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primer à l'œuvre et Towianski donna tort à Mickiewicz. Mickiewicz qui avait sacrifié sa chaire au Collège de France et son bien-être, qui prodiguait son temps et son labeur moral aux adhérents de Towianski et partageait avec eux ses dernières ressources, n'abdiqua pas son indépendance. Si respectueux qu'il fût pour la personne d'André Towianski, il ne pouvait se décharger sur qui que ce soit de la responsabilité d'aucun acte en désaccord avec son sens intime. Il continua à puiser dans l'enseignement de Towianski ce qui lui parut applicable à sa situation et aux circonstances, mais il préféra à la direction des lieutenants de Towianski sa propre intuition. Le 3 décembre 1845, rencontrant Bohdan Zaleski qui lui représenta qu'aucune des prédictions de Towianski ne s'était réalisée, et que cela prouvait qu'on suivait une fausse route, Mickiewicz répondit:

<< Celui qui a inventé la poudre crut qu'il ferait sauter le monde ; il ne l'a pas fait sauter. Mais la poudre est restée en usage; il en est de même de notre vérité qui est moindre que nous ne l'espérions, mais qui n'en existe pas moins (1). »

La Révolution de 1848 gronda dans les âmes bien avant d'éclater sur la place publique. Une lettre de Dumesnil à Noël, du 13 mars 1846, nous transporte au Collège de France et peint fidèlement l'état des esprits :

Je ne puis vous taire l'entrée glorieuse que Charles (Michelet) a faite hier dans la vie publique. Son nom retentit aujourd'hui dans le Premier-Paris de la Réforme et sera béni

(1) Propos cité dans une lettre du 3 décembre 1845, de Valérien Chelchowski à Ignace Domeyko.

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de tous les Polonais. L'auditoire était plus nombreux encore que de coutume, tous étaient venus de meilleure heure. A peine les portes furent-elles ouvertes que des cris: Vive la Po logne! retentirent et des quêtes s'organisèrent sur tous les bancs. Cinq gros sacs furent déposés sur la chaire et, quand M. Michelet entra, l'auditoire, passez-moi l'image, était comme une immense pompe aspirante. A l'agitation extraordinaire avait succédé un silence avide. M. Michelet leur dit net et avec une parfaite sérénité : « Le droit est éternel. L'effet fut immense. Après un silence de quelques secondes, tant le saisissement avait été universel, il y eut comme un embrassement de tous les coeurs; la salle aurait dû crouler sous les trèpignements et les applaudissements. Puis, M. Michelet, sans autre allusion, reprit le sujet de son cours, la nationalité. Il profita de la ferveur de son auditoire pour réclamer, au nom de la morale, au nom du droit, contre la violence, contre la terreur, contre la doctrine du salus populi: Ceux qui se vantent d'avoir sauvé le peuple par la terreur ne savent point si le peuple voulait être sauvé par l'infamie. Non, le succès n'est pas tout, le salut n'est pas tout. Il ne faut pas le salut du peuple, il faut le salut de l'honneur. » Ici développement sur la Révolution française. L'histoire semblait parler pour la première fois sur cette époque. «< Notre histoire n'est point celle de la Restauration, l'école fataliste qui a glorifié le succès; notre philosophie n'est point celle de la Restauration. Et il cita un passage de Cousin que j'extrais textuellement de la neuvième leçon du 19 juin 1828, p. 37: « J'espère avoir démontré, dit M. Cousin, que, puisqu'il faut bien qu'il y ait un vaincu et que le vainqueur est toujours celui qui doit être : accuser le vainqueur et prendre parti contre la victoire, c'est prendre parti contre l'humanité et se plaindre du progrès de la civilisation. Il faut aller plus loin, il faut prouver que le vaincu doit être

vaincu et a mérité de l'être; il faut prouver que le vainqueur non seulement sert la civilisation, mais qu'il est meilleur, plus moral, et que c'est pour cela qu'il est vainqueur. » — «Non, s'est écrié M. Michelet, non, ce n'est pas toujours le meilleur! Cette philosophie doctrinaire n'est pas la nôtre en cette chaire de morale. Il a terminé ainsi : Où est notre âme, Messieurs? (Ici un frémissemenf inexprimable circule dans la salle.) Elle n'est point sur la Seine, mais sur la Vistule. J'ai senti en approchant de cette salle le mouvement de vos cœurs. Eh bien! si ce grand peuple qui agit, dont nous n'avons point de nouvelles, si ce peuple n'obtenait pas la victoire que nous demandons au ciel, nous n'en croirions pas moins sa cause juste et sainte, sainte, c'est-à-dire éternelle, et devant, un jour ou l'autre, triompher dans l'avenir. Comment vous représenter l'effet de ces paroles, interrompues par les applaudissements et reprises par M. Michelet avec une sérénité douloureuse. Je ne l'ai jamais vu si beau que ce jour-là.

Voilà un bien long préambule pour arriver aux célèbres actions de Charles. A peine M. Michelet eut-il quitté la salle, qu'une vingtaine de jeunes gens, députés par l'auditoire, se précipitèrent dans son cabinet. Ils le félicitèrent avec une cordialité touchante, et le prièrent, comme membre du comité de la Réforme pour la souscription polonaise, de vouloir bien se charger de transmettre à ce journal le produit de la quête, c'est-à-dire les cinq sacs. M. Michelet répondit que son fils ou son gendre allaient immédiatement les porter aux bureaux de la Réforme, et il envoya Charles chercher un fiacre, car ce journal est à près d'une lieue du Collège de France. Pendant que Charles était parti, les jeunes gens revinrent, disant qu'ils accompagneraient tous le fils de M. Michelet et qu'ils iraient à pied, qu'ils ne voulaient point de voiture. Quand Charles revint avec le fiacre, il fut comme enlevé par eux, mis à leur tête, et le fiacre resta là.

En prenant les sacs, Charles me dit: Tu viens, n'est-ce pas, Alfred?» Comme je ne m'en souciais guère, je restai avec M. Michelet. Voilà donc Charles marchant à la tête des étudiants, portant, le malheureux, les cinq sacs. Je lui laisse la parole: Les jeunes gens suivaient trois par trois. Nous allions très doucement, ramassant sur la route les étudiants de la Sorbonne et de l'Ecole de médecine, de sorte que mille au départ, nous fûmes bientôt deux mille. Pour éviter les postes des gardes municipaux, nous avons pris le plus long. Le monde se mettait aux fenêtres et disait : « Ce n'est pas « un enterrement. Qu'est-ce? » Les sergents de ville regardaient, les dames de la halle apostrophaient de quolibets la troupe et son chef. A tous les détours des rues, je m'attendais à une charge de cavalerie et je ne doutais pas de recevoir les premiers coups de sabre. Enfin nous arrivâmes sans encombre rue du Croissant. Un des jeunes gens alla demander un rédacteur de la Reforme. Aucun ne voulut descendre: à la fin il en vint un, et je fus prié d'offrir les sacs en prononçant un discours. Je me suis avancé un peu tremblant, tenant toujours les sacs dans les deux mains et j'ai dit à peu près: Monsieur, les auditeurs du Collège de France vous prient de recevoir cette quête, faite au cours de M. Michelet, pour la <souscription polonaise. Ici se place une autre version. Charles nous assurait ce soir qu'il avait parlé, mais si bas que ni le rédacteur ni aucun des jeunes gens n'avait entendu un mot. Ce silence ne fut que plus impressionnant. Bref, noble silence ou éloquentes paroles furent saluées des cris: Vive la Pologne ! Un des jeunes gens prit la parole pour remercier au nom des étudiants le fils de M. Michelet, et l'on revint dans le même ordre. Mais Charles, cette fois, se mit au milieu de la troupe, trouvant qu'il s'était assez exposé (1).

(1) Eugène Noël, Michelet et ses enfants, Paris, 1878.

On ne saurait équitablement apprécier le cours de Mickiewicz en l'isolant de celui de ses deux collègues et sans tenir compte de l'effervescence d'alors. Mickiewicz recevait la plupart des proscrits italiens et des émigrés russes réfugiés à Paris.

J'avais de la vénération pour votre père, m'a écrit Ivan Golovine, et je m'enfermais avec lui dans un silence respectueux. Je me rappelle qu'en parlant de mon activité, il dit que quand il y a un fruit mûr sur un arbre on peut etre sûr qu'il y en a d'autres. Les fruits parurent sous les noms de Hertzen et de Bakounine, qui fut trop mûr pour moi!

Mickiewicz réconfortait les Italiens qui se croyaient condamnés à un long stage à Paris, leur répétant qu'ils reverraient bientôt leur patrie. L'Orléanisme lui paraissait un édifice de boue et de crachats qu'un coup de pied renverserait. On se demandait un jour devant lui comment finirait la Monarchie de LouisPhilippe :

De la manière la plus simple, répondit le poète en riant. Deux marchandes de la halle se prendront, par exemple, aux cheveux un attroupement se formera autour d'elles, et Louis-Philippe sera chassé.

Le 21 janvier 1848, Adam Mickiewicz partit pour Rome, accompagné de son ami Edouard Giericz.

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