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Si l'Angleterre se trouvait dans une position semblable, doutez-vous qu'elle n'eût déjà officiellement proclamé le blocus de l'Europe. La nature, plus forte que l'ambition, s'oppose à ce que l'Angleterre soit dans la position de la Russie; mais l'ambition, si conforme à la nature, ne peut-elle pas inspirer à la Russie la logique de l'Angleterre?

Que lui manquera-t-il pour exécuter ce plan de tyrannie gigantesque, dont sa marine, toujours croissante, doit être le principal instrument? Sera-ce des bois dans ces forêts immenses, vierges depuis la création? Sera-ce ces fers, ces approvisionnements de toute espèce dont elle est le magasin pour l'Europe? Sera-ce des hommes, enfin? elle n'en épuisera pas de sitôt ni ces plages de l'antique Scandinavie, qui ont été appelées les pépinières du genre humain (1), ni ces vastes sommités de l'Asie, réservoirs éternels qui ont périodiquement inondé tout l'ancien monde.

Mais peut-être il lui manquera de l'or, nécessaire aux guerres modernes; peut-être on lui opposera les digues des barrières.

De l'or? L'Angleterre se fiant à sa position insulaire et comme étrangère l'Europe, s'aveuglant sur un danger qu'elle croit éloigné ou impossible, épuise les trésors de l'Inde en sa faveur. Des obstacles, des remparts? Mais l'Autriche, mille fois plus insensée encore que l'Angleterre, puisque son danger est bien plus prochain, l'Autriche lui fait de ses Etats une avenue, lui trace sur le corps de ses peuples une route vers l'occident et le midi de l'Europe, où les armées tartares et russes espèrent bientôt rejoindre les flottes russes et tartares.

Oui, le prix certain, pour l'Autriche et pour l'Angleterre, d'un tel abandon de toute pudeur et de toute prudence, sera pour l'Autriche la chute prochaine d'un gouvernement dont ses peuples ne sont pas complices; pour l'Angleterre, la ruine et la perte, plus tardives, mais plus terribles, de l'Etat et du peuple même, complice de son gouvernement.

En vain ces deux puissances cherchent à se tromper elles-mêmes leur destin est écrit sur toutes les pages de l'histoire.

Quand deux traitres ouvrirent aux Maures l'Espagne et l'Europe, il semblait que la différence de la religion, des mœurs et de la couleur seule rendait impossible la durée de leur établissement. Ce père de famille et ce pontife qui les avaient appelés ne se doutaient pas, dans l'ardeur de venger un grief légitime (2), que leur race et leur foi seraient bientôt presque entièrement abolies; et cependant avant peu d'années, à peine, dans des montagnes inaccessibles, restait-il en Espagne quelques gouttes de sang chrétien.

Et à qui la cour de Vienne ouvre-t-elle avec tant de complaisance ses royaumes héréditaires? A une puissance maîtresse aujourd'hui par le fait de ces mêmes peuples qui,sous le premier Léopold, appelés par les Hongrois révoltés, vinrent mettre le siège devant Vienne, au nombre de 300,000 combattants, et l'auraient infailliblement prise et ravagée, sans le secours magnanime de Sobieski.

Dans un danger semblable et peut-être prochain, il ne viendra plus de Sobieski; il n'y a plus de Pologne: l'ingratitude l'a laissée périr, l'avídité l'a partagée.

(1) Le Got Jornandès appelle ces contrées la manufacture du genre humain : humani generis officina.

(2) Le comte Julien et l'archevêque Opas; le grief était un outrage vrai ou prétendu, fait par le roi Rodrigue à la fille du comte Julien. La tradition appelle cette fille la Cava (la méchante), ce qui donne à penser que l'opinion commune était qu'elle avait méchamment accusé le roi Rodrigue.

Il n'y a plus de Pologne! J'ai touché la vraie cause, la déplorable origine de toutes les révolutions dont l'Europe a gémi depuis cette époque, et de toutes celles qui lui restent encore à parcourir.

Quand Charles XII et Pierre ler se cherchaient, se choquaient avec de faibles armées qui semblaient perdues dans les déserts de l'Ukraine, l'Europe pouvait voir ces mouvements avec une sorte d'indifférence; cette indifférence n'appartenait pas à une prévoyance éminente, mais elle n'était pas choquante pour une politique vulgaire.

Ce fut toute autre chose quand un premier partage de la Pologne eut averti l'Europe que la Russie allait influer de tout son poids dans cette complication d'intérêts, dans cet équilibre de forces dont se composait la balance des pouvoirs européens.

:

Toute action amène nécessairement une réaction la France devait tôt ou tard se venger sur elle-même et sur l'Europe de l'affront qu'elle recevait de son propre Gouvernement, et de l'injure étrangère.

La réaction de la France sur elle-même a eu lieu; nous avons été témoins de ses prodiges et de ses horreurs : la Révolution a été complète : la dynastie est changée; le sang est renouvelé dans toutes les artères du corps politique; au dedans l'œuvre est consommée.

Il n'en est pas de même au dehors: la réaction commençait, elle a été suspendue; la Révolution s'est arrêtée par la modération des vainqueurs ; nous avons cru à la résipiscence des cabinets égarés, aux protestations des puissances humiliées, chimère de la magnanimité dont on a pris soin de nous désabuser.

C'est un spectacle singulier et remarquable que de voir l'Europe poussée à la destinée qui la presse contre le vœu de ceux-là mêmes que les événements qu'on hâte doivent rendre les arbitres de l'Europe.

Ceux qui doivent profiter des destructions les craignent et cherchent à les conjurer; ceux qui en seront écrasés se précipitent au devant d'elles.

La politique furieuse de l'Angleterre, la politique stupide de l'Autriche, la nullité incendiaire de la Suède, l'absence de la Pologne, la prostration absolue de toutes les forces physiques et morales de l'empire ottoman, enfin l'ambition trop facile à comprendre de la Russic placent l'Europe dans des circonstances qui réclament en ce moment de tous les esprits susceptibles de réflexion une attention profonde et qui ne sera pas infructueuse.

La méditation et la pensée sont les grandes puissances de l'homme, les plus forts leviers des affaires; il semble qu'il y ait déjà quelque chose d'accompli ou d'empêché dans un événement prévu.

Nous sommes à une époque où les événements courent et se précipitent avec une telle rapidité que les prédictions les plus hardies, et dont l'effet semble le plus lointain, se réalisent et se consomment en moins de temps que des esprits réputés sages et habiles n'en demandent pour les exami

ner.

Tout est brouillé, tout est détruit dans cet équilibre dont nous parlions tout à l'heure, dans cette balance et cette complication savanté d'intérêts et de systèmes opposés et concordants qui pourrait servir de base à la prospérité de l'Europe dans les temps ordinaires, quand ces guerres ne sont pour ainsi dire que des guerres civiles, des querelles de ménage, mais qui lui deviendrait funeste, qui ne peut subsister quand elle est atta

quée par de grandes forces extra-européennes, quand elle a tout à craindre de la pression de l'Asie ou de l'Afrique, ensemble ou séparément.

Dans ces circonstances grandes et singulières, mais qui ont existé plus d'une fois et qui se reproduisent aujourd'hui, l'Europe est infailliblement destinée à une servitude générale, si elle s'obstine dans ses haines et dans ses divisions intestines.

A quelle époque ont eu lieu les premières irruptions impunies des Barbares dans le monde romain? Lorsque sous Gallien, fantôme d'empereur, trente tyrans, à la fois proclamés par une soldatesque en délire ou des cités en tumulte, se disputaient l'empire, également ardents à le déchirer et incapables de le défendre.

Le monde est bien vieux, mais toujours divers, et toujours le même en proie aux mêmes passions, séduit ou éclairé par les mêmes intérêts, il voit sans cesse les mêmes événements se reproduire du sein des mêmes causes, se modifie" au gré des mêmes circonstances: non qu'il faille chercher servilement dans les récits du passé les règles minutieuses du présent; mais ce grand miroir de l'histoire nous offre des leçons répétées qu'il serait insensé de négliger, surtout à de certaines époques.

Dès ces temps qui touchent aux temps fabuleux, l'Europe insultée par l'Asie se rangea, pour sa Vengeance, sous un seul commandement militaire (1).

Quelques siècles après, la Grèce (c'était alors l'Europe civilisée) fut mise à deux doigts de sa perte par les monarques de l'Asie qui profitèrent de ses dissensions intérieures.

Bientôt, à la voix de ses amphictyons, elle se réunit pour nommer un capitaine général; la liberté, trop souvent ombrageuse et ennemie d'elle-même, résista d'abord à la suprématie de Philippe et de son fils; Thèbes paya cher sa résistance; mais bientôt ce ne fut qu'un cri de reconnaissance dans la Grèce délivrée de la crainte des Barbares, et tous les autels fumèrent en l'honneur d'Alexandre.

Quand l'Europe serait composée aujourd'hui, je ne dis pas de républiques, mais de démocraties les plus follement jalouses, non-seulement de la liberté chère à tous les cœurs généreux, mais de ses plus frivoles apparences, elle serait obligée, si Vienne et Londres ne changent de politique, d'adopter des idées d'ensemble et d'unité, compatibles sans doute avec toute la dignité des Etats indépendants; mais qui peuvent seules la sauver quand elle est attaquée par une autre partie du monde; et l'on ne saurait trop insister sur cette vérité, que ceux-là même et ceux-là seuls qui se plaignent avec le plus d'aigreur du pouvoir de la France, et appellent l'intervention de la Russie, mettent tout l'occident de l'Europe dans l'alternative nécessaire, ou de périr, et de périr bientôt, sous la Russie, ou de donner beaucoup plus d'intensité et de solennité à la prépondérance du Gouvernement français.

Certainement Annibal attaquait l'Italie avec des désavantages et des obstacles infinis, si l'on compare son expédition aux autres irruptions de l'Asie ou de l'Afrique sur l'Europe, où même à celle qui la menace en ce moment; néanmoins, si à cette époque l'Italie n'eût été à peu près

(1) C'est ainsi qu'on a précisément caractérisé cette guerre dont l'histoire et la fable se disputent les récits: un conflit de l'Europe contre l'Asie barbare, Græcia Barbariæ lento collis a duello. Hor.

réunie sous la même influence, si la puissance de Rome n'eût été que ce qu'elle était avant le siége de Véies, c'était fait de Rome, de l'indépendance de l'Italie, et l'Europe était subjuguée par l'Afrique.

Octave soutenait la cause de l'Europe, de l'Europe indignée de voir Antoine traîner à sa suite les rois de l'Orient, et menacer l'Italie des mœurs et de la servitude de l'Asie et de l'Afrique. Cette disposition des esprits valut à Auguste l'empire du monde (1).

Constantin le réunit de nouveau, et prit un poste avancé contre l'effort de l'Asie, en plaçant à Byzance le siége de l'empire.

Sous ses successeurs tout s'avilit, tout se divisa de nouveau.

Déjà se préparait dans les déserts de l'Arabie la plus terrible leçon pour l'Europe, l'exemple qui plus que tous les autres est aujourd'hui à notre usage, et nous doit servir d'enseigne

ment.

Certes, ce bouleversement horrible de trois parties du monde était bien moins facile à prévoir que les fléaux qui nous effrayent, et qu'il est sans doute possible de détourner.

Lorsque Mahomet courait les déserts à la tête d'une caravane plutôt que d'une armée, et que cependant il jetait les fondements de cette puissance militaire si formidable qui a dominé si longtemps, et sur une si grande portion du globe, je conçois qu'il fallait une prévoyance audacieuse pour annoncer les conquêtes des califes ses successeurs, pour prédire qu'après avoir subjugué une partie de l'Asie et de l'Afrique, ils s'avanceraient triomphants en Europe, et ne trouveraient un terme à leurs succès que dans les plaines de

Tours.

Les alarmes sont bien autrement motivées et vraisemblables quand les Scythes et les Tartares déjà marchent à la proie au sein de l'Allemagne, quand les peuplades indigentes et féroces de la Morée et de l'Epire se réjouissent déjà du pillage de l'Italie, prêtes à être vomies sur les côtes de cette belle contrée, sous la conduite des Russes et à la solde des Anglais.

O Italie! tu as détesté, tu as appelé barbares ces peuples, ces soldats qui, tantôt du sommet des Alpes, tantôt des gorges de la Noricie, se sont répandus dans tes vallées! quel nom réservestu à ces essaims dévastateurs que l'Adriatique va pousser sur ton rivage?

C'est le moment de rappeler ta valeur antique ; il s'agit pour tes citoyens de se garder euxmêmes, leurs femmes, leurs filles, des derniers outrages.

Mais est-ce l'Italic seule qui doit s'alarmer? encore une fois et cent fois encore, c'est l'Occident, c'est l'Europe qui sont menacés, qui le sont d'une manière plus terrible qu'à cette époque fameuse et tant calomniée, où, par un mouvement qui sauva son indépendance, son existence sociale et politique, l'Occident se leva tout entier et marcha en s'écriant qu'il voulait conserver les bienfaits du christianisme et de la civilisation, qui étaient alors une seule et même chose.

(1) C'est bien ce que la clameur populaire de l'Italie reprochait à Antoine. Voyez le chant d'Horace, qui est l'organe de ces reproches publics; il accuse Antoine et Cleopatre d'avoir menacé Rome de leurs vils troupeaux d'eunuques : Contaminato cum grege turpium morbo virorum. Les poetes ne sont pas sans doute des autorités pour les détails des faits, ils le sont pour les rumeurs générales et les traditions,

Oui, ce fut une figure sans fiction, un emblème sans mensonge.

C'était une aurore de civilisation, de liberté même due aux bienfaits de la religion chrétienne, que l'Europe allait défendre et venger sous le symbole du tombeau de l'Homme-Dieu, fondateur de cette religion sous laquelle l'Occident respirait et sentait adoucir sa barbarie.

Le but religieux ne cessait pas d'être raisonnable.

Le but politique était digne d'admiration il a dù exciter en tout temps notre reconnaissance, il doit éveiller aujourd'hui notre émulation.

Je ne sais en effet, si l'instinct de ce siècle valait mieux que toute la raison et toute la science du nôtre; mais il me semble que toutes ces considérations, qui alors remuèrent si fortement les âmes, veulent aujourd'hui être longtemps pesées, et qu'elles accablent d'abord nos vues courtes et nos timides pensées.

Elles nous offrent de hautes leçons qui nous effrayent, de vives images qui nous touchent trop peu, des événements qui nous pressent ou qui

nous menacent.

Ecoutons cependant une fois ce que disaient ces politiques si clairvoyants et si profonds, qu'on a traités d'hommes simples et grossièrement superstitieux (1).

«La puissance des Turcs, criaient-ils aux rois et aux peuples, la puissance des Turcs augmente tous les jours au grand détriment de la chrétienté; chaque jour l'accession de quelque nouvelle province enfle leur orgueil; ils embrassent, ils envahissent en espoir la terre entière : ils sont plus braves et plus rusés que les Sarasins; leurs conseils ont plus d'habileté, leurs actions plus d'audace, leurs efforts plus d'intensité, leurs entreprises plus de succès. »

A présent, publicistes de l'Europe, mettez ici le nom de Russes à la place de celui de Turcs, mettez le nom de Turcs à la place de celui de Sarasins; car les Turcs dominaient alors de fait là où les Sarasins régnaient encore de nom, comme aujourd'hui les Russes règnent et oppriment là où la Porte Ottomane est censée commander encore; changez donc les noms seulement, et continuons ce rapprochement curieux.

« Rois et royaumes de l'Occident (je cite les

(1) J'ai choisi la version de l'historien Paul-Emile de Vérone, qui écrivait en latin l'histoire de France, et dans celle-ci celle des croisades avec détail, environ quatre cents ans après ces expéditions, distance favorable à la vérité, parce qu'on n'est ni trop près ni trop loin des événements. M. de Thou le regarde comme un historien très-véridique; Erasme le loue de son exactitude; Juste-Lipse l'appelle rerum ipsarum sedulus scrutalor, severus judex. Voici donc le texte des passages que je cite ou auxquels je fais allusion, tirés des lettres que Paul-Emile attribue à Simon, patriarche de Jérusalem, dont l'ermite Pierre était porteur pour les princes de l'Occident, et du discours qu'il met dans la bouche du pape Urbain au concile de Clermont: In dies Turcarum res augentur nostrorum imminuuntur; novorum semper imperiorum accessio illis spiritus addit, orbem terrarum spe amplectuntur: ferociora validioraque sunt Turcarum quam Saracenorum fuerint arma, consilia etiam callidiora, el cœpta audaciora, et conatus majores et exitus secundiores.

Utramque tamen Romam tentarunt Saraceni, Bizantiam obsidere, ac Italiæ non modo oram maritimum sed et mediterranea evastârunt, etc., etc.

(2) En cur regna occidentis se in tuto locata et extra aleam posita confidant, cum orbis terrarum, arces in periculo fuerint? etc.

Quæ prisca mortalium memoria Babyloniis, Medis, Persis, Macedonibus, Parthis, quique domini orbis ter

paroles qui nous ont été transmises), vous vous croyez en sûreté quand les extrémités de la terre n'y sont pas, quand le sein de l'Europe est violé, ses remparts menacés, ses rivages partout insultés.

«La plus grande part de ce que les Babyloniens, les Mèdes, les Perses, les Macédoniens, les Parthes, et tous ceux qui ont voulu être salués du nom de maîtres du monde, ont possédé, est à eux ou tremble sous eux.

« Ils débordent leurs frontières de toutes parts, ou plutôt ils n'en reconnaissent plus; et des lieux où leur domination est déjà paisiblement établie aux contrées que nous habitons, il y a déjà moins de distance que de ces mêmes lieux où ils règnent aux portes Caspiennes, d'où ils sont sortis pour la ruine du genre humain. »>

Qui ne serait frappé de ce tableau et de sa ressemblance avec celui qu'on pourrait faire aujourd'hui de la Russie, dominatrice du Nord et de l'Orient, servie comme les Turcs par les transfuges de l'Europe, qui étaient alors les Grecs, qui sont aujourd'hui Vienne, Londres et leurs alliés ?

C'est donc en ces mots, conservés pour l'instruction de la postérité, qu'Urbain à Clermont, digne amphictyon de la chrétienté, conseillait et fit adopter contre l'ennemi commun qui cernait l'Europe et la tenait comme assiégée, la seule mesure qui pût la sauver, une diversion puissante, une attaque au cœur qui oblige les extrémités à se replier vers le centre, ou qui empêche du moins qu'on ne songe à s'étendre, manœuvre précisément la même qu'Alexandre avait jadis effectuée contre Darius, et que Memnon (1) de Rhodes voulait que Darius exécutât contre Alexandre.

Le coup fut frappé, l'Europe fut garantie, et depuis cette époque jusqu'à ce moment, elle n'a eu que des querelles intérieures qui lui ont causé de grands maux, sans doute, mais qui ne l'ont jamais menacée d'une servitude générale et d'une dévastation universelle.

Grâce à la démence de l'Autriche et de l'Angleterre, l'Europe est aujourd'hui dans les mêmes termés qu'au onzième siècle; alors son organe venait lui chercher un chef et un défenseur dans cette même contrée qui avait produit (2) Charles

rarum esse salutarique volebant, parebant, ea nunc Turcarum sunt, etc., etc.

Rerum secundarum cursu el dissimulatione nostra turca ferocior factus nova sibi regna pariens non continebit se finibus Asiae.

Propriores sumus qui Europam incolimus imperio Turcarum quam Hierosolima Caspiis portis, unde illa pestis exorta humano generi struit insidias. PaulEmile.

(1) Ce Memnon de Rhodes était un homme de génie. C'est lui qui avait proposé, dès le commencement de la marche d'Alexandre, ce même moyen de défense que dans les temps modernes le connétable Anne de Montmorenci mit en œuvre contre Charles-Quint lorsqu'il entra en Provence, de ravager le pays à une grande distance, et de faire mourir de faim l'armée qui venait l'envahir, en brûlant les moissons et en détruisant les moulins. Il eut soin de laisser sur pied les raisins, les figues et les autres fruits qui ajoutèrent la dyssenterie à la famine; l'armée de Charles-Quint périt, et il est vraisemblable que celle d'Alexandre aurait eu le même sort si l'on avait suivi les conseils de Memnon. Avis aux Russes.

(2) Sed quia in Gallia verba facimus,ex Arvernorum urbe totum Christianum orbem alloquimur, locus non patitur ut silentio præteream id quod ipse suggerit unus Carolus Martellus nec ipse rex, nec rege patre natus, una die quadraginta prope impiorum millia regemque nobilissimum interemit: vidit sol lætus spec

Martel, son premier vengeur. Croyez-vous qu'aujourd'hui les sages de l'Europe, les zélateurs de son indépendance, cherchassent ailleurs un chef militaire, un régulateur politique?

Il faut donc le répéter et le graver dans les esprits, si la politique insensée qui agite un trop grand nombre des cabinets de l'Europe, si leur aveugle haine pour nous continue à creuser pour elle un vaste précipice, l'Europe se jettera dans nos bras, bien sûre que nous ne trahirons pas sa dernière espérance; elle se fiait à Vienne contre Byzance, à Byzance contre Moscou et Cherson, à Stockholm contre Pétersbourg : tout lui manque à la fois.

Le chef et le père de la Germanie appelle les tyrans du Nord et de l'Asie.

Le Musulman ne peut, ne veut ou n'ose défendre des passages que le soin de sa propre conservation lui commandait de ne jamais laisser franchir.

Le Suédois, préposé par la nature à la garde du Sund, rend, par sa félonie, la bonne volonté du Danois inutile.

L'Angleterre jouit follement de cette subversion de tous les principes, de tous les intérêts, de tous les droits, de tous les devoirs ; et avec tous les moyens que ses hautes lumières et ses progrès dans l'art social ont mis entre ses mains, elle achète le retour des ténèbres et du chaos.

Tout conspire contre l'indépendance de l'Europe, tout abandonne sa cause; la France ne peut pas l'abandonner, elle ne livrera pas ainsi le théâtre de sa gloire.

Entrons donc dans la carrière qui nous est tracée par la gloire et par la fidélité.

Les peuples, avertis par leurs besoins et par leur raison, feront, s'il le faut, une heureuse scission avec des gouvernements qui se laisseraient asservir par une routine aveugle ou un aveugle intérêt.

Ces gouvernements pourront voir en nous des ennemis les peuples n'y verront que des alliés, des amis, des protecteurs.

Nos imprudents aïeux s'écrièrent avec trop d'insolence Malheur aux vaincus! et ils en furent justement punis. Nous proclamons, au contraire Bonheur aux vaincus nous tiendrons parole et nous en serons récompensés.

:

Quel est le soldat traîné de la glèbe aux drapeaux, à qui nos camps n'offrent pas une patrie plus douce, une perspective plus heureuse que cette terre marâtre et cette carrière ingrate où ils sèment la sueur et le sang, sans jamais recueillir même l'espérance?

Bientôt tous ceux qui auront succombé sous nos armes seront des sujets volontaires de nos lois; tous ceux qu'on poussera contre nous comme ennemis, nous resteront comme frères.

Nos armes n'arrêteront point nos négociations, et nos négociations ne ralentiront point nos

armes.

L'Europe verra, d'un côté, les mœurs qu'elle aime, les arts qui font ses délices, les lumières qu'elle respecte; de l'autre, la férocité qu'elle redoute, la rapacité dont elle a horreur, la corruption sans politesse, et, comme l'a dit un

taculum; viderunt mundi lumina intra paucas horas Asia Africæque eversores eosdemque Europa molientes excidium ab uno unius gentis duce stratos, elc. Paul-Emile. Ce passage n'est-il pas remarquable sous plus d'un rapport, et n'est-il pas aussi l'histoire anticipée des bataillons russes qui vont arriver, comme il est l'histoire véritable de ceux qui se sont déjà présentés sous leur plus fameux général?

T. VIII.

homme d'Etat d'une éloquence énergique, la pourriture sans maturité (1).

C'est entre ces deux forces que la lutte définitive va s'établir, quand l'Autriche, perfide à l'Europe, l'aura effrayée et réjouie de sa chute.

Cette cause de la civilisation contre la barbarie ne laisse pas le succès douteux dans un siècle où la science combat autant que le courage.

Si les chances de cette guerre offrent une perspective brillante à l'amour de la gloire, ses résultats n'offrent pas une perspective moins douce à l'amour de l'humanité.

Le chaos où les intérêts de l'Europe sont tombés se débrouille, son système se simplifie, la démarcation des frontières devient partout plus conforme aux besoins et aux vœux de la civilisation; ces conscriptions accablantes qui pèsent sur tous les Etats de l'Europe cessent d'être nécessaires; de vastes contrées sont les ateliers imperturbables de l'industrie et des arts, les théâtres tranquilles de l'agriculture et du commerce.

Pour obtenir ces effets heureux, ces biens qu'on ne pourra plus ravir de longtemps à l'Europe et à ses vengeurs qui les auront conquis au prix de leur sang, il ne faut pas que ce sang coule goutte à goutte; il faut que la guerre soit vive et terrible, pour qu'elle puisse être courte et peu sanglante. Il faut que les efforts surpassent les besoins, pour n'avoir pas longtemps besoin d'efforts.

Montrons enfin que nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier, avec plus d'ordre, et par conséquent plus de ressources et de véritable force.

Peuples des 'cites, préparez des fêtes pour la victoire et pour la paix!

Peuple de la capitale, cette cour brillante qui vit de son éclat, et te prête son lustre, ne s'est éloignée que pour quelques instants.

Peuple des campagnes, votre Empereur, votre père, se glorifie d'avoir été trompé, prévenu par le délire perfide d'un agresseur qui semblait vouloir cacher sa honte dans sa dissimulation; toutefois il aurait pu vous appeler aux armes quelques semaines plus tôt; il a voulu vous laisser à vos travaux, bientôt il vous y renverra entre deux moissons il espère frapper les grands coups, et rendre par une longue paix le bienfait infaillible et prochain de ses armes.

Messieurs, l'avenir s'avance à grands pas; nos paroles ne précèdent que de peu d'instants les développements qu'elles annoncent. Pour les faire éclore, pour les faire éclater, fions-nous au temps qui mûrit en courant les événements du dix-neuvième siècle; au besoin, à l'intérêt des peuples, dont le sentiment devient tous les jours plus vif et plus exquis; à la sagesse, à l'énergie du grand peuple, aux exploits de la grande armée, au génie enfin et à la fortune du digne chef d'un tel peuple et d'une telle armée, non moins digne vengeur de l'Europe qui l'implore.

J'appuie la proposition faite par le rapporteur. Le Tribunat ordonne l'impression de tous les discours prononcés.

La commission est chargée de la rédaction de l'adresse à Sa Majesté l'Empereur et Roi; elle sera soumise à l'approbation du Tribunat dans une séance secrète.

La séance est levée.

(1) Mirabeau, en parlant de la Russie. Correspondance de Berlin.

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Par l'Empereur.

Signe: NAPOLÉON.

Le secrétaire d'Etat, signé H. B. MARET. Lecture faite de ce message, on demande que le Sénat arrête :

1o D'offrir à Sa Majesté Impériale et Royale ses remerciments respectueux pour cette nouvelle disposition;

2o De présenter à Son Altesse Impériale monseigneur le grand électeur, par une députation solennelle, l'expression de la joie qu'éprouve le Sénat.

Ces deux propositions sont adoptées, et M. le président est chargé spécialement, en transmettant l'arrêté du Sénat à SA MAJESTÉ L'EMPEREUR, de lui rendre compte de la satisfaction et de la reconnaissance avec laquelle le Sénat a entendu la lecture de son message.

Le Sénat arrète que la députation sera composée du président et des secrétaires, des préteurs, chancelier et trésorier du Sénat, et des sénateurs Lacépède, Papin, Tascher, Demeunier, Villetard. Vernier, Beauharnais, Aboville, Berthollet, Bevière et Rampon.

Les président et secrétaires,

Signé: FRANÇOIS (de Neufchâteau), président;
COLAUD et PORCHER, secrétaires.

Vu et scellé.

Le chancelier du Sénat, signé : LAPLACE. Discours adressé à S. A. I. Mgr le prince Joseph, par S. Ex. M. François (de Neufchâteau), président du Sénat, à la tête de la députation du Sénat, le samedi 3 vendémiaire an XIV.

Monsieur le grand électeur, Votre Altesse Impériale avait témoigné son vif désir de suivre SA MAJESTÉ L'EMPEREUR à l'armée, et de partager la gloire de nos braves défenseurs, à la tête de son régiment. Mais il est plus d'un genre de gloire, et dans le haut rang qu'occupe Votre Altesse Impériale, il est plus d'une sorte de devoirs. De grandes considérations politiques ont empêché Sa Majesté d'accéder à votre viu. L'EMPEREUR a pensé qu'au moment où il s'éloigne des frontières, il doit rester présent au Sénat par un autre luimême. En conséquence, Sa Majesté Impériale et Royale laisse au milieu de nous (ce sont ces expressions qui nous ont vivement touchés), elle laisse au milieu de nous Votre Altesse Impériale, et lui délègue, dans son absence, la présidence suprême du Sénat et de son grand conseil d'administration, Ces arrangements si sages viennent de nous être communiqués par un message de Sa Majesté Impériale et Royale, daté du quartier général de Stras

bourg, le 8 de ce mois. La lecture de ce message a comblé le Sénat de la plus vive satisfaction et de la plus juste reconnaissance. Le Sénat a arrêté : 1o d'offrirà Sa Majesté l'EMPEREURet Ror ses remerciments respectueux pour cette nouvelle disposition, qu'il considère tout à la fois comme un bienfait public et comme une marque particulière de l'attention bienveillante de notre auguste monarque en faveur du Sénat; 2o de présenter à Votre Altesse Impériale, par une députation solennelle, l'hommage de son respect et l'expression sincère de sa joie. Nous sommes venus sur-le-champ nous acquitter d'un devoir qui nous est bien cher. Il est extrêmement flatteur pour moi de me trouver aujourd'hui l'interprète des sentiments unanimes de tous mes collègues envers le prince généralement aimé et digne de l'être, par lequel Sa Majesté Impériale et Royale se fait remplacer à la tête du premier corps de l'Etat.

SENAT CONSERVATEUR.

PRÉSIDENCE DE S. A. I. Mg" LE PRINCE JOSEPII,
GRAND ÉLECTEUR.

Séance du 29 vendémiaire an XIV (lundi 21 octobre 1805).

S. Exc. M. François (de Neufchâteau). Sénateurs, nous avons à déplorer en ce moment la perte d'un de nos collègues, M. François Cacault, décédé à la Madeleine, près la ville de Clisson, le 18 de ce mois, à soixante-trois ans.

Voici la lettre par laquelle M. Belleville, préfet du département de la Loire-Inférieure, nous a instruit de ce décès:

Copie de la lettre écrite de Nantes, le 19 vendémiaire an XIV, par M. Belleville, l'un des commandants de la Légion d'honneur, préfet du département de la Loire-Inférieure, à S. Exc. M. le président du Sénat.

Monsieur le Président, je remplis, auprès de Votre Excellence, un triste devoir: j'apprends ce soir, et sans détails, que M. le sénateur Cacault est décédé cette nuit à sa maison de Clisson. Il faut que sa mort ait été bien précipitée, car avant-hier on ne savait pas qu'il fut incommodé.

Demain matin, je me rendrai auprès de sa famille, pour concerter avec elle les honneurs funèbres dus à la dignité du défunt. Votre Excellence sera informée de ce qui sera exécuté.

Tous les habitants de Nantes ont reçu cette fatale nouvelle, comme des enfants reconnaissants apprennent la perte d'un père chéri et respecté. Il n'est aucun de nous qui n'ait reçu quelque marque d'obligeance de M. le sénateur Cacault; aussi l'éloge de ses vertus est dans toutes les bouches, et les plus profonds regrets sont dans tous les cœurs.

J'ai l'honneur de présenter à Votre Excellence l'hommage de mon respect.

Signé: BELLEVILLE. Sénateurs, vous avez entendu cette lettre avec intérêt. Elle contient un juste hommage aux mânes de notre collègue. Vous nous demanderez sans doute quelques notions sur sa vie, et les renseignements que nous avons pu recueillir, présentent en effet des traits dignès de votre attention. . Né près de la ville de Nantes, M. Cacault eut le bonheur d'y trouver des moyens d'instruction qui font honneur à cette grande ville, car Nantes n'est pas seulement l'entrepôt d'un vaste commerce: ses habitants se sont toujours distingués par l'amour des bonnes études. M. Cacault avait du goût pour le dessin; l'architecture militaire fut l'objet auquel il s'attacha dans sa jeunesse.

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