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A l'âge de seize ans, écolier en vacances dans le domaine de ses pères, Byron rencontre dans un château voisin une jeune fille pleine de grâces et d'attraits. La liberté des mœurs anglaises permettait alors plus qu'aujourd'hui aux jeunes filles de sortir seules de leur parc et de promener leurs rêveries dans les campagnes voisines. Là tous deux se rencontrent, s'entretiennent, et le jeune poète, d'un naturel sensible et ardent, se prend pour la jeune fille d'une passion qu'il n'ose toutefois exprimer que par ses regards. Fut-il compris? Peut-être ; mais en tout cas, plus âgée que lui de deux ans, elle ne le considérait que comme un enfant. Bien plus elle en aimait un autre qu'elle épousa bientôt après, et suivant naturellement son mari elle vint faire ses adieux à Byron en lui serrant la main. Le roman finissait, mais en laissant dans le cœur du jeune homme une empreinte ineffaçable. Livré d'abord à toutes les dissipations de la jeunesse la plus orageuse, c'est elle que dans ses vers il accuse de tous ses désordres : pourquoi ne l'a-t-elle pas compris? Pourquoi ne l'a-t-elle pas épousé? Il parcourt le Portugal, l'Espagne, la Grèce, la Turquie, et lorsqu'il compose son Childe-Harold sur les rives du Bosphore, il consacre à son idole une des premières strophes où cette fois il lui déclare qu'après tout il n'aurait pas été digne d'elle. Revenu à Londres, on lui offre la main d'une jeune personne riche, belle, vertueuse, et ce qui ne peut déplaire à un poète, passionnée pour ses vers; puis lorsqu'arrive le jour où il doit marcher à l'autel, le souvenir de celle qu'il aima vient l'assaillir et le bouleverser, il hésite, on l'amène avec peine devant le ministre, il prononce machinalement les formules consacrées, et c'est à la fin de la cérémonie, lorsqu'on vient le complimenter, qu'il semble s'apercevoir

qu'il est marié. On sait quelle rupture éclatante suivit cette union, et mille rumeurs en coururent toutes à la honte de lord Byron. Ce poète illustre, ce lord d'Angleterre, repoussé par ses pairs, honni par le peuple, se vit à jamais banni de son pays, et s'en alla exhaler, dans les montagnes de la Suisse, sa rage et son désespoir. Quels accents plus déchirants que ceux de la pièce intitulée le Rêve? Plusieurs fois il écrit sur son journal, en pensant au premier objet de ses amours : « Que ne m'a-t-elle épousé! mon sort eût été tout autre. » En est-il pourtant bien persuadé lui-même? On en peut douter avec M. Ploix. Et en admettant que cet esprit fougueux et fantasque se fût plié à une existence calme et paisible, cette existence fût restée obscure, et la postérité, quelque peu égoïste, ne regrette pas plus le malheur individuel qui fait éclore le génie que les peuples ne regrettent le sang versé pour des conquêtes, pourvu qu'elles soient durables, et celles du génie ont cet heureux privilége, qu'elles ne se perdent jamais.

Tout le monde se rappelle le mot de Montesquieu, alors qu'il n'était pas encore académicien: «L'Académie est un tribunal qui rend des arrêts que le public s'empresse de casser, er lui imposant des lois qu'il est obligé de suivre. » Le mot est piquant, il est vrai quelquefois, c'en est assez pour qu'il ait fait fortune. L'Académie dans aucun temps n'a été plus embarrassée que de nos jours dans le choix de ses membres, et je pourrais ajouter qu'elle a été parfois quelque peu embarrassée des choix qu'elle avait faits. Ces mécomptes enhardissent sans doute les censeurs, et la polémique que suscitent ces arrêts ne laisse pas d'être de temps à autre assez acrimonieuse. On l'a vu lorsque MM. Taine et Caro se sont trouvés tous les deux sur les rangs pour disputer

le fauteuil de M. Saint-Marc Girardin. La polémique soulevée dans la presse par les partisans de l'un et de l'autre a inspiré à M. Chardon la pensée d'étudier l'ensemble des travaux littéraires et philosophiques de M. Taine, et supposant un instant que l'auteur de l'Intelligence avait prévalu sur son rival, supposant qu'il était lui-même le parrain du récipiendaire, il vous a lu le discours qu'il lui aurait adressé, si la double hypothèse eût été une réalité et que cette voûte fût celle de l'Institut.

Mais dans ce discours M. Chardon a quelque peu dérogé, et lui-même le reconnaît, aux usages académiques. Même quand M. Scribe était reçu par le caustique M. Villemain, l'éloge occupait une bien plus large place que la critique, et celle-ci ne parlait même qu'à demimot. Dans le discours que vous avez entendu, la critique tient le premier rang, et, tout en demeurant courtoise, s'exprime avec une entière franchise, laissant de côté les équivoques et les vains ménagements. Ainsi notre confrère vous a montré M. Taine posant dès son premier ouvrage, Essai sur Tite-Live, la question du spinosisme et se faisant le défenseur ardent du fatalisme le plus absolu; spirituel et abondant dans son livre les Fables de La Fontaine; causeur sérieux et charmant dans son Voyage aux eaux des Pyrénées; forçant son talent pour écrire lourdement la longue et fatigante boutade qui a pour titre : Opinions de M. Graindorge; sec et positif, trop exact et trop raisonneur, conséquemment manquant de naturel et de poésie dans son Voyage en Italie; jetant à pleines mains dans ses Notes sur l'Angleterre beaucoup de finesse et d'originalité; dans Philosophes français au XIXe siècle, métaphysicien convaincu d'avoir découvert une philosophie nouvelle et d'avoir arraché son secret à l'humanité; dans ses Essais de critique et

d'histoire, inventeur de ce qu'il nomme la Faculté maîtresse, laquelle lui permet d'arriver pour ainsi dire scientifiquement à la formule rationnelle de tout écrivain; dans son livre l'Intelligence, étudiant l'homme absolument comme le naturaliste ou le physicien étudie la nature, ne voyant en lui que des mouvements à observer, des rapports à noter, des types à reconnaître, des lois à déterminer, au demeurant prenant souci de tout, hormis du sens commun; dans l'Histoire de la littérature anglaise, poussant à l'extrême le système de la faculté dominante et cette fois expliquant l'homme par les conditions extérieures dans lesquelles il est né, le milieu, le temps, le climat, l'éducation; défendant du reste cette théorie fataliste avec autant de savoir que d'habileté, l'appliquant à sa philosophie de l'art, s'en emparant pour expliquer le génie des peintres, négligeant ainsi l'individu et remplaçant la personnalité de l'artiste par les influences étrangères.

Après avoir terminé cette longue revue et après avoir mis en relief tout ce que ces théories philosophiques et artistiques cachent de faux et de souverainement pernicieux, M. Chardon a terminé son discours en louant chez M. Taine, c'est-à-dire chez le récipiendaire, l'écrivain qui a le mouvement, la force, le coloris, l'énergie, parfois même la grâce, mais en regrettant de ne pouvoir accorder toutes ses sympathies au critique qui prétend ramener toutes choses au pur mécanisme et aux formules glacées de la science mathématique.

Il se peut qu'un jour, et même un jour assez prochain, ouvre à M. Taine les portes de l'Académie française ; d'autres y sont entrés qui certes n'avaient pas à cet honneur autant de titres que lui: ce jour-là nous prierons M. Chardon de nous donner une nouvelle lecture de son

discours au récipiendaire, et il y aura lieu peut-être de faire entre son œuvre et celle de l'immortel qui répondra au nouvel élu une comparaison qui ne laissera pas d'être piquante.

Une autre élection académique récente a eu peut-être dans le public plus de retentissement encore: c'est celle d'Alexandre Dumas. Notre Société, vous a dit M. Ploix, est trop modeste sans doute pour s'arroger le droit de casser les décisions d'un corps placé aussi haut que l'Académie française et d'un tribunal aussi imposant; mais ce droit, le public se l'est arrogé plus d'une fois, et c'est comme membre de ce public qui a bien, comme on dit, sa voix au chapitre, que notre confrère vous a entretenus de cette élection.

Jusqu'à l'époque de la Révolution, vous a-t-il dit, l'Académie ne se composait pas seulement de littérateurs; elle comptait aussi des membres du clergé, des grands seigneurs et même des princes à qui l'on ne demandait point à la porte de présenter leurs titres littéraires. Depuis qu'il n'y a plus de grands seigneurs, leur place a été occupée par des personnages qui dans les fonctions publiques et plus ordinairement à la tribune ont conquis une illustration plus ou moins durable; et nul ne contestera que cette élite d'hommes de lettres et d'hommes d'État ne parût former une représentation aussi vraie, aussi complète que possible du bon sens et du bon goût dans la société polie et distinguée de notre pays. Aussi les académiciens n'admettaient-ils dans leurs rangs que des auteurs qui pouvaient avoir commis, in dulci juventa, comme dit le poète, quelques écarts regrettables, mais qui s'étaient efforcés de les faire oublier par quelque œuvre sérieuse, peinture d'une classe de la société qui pouvait avoir ses défauts, ses travers

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