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le penchant pour tout ce qui est utile ou à notre fortune ou à nos plaisirs.

avec des

Dans les affaires où il y a toujours un intérêt à discuter ou à obtenir, il est clair que cette passion doit jouer le premier rôle. On traite d'ailleurs à l'ordinaire gens d'un certain âge, qui, devenus insensibles à la plupart des passions, ne s'occupent plus que du soin de leur fortune. Cependant on se trompe en supposant que tous les hommes agissent toujours suivant leurs vrais intérêts; les bornes de leur esprit, l'ignorance, le préjugé, le choc des passions, obscurcissent ou éblouissent leur vue, et causent des méprises inattendues. Le faux intérêt est quelquefois si compliqué, qu'on a de la peine à le débrouiller. Les esprits médiocres sont très-propres à saisir ces petits intérêts et à se servir des petits moyens qu'ils exigent. C'est en ceci, je crois, que consiste la différence entre la négociation et l'intrigue, dont parlent tant d'auteurs sans l'expliquer. Le négociateur cherche plutôt à ramener les hommes aux grands intérêts et à les faire goûter à force de génie ; l'intrigant, au contraire, profite des petits intérêts qu'il devine et qu'il trouve, pendant que le grand homme n'en soupçonne pas l'existence ou qu'il dédaigne d'en tirer parti. Un homme trèsborné peut devenir habile intrigant, si la passion pour la fortune l'anime; ce n'est que le génie supérieur qui peut aspirer à la gloire de la grande négociation.

Ce sont en partie ces erreurs sur le vrai intérêt qui ont donné occasion à la maxime commune que les esprits ne peuvent être convaincus que par de petites raisons. En d'autres termes, on pourrait dire: Les hommes médiocres ne saisissent point la combinaison des grands intérêts, et, emportés par de petites passions, ils se forgent de fausses idées de leur propre intérêt, et par conséquent il faut leur mettre ces petits intérêts devant les yeux pour les persuader. Ce cas est plus fréquent qu'on ne pense, et les grands ne sont pas plus exempts de ces faiblesses que ne l'est le vulgaire. Le maréchal de Bassompierre, après la mort du cardinal de Richelieu, son persécuteur, languissait toujours dans la Bastille, sans que l'amour de la justice et de la gloire pût engager Louis XIII à le délivrer de sa prison et à surmonter la honte d'avoir maltraité un homme qu'il avait aimé. Un

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courtisan fit entendre au roi que le maréchal prisonnier était entretenu aux dépens du roi, et cette raison victorieuse valut au maréchal sa liberté.

Les petites passions qui concourent avec l'ignorance pour produire ces méprises, sont en grand nombre et de toute espèce. L'amour, l'amitié, la haine, la vengeance, la jalousie, l'envie, l'avarice, en un mot le cortége entier des effets de l'instinct mal gouverné, s'allient avec l'intérêt, le confondent et le font méconnaître. Dans les affaires particulières, on en voit journellement des preuves; dans les affaires publiques même, cette observation n'est pas trop difficile à faire. Combien de petites causes de grands événemens ne nous présente pas l'étude réfléchie de l'histoire! Combien de révolutions ne voyons-nous pas causées par des rivalités, des aversions secrètes, des petites distinctions de ceux qui gouvernent les peuples! Combien de fois l'intérêt des nations n'est-il pas sacrifié à des motifs qu'on a honte d'avouer, qu'on cache avec soin et que la postérité a de la peine à deviner, tant ils semblent disproportionnés à leurs effets!

Heureusement la plupart des affaires importantes sont maniées par des gens éclairés qui sont en état de connaître les vrais intérêts et de goûter les raisons par lesquelles on les leur démontre. C'est avec des gens de cette espèce qu'on peut employer les bons principes de la négociation, et qu'on peut mettre en œuvre toute la force du raisonnement. Il faut avoir beaucoup de lumières, de justesse dans l'esprit, d'ordre et de netteté dans les idées, pour trouver les argumens qui arrachent la conviction, pour arranger ces argumens dans une suite conforme à leur nature, et pour les exposer de la manière la plus fréquente. Un homme qui a supérieurement cet heureux talent de bien raisonner et de l'invention dans ses raisonnemens, ne persuadera pas seulement les esprits lumineux, mais il dominera encore cette classe d'esprits froids, mais justes, dont l'imagination morte ne fournit pas le nombre requis d'idées pour composer des preuves, et qui cependant saisissent ces idées, les combinent et en tirent des conséquences aussitôt qu'on les leur présente. Les esprits de cette trempe ne peuvent pas se déterminer et se convaincre par eux-mêmes; mais ils

savent souvent le faire aussitôt qu'on vient à leur secours. Enfin la vérité bien exposée triomphe de tout, si l'ignorance ou des passions contradictoires ne s'opposent pas à son action.

Il est des esprits d'une autre espèce qui sentent les preuves, qui entrent dans les vues proposées, qui peuvent être convaincus, et qui, malgré la conviction, restent pourtant dans une indolence qui les empêche d'agir. Ce sont ces esprits paresseux qu'on honore quelquefois du titre d'esprits justes, et auxquels on attribue au moins le bon sens. On est souvent étonné de voir des gens assez éclairés pour distinguer clairement le pour et le contre d'une question, et pour découvrir les raisons décisives du parti à prendre, qui ont cependant de la peine à se déterminer et qui tombent dans une irrésolution aussi nuisible dans les affaires que les fautes de précipitation. C'est l'absence des passions, cause de ce bon sens tant vanté, qui produit en même temps la conduite incertaine et chancelante des caractères froids, sur lesquels la chaleur des motifs ne fait aucune impression. Pour réussir auprès de caractères semblables, il faudra tâcher de les animer de quelque passion, de leur communiquer ce feu vivifiant, ou de réveiller au moins quelque étincelle cachée sous les cendres. Il n'est point d'homme inaccessible à toutes les passions, et qui ne porte au moins en soi des germes tout prêts à pousser, si une main habile sait les développer.

L'absence ou l'affaiblissement des passions est encore la raison du peu de service et du peu de parti qu'on tire des vieillards. Malgré la sagesse et l'expérience qu'on leur suppose, on voit languir les affaires entre leurs mains, et se ressentir de la décadence de ceux qui les traitent. La vieillesse, sujette à une crainte machinale qui mène à l'avarice, ne connaît qu'un intérêt borné, et n'est sensible qu'à l'intérêt proprement dit. Incapable de changer ses idées endurcies par l'âge et d'en recevoir de nouvelles, elle devient opiniâtre et réfractaire aux meilleures raisons, très-difficile à persuader, et encore plus difficile à remuer. Un vieillard ordinaire ne peut être tiré de son inaction que par un intérêt présent et sordide, si un hasard ne fait trouver quelque bout d'une passion avec laquelle il est encore à l'unisson. Il n'en est pas de même de la vieillesse res

pectable de l'homme de mérite, qui, semblable au soleil, éclaire encore après son coucher et trace des sillons de lumière. L'homme supérieur, animé de l'amour de la vertu et de la gloire, est encore embrasé de ce feu divin quand toutes les passions subalternes sont éteintes, et cette ardeur durable lui inspire les forces nécessaires pour connaître la vérité, et la volonté pour suivre ses ordres. A l'âge le plus avancé, il ne saura être ni opiniâtre, ni indolent, ni irrésolu : son âme ne connaît point d'hiver et jouit d'un printemps continuel.

Si les gens éclairés, mais froids, sont si difficiles à manier, que doit-on espérer de ces gens bornés qui manquent également d'âme et d'esprit? Un sot sans âme est le vrai roi des grenouilles de la fable. Également insensible à l'éclat de la vérité et à la chaleur des passions, il ne donne aucune prise sur lui: on ne sait où l'entamer, on ne sait comment percer dans un être aussi massif ; entouré du rempart de son impénétrable stupidité, il est à l'abri de tous les coups. Il est des sots d'une autre espèce, dont l'imbécillité est accompagnée d'une foule de petites passions, et qui, malgré ce principe de vie, ne sont pas faciles à mettre en mouvement. Accoutumés à concentrer leur attention sur quelques idées bornées, ils ne peuvent les envisager que du côté éclairé par la faible lueur de leur esprit et favorable à leurs passions. Ce défaut les rend indociles, opiniâtres, inaccessibles aux nouvelles idées et à l'action des passions qui ne leur sont pas habituelles. Si l'on ne trouve pas le moyen de détourner imperceptiblement le torrent de leurs passions, et de lui en substituer un autre, on ne pourra jamais les faire agir suivant un plan qui ne leur est pas familier. On peut dire des sots en général ce que Balzac disait des femmes des bords de la Charente : Ils n'ont pas assez d'esprit pour étre trompés. Il est toujours plus aisé de persuader et de gouverner un homme d'esprit qu'un sot décidé. Ce dernier ne présente rien de stable, aucun point d'appui sur lequel on puisse se fonder; on croit l'avoir gagné, il échappe dans le moment, et chaque nouveau venu le domine à son tour, un sot même mieux qu'un homme d'esprit, tant l'attraction entre les esprits de la même classe est puissante!

Il est évident, par ce qui vient d'ètre exposé, qu'il ne suffit

pas de convaincre les hommes, et qu'il est nécessaire de remuer leurs passions dans tous les cas possibles. Elles sont excitées puissamment par un intérêt manifeste et présent ; mais ce cas ne peut pas entrer dans notre examen, puisqu'il n'est pas commun et qu'il n'exige aucun art. Rien de plus aisé que de persuader les hommes en marchant une bourse à la main. Il est plus avantageux d'examiner les moyens propres à réveiller les passions, quand l'objet de ces passions est éloigné ou incertain, ou quand leur intérêt est méconnu.

Si nous voulons dominer les passions d'autrui, nous devons savoir maîtriser les nôtres. Sans cet empire sur nous-mêmes, nous nous engageons sans cesse dans de fausses démarches ; emportés par le courant, nous ne pouvons pas attendre les occasions, saisir les momens favorables. Nous ne savons pas employer la douceur des insinuations et le charme de la parole. Nos passions avertissent les autres de se défier de nous, et elles nous font supposer des intérêts que souvent nous n'avons point. Elles nous aveuglent assez pour nous tromper sur la nature des ressorts dont il faudrait se servir, et sur la manière de les mettre en activité, Un homme qui veut réussir en fait de négociation doit savoir cacher ses passions au point de paraître froid, quand il est accablé de chagrin, et tranquille, quand il est agité par les plus grands embarras. Comme il est impossible de se défaire de toute passion, et qu'il serait même dangereux d'en être privé entièrement, il faut savoir au moins les brider, et les empêcher de se montrer à découvert. Il est souvent avantageux de paraître rempli de passions, mais d'une espèce différente de celles qui nous animent en effet. Un homme passionné donne des espérances de se laisser gagner, au lieu qu'on est en garde contre un homme d'une froideur marquée. Celui qui feint des passions dépayse d'ailleurs ceux qui cherchent à prendre de l'ascendant sur lui. Une dissimulation semblable est permise et n'a rien de contraire à la probité.

Après avoir acquis cet empire sur soi-même, le premier soin du négociateur doit être de se rendre agréable à ceux avec lesquels il traite. Les hommes n'estiment que ce qui les flatte, et ne sont touchés que de ce qui leur plaît ; et les plus éclairés

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