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matériaux bruts, non disposés encore par l'architecte, non polis par la main assidue de l'ouvrier. « La première manière de l'exécuter qui vint dans l'esprit, et qui était sans doute la plus facile, était de les faire imprimer tout de suite dans le même état qu'on les avait trouvés. Mais l'on jugea bientôt que de le faire de cette sorte, c'eût été perdre presque tout le fruit qu'on en pouvait espérer....... Il y avait une autre manière, qui était d'y travailler auparavant, d'éclaircir les pensées obscures, d'achever celles qui étaient imparfaites; et en prenant dans tous ces fragmens le dessein de M. Pascal, de suppléer en quelque sorte l'ouvrage qu'il voulait faire. Cette voie eût été assurément la plus parfaite; mais il était aussi très difficile de la bien exécuter..... Ainsi l'on a choisi une manière entre deux. L'on a pris seulement dans ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées, et on les donna telles qu'on les avait trouvées, sans y rien ajouter, ni changer; si ce n'est qu'au lieu qu'elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d'autre, on les a mises dans quelque sorte d'ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les mêmes sujets : et l'on a supprimé toutes les autres qui étaient ou trop obscures ou trop imparfaites.

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Du propre aveu de MM. de Port-Royal, leur édition est donc une édition tronquée, incomplète, et, notez ce point-ci, en dehors du plan de Pascal.

Non certes que ce plan fût ignoré d'eux : ils consacrent au contraire la meilleure part de leur préface à l'exposer avec détail, d'après un entretien de l'auteur, antérieur à sa dernière maladie. Et savezvous ce qu'ils ajoutent? « Il ne faut pas s'étonner si, dans le peu qu'on en donne (il s'agit des Pensées), on n'a pas gardé son ordre et sa suite pour la distribution des matières. Comme on n'avait presque rien qui se suivît, il eût été inutile de s'attacher à cet ordre. On espère même qu'il y aura peu de personnes qui, après avoir bien conçu une fois le dessein de M. Pascal, ne suppléent d'elles-mêmes au défaut de cet ordre; et qui, en considérant avec attention les diverses matières répandues dans ces fragmens, ne jugent facilement où elles doivent être rapportées suivant l'idée de celui qui les avait écrites. »

Ainsi les solitaires de Port-Royal conviennent que le plan de leur

édition n'a rien de commun avec celui de l'auteur, et, chose naïve, ils se sont abstenus de suivre ce plan, à raison de la facilité même avec laquelle il pouvait être rétabli.

Et ce n'est pas l'unique défaut de l'édition princeps des Pensées. Les amis de Pascal en avaient supprimé un assez grand nombre. Bien plus, malgré le témoignage qu'ils se rendent de n'avoir rien changé à celles qu'ils publient, les manuscrits attestent que les premiers éditeurs en ont modifié quelques-unes'. La hardiesse, tranchons le mot, la témérité apparente de plusieurs de ces pensées, pouvait servir des passions alors flagrantes. Port-Royal, foyer d'une double opposition, politique et religieuse, devait craindre de confirmer et d'irriter les préventions toutes-puissantes du grand Roi. Le 20 novembre 1668, Arnauld écrivait au beau-frère de Pascal (Ch. Périer): « Il ne faut pas être si difficile, ni si religieux à laisser un ouvrage » comme il est sorti de la main de l'auteur, quand on le veut exposer » à la censure publique. On ne saurait être trop exact quand on a affaire » à des ennemis d'aussi méchante humeur que les nôtres. Il est » bien plus à propos de prévenir les chicanes que de se réduire à la » nécessité de faire des apologies. » Voilà sous l'influence de quelles préoccupations les Pensées parurent pour la première fois, en 1670. De notables fragmens sur l'impuissance de la raison humaine dans la sphère métaphysique et sur ses incertitudes dans l'édifice de nos institutions civiles, manquent à cette édition comme à toutes celles qui ont suivi durant un demi-siècle.

Toutefois, rendons grâce à Port. Royal : tout défectueux que fût ce petit volume, il n'en sauvait pas moins de l'oubli un des trois plus mémorables monumens de la langue française, et l'élan le plus admirable peut-être qui ait transporté jamais un génie d'homme. Aussi telle fut la fortune de ce livre que, dès son apparition, il fut placé à une incomparable hauteur dans l'estime publique, et qu'il n'en a pas déchu un seul jour. On demandait à Bossuet quel était l'ouvrage ancien ou moderne qu'il aimerait le mieux avoir fait les Pensées de M. Pascal, répondit le grand homme. Et l'un des docteurs de Sor

'Au lieu de quelques unes il fallait dire un grand nombre. Voir le volume de M. Cousin où ces mutilations sont signalées : Des pensées de Pascal; 1845.

bonne, à qui le manuscrit avait été soumis écrivait dans son approbation ces magnifiques paroles : « Il semble que cet homme incomparable non-seulement voit, comme les anges, les conséquences dans leurs principes, mais qu'il nous parle comme ces purs esprits, par la seule direction de ses pensées.

II. SUPPLÉMEent de desmOLETS.

MANUSCRITS DE PASCAL.

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En 1728, dans le 5 tome des Mémoires de littérature et d'histoire, espèce de garde-meuble littéraire où s'enfouissaient des débris de portefeuilles assez mêlés, les curieux lurent le titre suivant : OEuvres posthumes, ou suite des Pensées de M. Pascal, extraites du manuscrit de M. l'abbé Périer, son neveu. Les curieux furent peu touchés de cette découverte, car c'en était une, et l'on continua de réimprimer l'édition de Port-Royal, sans tenir grand compte des Pensées jusqu'alors inédites qui enrichissaient en assez grand nombre le répertoire dont je viens de parler, non plus que d'un entretien fort remarquable de Pascal avec Sacy, sur Epictète et Montaigne, qui se trouve inhumé dans le même volume.

On avait pourtant quelque obligation au père Desmolets, bibliothécaire de la maison de l'Oratoire de Paris, pour le double présent qu'il venait de faire à la philosophie et aux lettres. L'entretien avec le Maistre de Sacy est une clef fort importante pour le livre des Pensées. Epictète et Montaigne y sont considérés comme la dernière et la plus complète expression de deux sectes dont l'une s'appuie sur la grandeur, et l'autre sur la faiblesse de l'homme; deux thèses également incontestables, également invincibles, et qui ne peuvent être conciliées que par la Révélation. Si M. Ch. Nodier (je dis M. Nodier le bibliographe, car il y en a plusieurs) avait eu cette pièce présente à l'esprit, les Questions de littérature légale n'eussent point eu le tort grave de dénoncer Pascal comme un plagiaire, pour quelques citations de Montaigne, plus ou moins littérales, que le grand homme destinait à justifier son point de vue sur ce philosophe, et qui, égarées parmi les chiffons dont est sorti le livre des Pensées, ont été confondues par les premiers éditeurs (lecteurs peu assidus de Montaigne) avec l'œuvre originale et tout-à-fait supérieure qu'ils offraient au public,

Le même entretien avec Sacy parut de nouveau en 1736, avec quelques variantes, dans le second tome des Mémoires de Nicolas Fontaine pour servir à l'histoire de Port-Royal.

Mais, ce qui est demeuré propre au P. Desmolets, c'est la publication d'un certain nombre de Pensées dont quelques-unes (et ce ne sont pas les moins importantes) ont été négligées par les éditeurs Subséquens et par Bossut lui-même. Nous citerons entre autres les trois derniers mots de cette phrase de Pascal : « S'il y a un Dieu, il >> est infiniment incompréhensible...; nous sommes donc incapables » de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est. » C'était là sans doute une de ces hardiesses formidables dont Arnauld avait exigé le sacrifice, et il n'est pas démontré d'ailleurs que Pascal lui-même l'eût conservée, s'il lui eût été donné de mener à fin l'œuvre qui a épuisé et couronné sa vie.

Un autre service rendu par le père Desmolets, c'était la révélation d'une source demeurée inconnue et qu'il n'a probablement pas épuisée; je parle du manuscrit de l'abbé Périer, neveu maternel de Pascal! De quelles mains Desmolets tenait-il ce manuscrit ? Peutêtre de l'abbé Périer lui-même, tout au moins de ses héritiers immédiats. Ce fut la destinée de ce digne oratorien d'être favorisé de beaucoup de confidences semblables. Malebranche, le père Lami, d'autres encore, le firent dépositaire de ceux de leurs manuscrits qu'ils n'avaient pas eu le tems de publier. Bibliothécaire d'une congrégation savante, qui ne passait point pour hostile au jansénisme, sa position dut être un titre de plus à la confiance de la famille de Pascal. Son supplément au livre des Pensées n'a pu toutefois lui coûter beaucoup de peine. Aucune trace d'un classement, ni d'un arrangement quelconque les matières viennent comme les notes éparses de l'auteur sont tombées sous la main du copiste. De brèves indications marginales sur l'objet de chaque pensée, sont tout le travail de l'éditeur.

'On s'était proposé d'abord d'entrer ici dans quelques détails sur les divers manuscrits des Pensées, et plus particulièrement sur le manuscrit autographe de la Bibliothèque du Roi. C'est toute une histoire à conter, assez curieuse même, mais trop longue pour ne pas rompre l'unité du présent travail. Peutêtre y reviendra-t-on quelque jour.

III. ÉDITION DE CONDORGET.

Cinquante ans passèrent encore sans qu'on remuât la cendre de Pascal. On était en plein 18° siècle, lorsqu'en 1776, le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, prit à tâche d'en finir avec la seule renommée chrétienne qui imposât encore aux géomètres, et donna le volume intitulé Eloges el Pensées de Pascal, qui mérita l'honneur d'être annoté par Voltaire en 1778. Cette falsification est dès longtems jugée. On ne croit plus aujourd'hui que Condorcet fut le secrétaire de Marc-Aurèle, ni qu'il ait été supérieur au secrétaire de Port-Royal, comme Voltaire le dit dans ses notes. On n'approuve plus qu'un éditeur, quel qu'il soit, se substitue à l'auteur, et qu'en publiant un livre aussi intimement chrétien que celui de Pascal, on se croie permis de mutiler ses vues sur l'Ecriture, et de retrancher tout un ensemble de considérations sur la personne de Jésus-Christ.

Mais le vice radical du remaniement de Condorcet fut d'imaginer un ordre double de Pensées, les unes purement philosophiques et morales, les autres relatives à la religion, et de scinder ainsi l'unité du dessein de Pascal jusqu'à le rendre méconnaissable. Conçoit-on, par exemple, que cinq des fameux chapitres sur l'homme, si hautement, si profondément inspirés et dominés par la foi au dogme de la chute originelle, soient entièrement séparés par Condorcet du vie chapitre, qui a pour titre : Contrariétés étonnantes dans la nature de l'homme? Les uns sont classés dans la première partie de l'édition de 1776, l'autre dans la seconde. Ainsi Pascal parle-t-il tour à tour de la grandeur de l'homme et de sa faiblesse, de son orgueil et de ses misères, il ne fait que de la morale. Mais résume-t-il sa pensée et repasse-t-il comme à la fois toutes ces contrariétés, il fait de la religion. La belle chose que la philosophie! comme disait M. Jourdain.

Je n'ai garde, au reste, de calomnier personne, et quand je reproche à Condorcet d'avoir falsifié Pascal, je n'entends pas dire qu'il ait altéré le texte autrement que par des interversions et des suppressions, ce qui est bien, certes, la manière de falsifier la plus adroite.

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