Cet oubli, cependant, dont les véritables origines de l'ordre étaient menacées, ne se produisit pas sans protestations; Guillaume de S. Stefano lui-même, dans le dernier des traités dont nous venons de parler, -a pris soin de nous mettre en garde contre la véracité des Miracles. Sa dissertation' révèle des qualités de sagacité et d'érudition de premier ordre; elle tend à réduire la légende à des proportions plus justes et plus voisines de la vérité, et nous fait connaître l'origine historique de l'Hôpital, celle qui le rattache à une fondation amalphitaine antérieure aux croisades, celle que Guillaume de Tyr avait indiquée et que les historiens de l'ordre ont toujours été intéressés à suspecter. S'il n'a pas su faire justice de toutes les erreurs et invraisemblances contenues dans les miracles, il faut lui savoir gré des efforts qu'il a tentés et du sens critique qu'il a déployé. Doit-on lui reprocher d'avoir de bonne foi étayé son argumentation sur une prétendue donation de Godefroy de Bouillon, qui, en réalité, appartient à Godefroy III, duc de Brabant (1183)? L'erreur est excusable. Il n'en subsiste pas moins que l'auteur a confirmé le témoignage de Guillaume de Tyr et détruit la légende qui faisait remonter l'Hôpital au temps des Macchabées. Sous sa plume, ces courageuses révélations sont significatives; elles témoignent d'un esprit assez ferme pour ne pas sacrifier la vérité aux préjugés et à l'intérêt de l'ordre auquel il appartenait 3. Cette dissertation, cependant, malgré des qualités et un mérite indiscutables, n'a été insérée que dans un petit nombre des manuscrits des statuts et n'a jamais joui de la popularité des Miracles. Aussi avait-elle jusqu'à présent passé inaperçue, et ceux mêmes honorée de la présence du Sauveur et de celle de la Vierge après l'Ascension. (Bibl. de Munich, lat. 4620, fol. 131-2.) 1. Nous lui avons donné le nom d'Exordium hospitalis; on en trouvera le texte dans notre ouvrage De prima origine, p. 119-128. Nous n'avons pas la preuve absolue que G. de S. Stefano soit l'auteur de l'Exordium, mais rien n'est plus vraisemblable. Nous ne connaissons que cinq manuscrits qui le contiennent (tandis que les miracles figurent dans seize des vingt-quatre manuscrits des statuts que nous avons étudiés), et de ces cinq manuscrits, l'un est la compilation même de G. de S. Stefano, dont nous parlons ici, et l'autre émane d'un parent de Guillaume, Daniel de S. Stefano. (Bibl. nat., fr. 1978.) 2. Elle a été partagée par Bosio, Dell' istoria (3o éd. Venise, 1695), I, 18. V. le texte de cette donation dans notre ouvrage, p. 126-7. 3. Pour tout ce qui concerne l'Exordium, v. notre ouvrage De prima origine, P. 55-66. des historiens de l'Hôpital qui l'avaient connue1 n'en avaient-ils pas soupçonné l'importance historique. De tout ce qui précède, il est facile de dégager le rôle de Guillaume de S. Stefano dans la confection des recueils de statuts; c'est lui qui en a été le premier et le principal instigateur, qui a rassemblé les matériaux auxquels ses successeurs ont donné une forme définitive, et qui a fourni à ceux-ci les éléments de la compilation officielle dont l'usage a été constant dans l'ordre pendant près de deux siècles. Il y aurait injustice à ne pas rendre aux efforts, à la préoccupation incessante d'exactitude et de vérité dont Guillaume de S. Stefano n'a cessé de donner des preuves l'hommage qu'ils méritent". Cette forme définitive des recueils de statuts a été atteinte vers le milieu du xiv siècle; à partir de cette époque, les manuscrits s'ouvrent invariablement par le texte des Miracles et contiennent la Règle et les Établissements promulgués jusqu'au jour de leur confection. Très souvent enfin ils renferment, dans une seconde partie, les Esgards', quelquefois une chronologie des grands maîtres, rarement la dissertation de Guillaume de S. Stefano 6. 1. Bosio (Dell' istoria, I, 18) a donné la traduction italienne de la prétendue donation de Godefroy de Bouillon d'après deux manuscrits des statuts; P. A. Paoli (Dell' origine, append., p. xxxv-XXXVII) l'a également publiée d'après le ms. de Vienne, n° 3323; mais aucun d'eux n'a songé à examiner la dissertation dont ils l'ont extraite. 2. Nous signalerons ici un manuscrit qui peut être considéré comme formant la transition entre les compilations de Guillaume de S. Stefano et la rédaction définitive des recueils de statuts (Bibl. nat., franç. 1978, parch. 215 ff.). Il a été écrit par ordre de Daniel de S. Stefano entre 1305 et 1315, et comprend la Règle, les Établissements jusqu'en 1305 (avec quelques additions, d'une main postérieure, s'étendant jusqu'en 1315) et les Esgards. 3. Ce texte est celui d'une rédaction un peu différente de celle de la deuxième compilation de Guillaume de S. Stefano. V. notre ouvrage, p. 97-115. 4. Nous ne connaissons que quatre exceptions; les Égards manquent dans un manuscrit d'Alcala de Hénarès, dont les Établissements s'arrêtent à 1314, dans un manuscrit de Paris (fr. 17255) du xv siècle, dans un manuscrit des Arch. départ. de Toulouse (cart. Saint-Jean, n° 5) du xive siècle, et dans un rouleau des Archives de Marseille (série H, boîte 6, liasse 53) qui date de la fin du xi ou des premières années du xiv siècle, alors que l'usage de joindre les égards aux statuts n'était pas encore établi. 5. Dans dix manuscrits, sur vingt-quatre que nous avons étudiés. 6. Paris, Bibl. nat., franç. 6049; idem, franç. 1978; - Vienne, Bibl. imp., 3323; Rome, Vatican, 3136; - Turin, Athenæum, LV, 45. — Cette composition des recueils se maintint sans changements jusqu'à la réforme de Pierre d'Aubusson, dont nous avons parlé plus haut. L'ordre chronologique cède alors la place à l'ordre méthodique; Établissements et Égards sont confondus et rangés sous quatre grandes divisions. La première traite des origines et de la règle de la religion et de la façon dont on y est admis; la seconde, des divers conseils et organes de l'ordre; dans la troisième sont groupés les devoirs, attributions et prérogatives des membres; la quatrième se réfère à l'administration intérieure (élections, collations, aliénations, arrentements). Un remaniement abrégé et défiguré des Miracles, sans valeur historique, sert d'introduction au recueil1. C'est sous cette forme et avec les seules additions apportées par les chapitres généraux postérieurs que les statuts se sont maintenus jusqu'à la fin du XVIIIe siècle; la publication du code Rohan, faite à la veille de la perte de l'île de Malte, procède du même principe et atteste la vitalité de la réforme de Pierre d'Aubusson. Il n'est pas sans intérêt, au terme de cette étude, de résumer les conclusions qu'elle a fournies et les points qu'elle a, croyonsnous, mis en lumière. Doté d'une règle par les soins de Raymond du Puy, avant le milieu du XIIe siècle, l'Hôpital a complété, par des décisions capitulaires successives, les lacunes de sa première réglementation, et, jusqu'à sa chute, ne s'est jamais départi de cette pratique. A aucune époque il n'a introduit dans sa législation d'autres additions, d'autres modifications que celles qui, d'abord consacrées par l'usage, ont été sanctionnées par l'autorité des chapitres généraux et promulguées par les grands maîtres. Cette codification n'est pas l'œuvre d'un ou de plusieurs jurisconsultes; chacune des générations qui ont fait partie de l'ordre pendant sept siècles a contribué à la constituer. Les recueils de statuts, disposés par ordre chronologique avant 1. Voir le texte de cette introduction dans notre ouvrage : De prima origine....., p. 129-132. 2. Codice del Sacro Militare Ordine Gerosolimitano, riordinato per comandamento del Sacro Generale Capitolo celebrato nell' anno 1776, sotto gli auspici di S. A. E. il Gran Maestro Fra Emanuele de Rohan. Malta, Giovanni Mallia, 1782, in-fol. A cette édition sont joints: 1° Privilegi della Sacra Religione di S. Giovanni Gerosolimitano, con un indice volgare. Malta, Mallia, 1777, in-fol.; 2° Compendio delle materie contenute nel Codice del Sacro Militare Ordine Gerosolimitano. Malta, Mallia, 1783, in-fol. 356 L'ORDRE DE L'HÔPITAL DE SAINT-JEAN DE JÉRUSALEM. 1489, et suivant l'ordre méthodique après cette date, témoignent de cette transformation lente et continue; le nom de Guillaume de S. Stefano est intimement lié à leur naissance et éveille le souvenir d'un esprit élevé, d'une critique éclairée et d'une impartialité sans réserve. Il ne nous appartient pas d'aborder ici l'examen minutieux de ces compilations; ce serait dépasser les limites de la présente étude. Cette tâche cependant est, pour l'historien, fertile en révélations. Il y trouvera la matière de curieuses comparaisons avec les règlements des ordres militaires créés à l'exemple de l'Hôpital. Ceux-ci, comme celui-là, ne sont-ils pas nés du même besoin de défendre la terre sainte contre l'islamisme menaçant? C'est dans les anciens statuts des Hospitaliers qu'il devra chercher l'organisation intérieure de l'ordre, le fonctionnement régulier des rouages administratifs qui transmettaient le mouvement à tous ses membres. Réduite aux événements militaires et politiques, au souvenir des coups d'épée reçus ou donnés, l'histoire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem serait forcément incomplète. Elle est inséparable de leur hiérarchie administrative, de leur code pénal, de leur cérémonial, de leurs devoirs journaliers, de leur recrutement, de leurs institutions charitables et financières, et c'est l'étude de leurs Établissements et de leurs Esgards qui seule peut répondre à ces diverses questions et faire revivre à nos yeux la vie intime et conventuelle des Hospitaliers. J. DELAVILLE LE ROULX. EXEMPLES DE NOMS DE « FUNDI » FORMÉS A L'AIDE DE GENTILICES ROMAINS ET DU SUFFIXE -ACUS. Nous avons parlé dans le volume précédent de noms de lieu créés à l'époque mérovingienne à l'aide de noms d'homme et du suffixe -iacus. Voici quelques noms de lieu plus anciens où l'on trouve le suffixe gaulois -acus précédé d'un gentilice romain. Achiniagas, pour Aquiniacas (sous-entendu villas ou domus), est un nom de lieu mentionné dans un diplôme de Charlemagne remontant à l'année 779 et qui porte le numéro 71, chez Sickel Acta regum et imperatorum Karolinorum. Ce nom dérive d'Aquinius. Aquinius est un gentilice romain, le nom par exemple d'un poète contemporain de Cicéron et mentionné par Catulle1. Il a été porté aussi par plusieurs personnages qui figurent dans les inscriptions, une notamment de Lyon?. Acigné, nom d'une commune de l'Ille-et-Vilaine, suppose la forme gallo-romaine Aquiniacus ou sa variante Aciniacus. Aciacus, dans un diplôme faux de Childebert Ier, attribué à l'année 5413, désignerait une localité du nom d'Assé au diocèse du Mans, soit Assé-le-Bérenger (Mayenne), soit Assé-le-Boisne, soit enfin Assé-le-Riboul, tous deux dans la Sarthe. Aciacus, dans le pagus Auliacensis, fut donné à la basilique de Saint-Fargeau, par l'abbé Widerad, en 721. Aciacus est une orthographe de 1. Voyez les textes réunis par De-Vit, Totius latinitatis Onomasticon, p. 403. 2. A. de Boissieu, p. 355, 356. 3. Pardessus, Diplomata, t. I, p. 103; K. Pertz, Diplomatum imperii tomus I, p. 122, ligne 36, p. 123, ligne 6. 4. Pardessus, Diplomata, t. II, p. 324. |