places, que ce défaut se manifeste avec le plus d'évidence. Si la chronique de Gruel est d'une grande pauvreté pour l'histoire diplomatique, si les principales clauses des grands traités qui décidèrent alors du sort de la France n'y figurent généralement pas, en revanche elle est des plus précieuses à consulter sur les évé nements militaires. Envisagée sous ce rapport et prise dans son ensemble, elle est complète et les renseignements qu'elle fournit, débarrassés des appréciations personnelles du chroniqueur, sont exacts. Nous n'hésitons pas à le reconnaître, les jugements de Gruel sur toutes les questions où l'honneur de son maître et de ses compatriotes se trouve engagé sont empreints d'une dangereuse partialité et doivent exciter une légitime défiance. Ce n'est pas dans ces jugements qu'un historien de Richemont doit puiser ses inspirations; pour se faire une idée exacte de son rôle militaire, il se contentera de demander à Gruel un tableau complet des opérations auxquelles il prit part; du récit même du chroniqueur, sans tenir compte de ses commentaires, il pourra tirer des conclusions plus justes que celles qui s'y trouvent formulées. Le mérite littéraire de Gruel a été diversement apprécié, et on nous l'a présenté tantôt comme un narrateur agréable, tantôt comme un écrivain ennuyeux et sans talent1. Son style simple et clair manque d'élégance et devient parfois monotone; quand ses renseignements lui font défaut, il ne sait comment relier les différentes parties de son récit, l'art des transitions lui étant absolument étranger; la répétition fréquente des mêmes termes enlève beaucoup de charme à sa narration et il ne paraît pas avoir eu une imagination bien riche. Il y a dans la chronique de Richemont de bons matériaux, mais la mise en œuvre au point de vue littéraire n'apparaît guère. Dans cette étude, nous avons surtout recherché le parti que l'on pouvait tirer de l'œuvre de Gruel pour l'histoire générale du règne de Charles VII, dont l'intérêt se concentre surtout dans la lutte contre les Anglais. On nous dira peut-être que nous demandons trop au biographe du connétable de Richemont, qui ne s'est pas imposé la lourde tâche d'écrire l'histoire de son temps. Mais est-ce que la vie politique et militaire de Richemont ne se 1. Catalogus Bibliotheca Harleiana (Londini, 1743-1745, 5 vol. in-8°), t. II, 512; Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres..., par Niceron, t. XVII, 64. confond pas souvent avec l'histoire de cette époque marquée par tant de combats et de sièges? Est-ce que ce n'est pas la France entière qui combat à Patay et à Formigny, qui accompagne Richemont aux conférences d'Arras et dans l'enceinte de Paris rendu à son roi? Evidemment il y a eu nombre d'événements de la plus grande importance qui se sont accomplis sans sa participation, et nous n'entendons pas dire que sa personnalité remplisse l'histoire du règne de Charles VII, mais on ne saurait nier qu'elle n'y tienne une très grande place. Le plus grave reproche qu'on puisse faire à Gruel est d'avoir voulu élargir encore un cadre déjà si vaste. Trop souvent il agit comme ces peintres qui recherchent les contrastes frappants et, négligeant à dessein les détails de la composition, reportent tous leurs soins sur le sujet principal. Sous sa plume, les La Hire, les Dunois, les Saintrailles et tant d'autres vaillants capitaines, Jeanne d'Arc elle-même, s'effacent derrière la grande figure du connétable. Nous avons dû enlever quelques pierres au monument élevé à son maître par un serviteur dévoué; mais, loin de le renverser, nous l'avons consolidé en restreignant ses dimensions exagérées et en l'appuyant sur de nouvelles bases. L'oeuvre de Gruel excitait de légitimes défiances; nous avons cherché les défauts du premier édifice; pour les réparer, tantôt nous avons fortifié les parties faibles, tantôt nous avons jugé utile de remplacer des matériaux de mauvaise qualité par une construction nouvelle. Puisse le travail du second ouvrier conquérir à son devancier une confiance qu'on lui a toujours refusée et assurer à l'œuvre commune une destinée meilleure1! Achille LE VAVASSEUR. 1. Les conclusions de ce travail diffèrent de celles que l'on trouve exposées dans la thèse de doctorat sur Arthur de Richemont présentée par M. Cosneau à la Faculté des lettres de Paris. Nous n'avons pu citer cet ouvrage, livré au public au mois de décembre 1886, dans notre étude, extraite de la thèse que nous avons soutenue au mois de janvier 1886 devant le conseil de perfectionnement de l'École des chartes (cf. Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1886 pour obtenir le diplóme d'archiviste-paléographe, Paris, typ. G. Chamerot, 1886, in-8°, p. 103 et s.), et sous presse depuis le mois de septembre dernier. Nous n'avons d'ailleurs rien à changer à nos appréciations. Moins heureux que son père Louis VI et que son fils PhilippeAuguste, Louis VII n'a trouvé de son temps ni biographe, ni historien. Sous ce règne, semble-t-il, l'activité littéraire de l'abbaye de Saint-Denis se ralentit, et pour les quarante-cinq ans qu'il embrasse nous ne possédons que deux chroniques de faible étendue. La première, désignée généralement sous le nom d'Historia regis Ludovici VII, embrasse les événements compris entre 1137 et 1165; l'autre, à la fois moins longue et plus détaillée, intitulée Gesta regis Ludovici, s'arrête à l'an 1152. Cette seconde source est visiblement sans valeur; on est mal fixé sur le moment où elle a été composée; la seule copie ancienne qui en subsiste (Bibl. nat., ms. lat. 5925) est du commencement du XIV" siècle, et on a pu sans invraisemblance y voir une version latine des chapitres des Grandes chroniques de Saint-Denis, consacrés au règne de Louis VII. Cette opinion, émise autrefois par Paulin Paris, a été reprise et soutenue de nos jours. Au surplus, les Gesta se réduisent à un court résumé des premiers événements du règne de Louis VII, résumé emprunté à l'Historia et auquel on a soudé plus tard un long récit de la deuxième croisade, peu original et plein d'erreurs. L'Historia, au contraire, malgré sa brièveté, est une source évidemment contemporaine; l'examen attentif de cette chronique prouve qu'elle se compose de morceaux de provenance très différente, réunis vers 1175 et disposés sous forme d'annales. N'y a-t-il pas moyen de déterminer l'auteur d'une partie de ces notes? Divers témoignages contemporains, dont le plus péremptoire est celui d'Odon de Deuil, dans la préface de son histoire de la croisade de Louis VII, nous apprennent que l'illustre Suger, la rédaction de la vie de Louis VI achevée, s'occupait, vers 1148 ou 1149, de réunir les éléments d'une vie de Louis VII, que la mort l'empêcha vraisemblablement de terminer. En 1873, M. Lair a retrouvé1 dans un curieux manuscrit de la Bibliothèque nationale (lat. 12710), recueil d'extraits formé au début du XIIe siècle, un fragment de cet ouvrage inachevé; le style, la forme du morceau, tout se réunit pour le donner sans conteste à l'abbé de Saint-Denis. Un nouvel examen de ce même manuscrit nous a fourni un autre fragment de cette œuvre historique. Le morceau publié par M. Lair dans la Bibliothèque de l'École des chartes est précédé dans le manuscrit d'un exposé de la situation respective de l'Empire, de l'Angleterre et de la France, au moment où Louis VII succédait à son père. Ce fragment est le début même de l'Historia et occupe dans les Historiens de France les pages 124 et 125 du tome XII. Il a été négligé par M. Lair comme publié depuis longtemps, mais le texte fourni par le ms. 12710 renferme quatre mots très importants, qui manquent dans les éditions et qui méritent d'être signalés à l'attention de nos lecteurs. Le compilateur anonyme de l'Historia commence par tracer un tableau imagẻ, composé et écrit avec grand soin, de la situation intérieure de l'Allemagne en 1137. Revenant sur les événements antérieurs, il parle de la fin de la maison de Franconie dans la personne de Henri V, en 1125, de la diète de Mayence, où fut élu le successeur de ce prince, Lothaire, duc de Saxe, et des luttes entre ce dernier et Frédéric de Souabe. Dans l'imprimé, le récit de la diète de Mayence ne présente rien de particulier, mais le manuscrit 12710 ajoute les quatre mots suivants: Cui et nos interfuimus. L'auteur de ce fragment est donc un Français qui résidait à Mayence en 1125. Or, nous savons que Suger se rendit cette année dans cette ville, pendant la diète, pour y régler une contestation entre l'abbaye de Saint-Denis et le comte de Mosbach. Une charte originale de ce seigneur en faveur de l'ab 1. Et publié dans la Bibliothèque de l'École des chartes, année 1873, pp. 89-96. 2. Ils sont omis aussi dans la seule copie manuscrite connue de l'Historia (Bibl. nat., ms. lat. 6265). baye existe aux Archives nationales (Tardif, Monuments historiques, no 397), elle est datée de Mayence, 1125, et Suger fait plusieurs fois dans ses actes allusion à ce voyage (Œuvres, ėdition Lecoy de la Marche, 323, 339). que Ce fragment de l'Historia faisant dans le manuscrit 12710 corps avec le morceau publié par M. Lair en 1873, on peut en conclure la majeure partie de cette chronique est l'œuvre de Suger. Dans l'état actuel de nos connaissances, on ne saurait marquer le point exact où finit l'œuvre personnelle du biographe de Louis VI et où commence celle de son continuateur. Toutefois, nous estimons qu'on peut sans crainte attribuer à l'abbé de SaintDenis le récit de tous les événements antérieurs à 1152, date de sa mort. La croisade de Louis VII est, il est vrai, à peine mentionnée dans l'Historia, mais Odon de Deuil nous apprend qu'il avait rédigé son ouvrage pour entrer dans la chronique projetée par Suger; le temps aura manqué à celui-ci pour mettre ces matériaux en œuvre. Conclusion : l'Historia n'a été, il est vrai, définitivement rédigée que vers l'an 1175; la première partie n'en est pas moins une œuvre contemporaine, digne de toute confiance'. Auguste MOLINIER. 1. On pourrait s'étonner que le fragment publié par M. Lair ait été négligé par le compilateur de l'Historia. Nous estimons, comme notre confrère, que la sévérité avec laquelle Suger, dans ce fragment, juge la conduite de la reine mère, Adélaïde de Savoie, a pu déterminer le compilateur anonyme à le supprimer. |