les ministres du roi les plus éclairés, tels que MM. de Saint-Priest, de Montmorin et de la Luzerne; et la reine elle-même voulut assister à la délibération qui eut lieu sur le doublement du tiers. C'était la première fois qu'elle paraissait au conseil, et l'approbation qu'elle donna spontanément à la mesure proposée par M. Necker pourrait être considérée comme une sanction de plus; mais M. Necker, en remplissant son devoir, dut en prendre la responsabilité sur lui-même. La nation entière, à l'exception peut-être de quelques milliers d'individus, partageait alors son opinion; depuis il n'y a que les amis de la justice et de la liberté politique, telle qu'on la concevait à l'ouverture des états généraux, qui soient restés toujours les mêmes à travers vingt-cinq années de vicissitudes. Ils

sont en petit nombre, et la mort les moissonne chaque jour; mais la mort seule en effet pouvait diminuer cette fidèle armée, car ni la séduction ni la terreur n'en sauraient détacher le plus obscur champion.

CHAPITRE XV.

Quelle était la disposition des esprits en Europe au moment de la convocation des états généraux,

Les lumières philosophiques, c'est-à-dire l'appréciation des choses d'après la raison, et non d'après les habitudes, avaient fait de tels progrès en Europe, que les possesseurs des priviléges, rois, nobles ou prêtres, étaient les premiers à s'excuser des avantages abusifs dont ils jouissaient. Ils voulaient bien les conserver, mais ils prétendaient à l'honneur d'y être indifférents; et les plus adroits se flattaient d'endormir assez l'opinion pour qu'elle ne leur disputât pas ce qu'ils avaient l'air de dédaigner.

L'impératrice Catherine courtisait Voltaire; Frédéric II était presque son rival en littérature; Joseph II était le philosophe le plus prononcé de ses États; le roi de France avait pris deux fois, en Amérique et en Hollande, le parti des sujets contre leurs princes sa politique l'avait conduit à soutenir ceux qui combattaient contre le pouvoir royal et stathoudérien. L'opinion de l'Angleterre sur tous les principes politiques était en harmonie avec ses institutions; et, avant la révolution de France, il y avait certainement plus d'esprit de liberté en Angleterre qu'à présent.

M. Necker avait donc raison quand il disait, dans le résultat du conseil du 27 septembre, que le bruit sourd de l'Europe invitait le roi à consentir aux vœux de la nation. La constitution anglaise qu'elle souhaitait alors, elle la réclame encore à présent. Examinons avec impartialité quels sont les orages qui l'ont éloignée de ce port, le seul où elle puisse trouver le calme.

CHAPITRE XVI.

Ouverture des états généraux le 5 mai 1789.

Je n'oublierai jamais le moment où l'on vit passer les douze cents députés de la France, se rendant en procession à l'église pour entendre la messe, la veille de l'ouverture des états généraux. C'était un spectacle bien imposant et bien nouveau pour des Français; tout ce qu'il y avait d'habitants dans la ville de Versailles, ou de curieux arrivés de Paris, se rassemblait pour le contempler. Cette nouvelle sorte d'autorité dans l'État, dont on ne connaissait encore ni la nature ni la force, étonnait la plupart de ceux qui n'avaient pas réfléchi sur les droits des nations.

Le haut clergé avait perdu une partie de sa considération, parce que beaucoup de prélats ne s'étaient pas montrés assez réguliers dans leur conduite, et qu'un plus grand nombre encore n'étaient occupés que des affaires politiques. Le peuple est sévère pour les prêtres comme pour les femmes: il veut dans les uns et dans les autres du dévoûment à leurs devoirs. La gloire militaire, qui constitue la considération de la noblesse, comme la piété celle du clergé, ne pouvait plus apparaître que dans le passé. Une longue paix n'avait donné à aucun des nobles qui en auraient été les plus avides l'occasion de recommencer leurs aïeux, ́et c'étaient d'illustres obscurs que tous les grands seigneurs de France. La noblesse du second ordre n'avait pas eu plus d'occasions de se distinguer, puisque la nature du gouvernement ne permettait aux gentilshommes que la carrière des armes. Les anoblis, qu'on voyait marcher en grand nombre dans les rangs des nobles, portaient d'assez mauvaise grâce le panache et l'épée; et l'on se demandait pourquoi ils se plaçaient dans le premier ordre de l'État, seulement parce qu'ils avaient obtenu de ne pas payer leur part des impôts publics: car, en effet, c'était à cet injuste privilége que se bornaient leurs droits politiques.

La noblesse se trouvant déchue de sa splendeur par l'esprit de courtisan, par l'alliage des anoblis, et par une longue paix; le

clergé ne possédant plus l'ascendant des lumières qu'il avait eu dans les temps barbares, l'importance des députés du tiers état en était augmentée. Leurs habits et leurs manteaux noirs, leurs regards assurés, leur nombre imposant, attiraient l'attention sur eux des hommes de lettres, des négociants, un grand nombre d'avocats, composaient ce troisième ordre. Quelques nobles s'étaient fait nommer députés du tiers, et parmi ces nobles on remarquait surtout le comte de Mirabeau l'opinion qu'on avait de son esprit était singulièrement augmentée par la peur que faisait son immoralité; et cependant c'est cette immoralité même qui a diminué l'influence que ses étonnantes facultés devaient lui valoir. Il était difficile de ne pas le regarder longtemps, quand on l'avait une fois aperçu : son immense chevelure le distinguait entre tous; on eût dit que sa force en dépendait comme celle de Samson; son visage empruntait de l'expression de sa laideur même, et toute sa personne donnait l'idée d'une puissance irrégulière, mais enfin d'une puissance telle qu'on se la représenterait dans un tribun du peuple.

Aucun nom, excepté le sien, n'était encore célèbre dans les six cents députés du tiers; mais il y avait beaucoup d'hommes honorables, et beaucoup d'hommes à craindre. L'esprit de faction commençait à planer sur la France, et l'on ne pouvait l'abattre que par la sagesse ou par le pouvoir. Or, si l'opinion avait déjà miné le pouvoir, que pouvait-on faire sans sagesse ?

J'étais placée à une fenêtre près de madame de Montmorin, femme du ministre des affaires étrangères, et je me livrais, je l'avoue, à la plus vive espérance, en voyant pour la première fois en France des représentants de la nation. Madame de Montmorin, dont l'esprit n'était en rien distingué, me dit avec un ton décidé, qui cependant me fit effet: « Vous avez tort de vous réjouir; il » arrivera de ceci de grands désastres à la France et à nous. » Cette malheureuse femme a péri sur l'échafaud avec un de ses fils; l'autre s'est noyé; son mari a été massacré le 2 septembre; sa fille aînée a péri dans l'hôpital d'une prison; sa fille cadette,

madame de Beaumont, personne spirituelle et généreuse, a succombé sous le poids de ses regrets avant trente ans; la famille de Niobé n'a pas été plus cruellement frappée que celle de cette pauvre mère: on eût dit qu'elle le pressentait.

L'ouverture des états généraux eut lieu le lendemain on avait construit à la hâte une grande salle dans l'avenue de Versailles pour y recevoir les députés. Beaucoup de spectateurs furent admis à cette cérémonie. Une estrade était élevée pour y placer le trône du roi, le fauteuil de la reine, et des chaises pour le reste de la famille royale.

Le chancelier, M. de Barentin, s'assit sur l'avant-scène de cette espèce de théâtre. Les trois ordres étaient, pour ainsi dire, dans le parterre, le clergé et la noblesse à droite et à gauche, les députés du tiers état en face. Ils avaient déclaré d'avance qu'ils ne se mettraient pas à genoux au moment de l'arrivée du roi, suivant l'ancien usage, encore pratiqué la dernière fois que les états généraux s'étaient rassemblés. Si les députés du tiers état s'étaient mis à genoux en 1789, tout le monde, y compris les aristocrates les plus purs, aurait trouvé cette action ridicule, c'est-à-dire en désaccord avec les idées du temps.

Lorsque Mirabeau parut, un murmure se fit entendre dans l'assemblée. Il en comprit le sens; mais, traversant la salle fièrement jusqu'à sa place, il eut l'air de se préparer à faire naître assez de troubles dans l'État pour confondre les rangs de l'estime aussi bien que tous les autres. M. Necker fut couvert d'applaudissements dès qu'il entra; sa popularité était alors entière, et le roi pouvait s'en servir utilement, en restant fidèle au système dont il avait adopté les principes fondamentaux.

Quand le roi vint se placer sur le trône, au milieu de cette assemblée, j'éprouvai pour la première fois un sentiment de crainte. D'abord je remarquai que la reine était très-émue; elle arriva plus tard que l'heure assignée, et les couleurs de son teint étaient altérées. Le roi prononça son discours avec sa simplicité accoutumée; mais les physionomies des députés exprimaient

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