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Le premier, au sortir du collége de Phalsbourg, vint à Paris faire son droit, qu'il interrompit à plusieurs reprises. Il ne passa son troisième examen qu'en 1857 c'était au moins un étudiant de quinzième année. Il ne le termina pas. Ses succès littéraires, au dernier moment, lui permirent de ne plus songer aux fonctions qui exigent le diplôme d'avocat. M. Alexandre Chatrian fut destiné par sa famille à l'industrie de la verrerie dans laquelle ses ancêtres avaient eu du renom. Déjà il était en voie de se créer une belle position dans les verreries de Belgique, lorsque, tourmenté par le goût des travaux littéraires, il entra malgré sa famille, comme maître d'études, au collège de Phalsbourg, où il avait fait quelques classes. C'est là que le régent de rhétorique, ancien professeur de M. Emile Erkmann, mit en relation les deux jeunes gens. Leur amitié et leur collabora tion datèrent de cette époque.

Leurs débuts furent obscurs et pénibles. Ils fournirent, en 1848, leur premier feuilleton au Démocrate du Rhin, et leurs essais de cette époque ont été depuis très-goûtés en volumes. Il étaient déjà arrivés à cette unité de composition. et de style qui fit que, pendant nombre d'années, personne ne se doutait que deux auteurs différents se cachaient sous la complexité de leur double nom. Ils travaillaient en même temps pour la scène. L'Ambigu reçut à correction un de leurs drames. Le théâtre de Strasbourg en monta un autre, l'Alsace en 1818, qui fut supprimée par le préfet à la seconde représentation.

On voit MM. Erkmann et Chatrian s'attacher, dès leurs débuts, à la peinture de leur époque de prédilection. Ils écrivirent alors de nombreuses nouvelles où leurs qualités d'écrivain se déployaient dans toute la vivacité native. Quelques-unes à peine purent passer dans les journaux ou revues du temps, et, désespérant de vivre de leur plume, M. Erkmann reprenait ses études de droit, tandis que son ami obtenait une place dans les bureaux du chemin de fer de l'Est.

L'Illustre docteur Matheus, le type de leur ancienne manière fantastique, fut leur premier succès. Il date de 1859. Il a été suivi d'une douzaine d'ouvrages dont nous n'avons pas besoin de rappeler ici les titres : nous avons analysé et apprécié les principaux dans nos précédents volumes. Car MM. Erkmann-Chatrian représentent une de ces réputations assez nouvelles pour que l'Année littéraire en ait suivi tout le développement.

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Le roman du grand monde moderne. M. Edm. About.

Je n'ai laissé passer jusqu'ici aucun livre de M. About sans en parler, et quelquefois longuement. J'ai analysé et apprécié tour à tour ses romans de moyenne étendue, comme Germaine, ou de longue haleine comme Madelon; ses petites pièces de théâtre qui ont réussi, comme Risette ou Bitterlin, et ses grands drames qui ont échoué, comme Gaëtana; ses pamphlets politiques, qui ont remué l'opinion, comme la Question romaine; ses livres de philosophie et d'économie sociale, comme le Progrès. M. About, tout ensemble romancier, chroniqueur, pamphlétaire, dramaturge, remueur d'idées, est un des hommes qui ont le plus de lecteurs; il était donc juste que, dans cette revue annuelle des choses qui plaisent au public, nous fissions une assez large place à cet enfant gâté, capricieux et mobile, de la littérature actuelle. Mais l'écrivain est intarissable, surtout dans le roman, et notre livre est menacé de ne plus suffire à l'analyse des siens. Cette fois, il s'agit du plus long roman qu'il ait encore entrepris, de la Vieille Roche, publiée en feuilletons dans le Moniteur du soir, avant de former, en librairie, trois énormes volumes d'environ 500 pages, sous

les trois titres suivants : le Mari imprévu, les Vacances de la comtesse, le Marquis de Lanrose1.

Cette grande trilogie est une galerie de peintures, ayant pour sujet la haute société d'aujourd'hui, avec des échappées de vue sur le monde moyen, la classe bourgeoise, où l'aristocratie ne dédaigne pas de descendre quelquefois pour redorer un blason. M. About excelle à dessiner un portrait, à composer un type; il charge quelquefois le trait pour mieux marquer la ressemblance et exagère le mouvement pour mieux simuler la vie. La Vieille Roche nous déroule, dans une suite de scènes charmantes, toutes ces intrigues où la politique et la fortune, la religion et l'amour, mêlent les intérêts et multiplient les ressorts. Les royautés de salon et les influences d'église s'entendent et conspirent; le boudoir et la chapelle sont le théâtre de la même pièce, dont ils varient les décors. Le confesseur, le directeur ont la main dans toutes les affaires; la fausse dévotion triomphe à l'aide de la vraie. La société se laisse enlacer dans des liens sacrés; le passé renaît insensiblement, et sous ombre d'influence religieuse, l'astuce et la douceur reprennent une à une des conquêtes que l'esprit révolutionnaire défendrait mieux contre les attaques ouvertes de la violence. M. About démasque toutes ces manœuvres sans en avoir l'air. On le croit tout entier au plaisir de conter et de peindre, et il se trouve qu'il a fait une longue campagne contre les ennemis des idées et des institutions modernes. Le roman mondain est une discrète satire, et au milieu des colifichets circule l'esprit de la Question romaine.

On trouverait dans la Vieille Roche des centaines de pages comme celle-ci :

Sur dix ou douze gentilshommes du Midi qui se trouvaient assemblés à la Balme, nul n'avait exercé le commerce, ni l'in

1. Hachette et Cie, 3 vol. in-8.

dustrie, ni aucune autre profession servile; nul ne se souvenait d'avoir gagné de l'argent; presque tous en avaient perdu, soit par bonté, soit par dédain, et s'acheminaient avec orgueil vers une misère inévitable. Tous rapportaient la décadence de leurs maisons à l'abolition du droit d'aînesse et à ce maudit code révolutionnaire qui n'en a plus pour longtemps, s'il plaît à Dieu. Tous se sentaient capables de servir glorieusement le pays, soit dans les plus hautes fonctions de la paix, soit dans les plus beaux emplois de la guerre; mais tous étaient en delicatesse avec la masse de leurs concitoyens. Ils regardaient la France comme une nation égarée, et attendaient patiemment, pour se mettre à sa tête, qu'elle fit des excuses et reprit le bon chemin. Ils élevaient leurs enfants dans les principes où leurs pères les avaient élevés eux-mêmes; chacun pouvait jurer sa foi de gentilhomme que pas un de ses fils ne manquerait au devoir d'une loyale et courageuse oisiveté. Trop prudents ou trop endormis pour lever le drapeau contre les institutions du jour, ils se consolaient par en médire et prononçaient entre eux de petites catilinaires à huis-clos. Quelques-uns s'étaient signalés par des actions ou des omissions hardies, mais sans danger; celui-ci évitant la rencontre d'un sous-préfet dans la rue, celui-là demandant un passe-port en été pour je ne sais quelle résidence en Allemagne; cet autre fermant ses volets un soir d'illumination publique, cet autre prenant le deuil, cet autre piquant à sa cravate un emblème qui voulait être séditieux....

Trois grands garçons de seize à dix-huit ans, très-minces, très-mous, très-polis et quelque peu semblables à des pastels effacés, composaient la réserve de la petite armée. Ils étaient fort gentils, ces fils de bonnes mères, avec leurs cheveux longs et leurs cols rabattus, ne tutoyant ni leurs parents ni leurs camarades, discutant sans aigreur les problèmes de généalogie et les questions de préséance, exempts de la gaieté gamine et de la grossière cordialité que les enfants contractent par une sorte de contagion dans les écoles nationales.... Ces consciences pures, amolliées et comme mitonnées dans le lait tiède de la province, exhalaient le parfum de la bouillie qu'on sert aux enfants. M. Fafiaux avait l'âme réjouie et rendait grâce à Dieu de l'avoir introduit, quoique indigne, dans ce paradis des cœurs distingués.

Voilà le monde où M. About va suivre les héros de la

Vieille Roche. Je voudrais faire faire connaissance à mes lecteurs avec les principaux; je ne leur présenterai que le plus effacé, en apparence, mais le plus puissant, le bon M. Fafiaux, un de ces hommes nés pour représenter la puissance qui s'appelle légion, et grâce auxquels le passé vaincu reprend, sous les yeux mêmes de ses vainqueurs dédaigneux, un invisible et irrésistible empire.

« M. Fafiaux, comme chacun sait, est un petit vieillard de soixante et quelques années, laid, grêle, chétif, mal vêtu, et assez semblable à un rat mouillé. De son état, il est cinquième commis à la librairie de MM. Sautis frères; tous les avancements que ses patrons lui ont offerts ont été doucement refusés. Il gagne, depuis 1820, quinze cents francs par an c'est trois fois plus qu'il ne lui faut pour vivre; aussi donne-t-il aux bons pauvres les deux tiers de son revenu. Cet homme, qui joue avec les millions comme le chat d'un canut avec les bobines, n'a jamais possédé un sou d'économie; il met son amour-propre à n'avoir rien à lui. Ses habitudes de renoncement, ses vertus qu'il cache comme des vices, la charité sourde qu'il pratique, la sagesse timide et bourgeoise qui le conduit, sa parole hésitante et pénible, enfin tout ce qui efface ou annule un homme dans le monde, contribue à le mettre en lumière et à faire de lui la première autorité morale de cinq ou six départements. Il va de pair avec les hommes les plus considérables par leur naissance, leur fortune ou leur emploi; les plus riches communautés de Fourvières lui confient le maniement de leurs capitaux; les associations les plus vastes viennent prendre chez lui le mot d'ordre de la bienfaisance; les consciences les plus ombrageuses ont en lui une sorte de directeur laïque, et vous rencontreriez les dames du plus haut rang et de la vertu la plus épurée dans l'escalier en casse-cou qui mène à sa suspente.»

Je ne suivrai pas M. About dans les développements et les intrigues du roman dont j'ai indiqué sommairement le sujet

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