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d'hommes qui se perdoient en préférant leur intérêt à leur devoir : ils donnoient du moins ainsi une grande leçon à leurs successeurs.

Bonaparte ne rencontra point d'obstacles pour arriver au pouvoir. Moreau n'étoit pas entreprenant dans les affaires civiles; le général Bernadotte demanda vivement au directoire de le rappeler au ministère de la guerre. Sa nomination fut écrite, mais le courage manqua pour la signer. Presque tous les militaires se rallièrent donc à Bonaparte; car, en se mêlant encore une fois des révolutions intérieures, ils étoient résolus à placer un des leurs à la tête de l'état, afin de s'assurer ainsi les récompenses qu'ils vouloient obtenir.

Un article de la constitution qui permettoit au conseil des anciens de transférer le corps législatif dans une autre ville que Paris, fut le moyen dont on se servit pour amener le renversement du directoire.

Le conseil des anciens ordonna, le 18 brumaire, que le corps législatif et le conseil des cinq cents se transportassent à Saint-Cloud le lendemain 19, parce qu'on pouvoit y faire agir plus facilement la force militaire. Le 18 au soir, la ville entière étoit agitée par l'attente de la grande journée du lendemain; et sans

aucun doute la majorité des honnêtes gens, craignant le retour des jacobins, souhaitoit alors que le général Bonaparte eût l'avantage. Mon sentiment, je l'avoue, étoit fort mélangé. La lutte étant une fois engagée, une victoire momentanée des jacobins pouvoit amener des scènes sanglantes; mais j'éprouvois néanmoins, à l'idée du triomphe de Bonaparte, une douleur que je pourrois appeler prophétique.

Un de mes amis, présent à la séance de SaintCloud, m'envoyoit des courriers d'heure en heure : une fois il me manda que les jacobins alloient l'emporter, et je me préparai à quitter de nouveau la France; l'instant d'après j'appris que le général Bonaparte avoit triomphé, les soldats ayant dispersé la représentation nationale; et je pleurai, non la liberté, elle n'exista jamais en France, mais l'espoir de cette liberté sans laquelle il n'y a pour ce pays que honte et malheur. Je me sentois dans cet instant une difficulté de respirer qui est devenue depuis, je crois, la maladie de tous ceux qui ont vécu sous l'autorité de Bonaparte.

On a parlé diversement de la manière dont s'est accomplie cette révolution du 18 brumaire. Ce qu'il importe surtout, c'est d'observer dans cette occasion les traits caractéristiques de

l'homme qui a été près de quinze ans le maître du continent européen. Il se rendit à la barre du conseil des anciens, et voulut les entraîner en leur parlant avec chaleur et avec noblesse ; mais il ne sait pas s'exprimer dans le langage soutenu; ce n'est que dans la conversation familière que son esprit mordant et décidé se montre à son avantage d'ailleurs, comme il n'a d'enthousiasme véritable sur aucur sujet, il n'est éloquent que dans l'injure, et rien ne lui étoit plus difficile que de s'astreindre, en improvisant, au genre de respect qu'il faut pour une assemblée qu'on veut convaincre. Il essaya de dire au conseil des anciens : Je suis le dieu de la guerre et de la fortune, suivez-moi. Mais il se servoit de ces paroles pompeuses par embarras, à la place de celles qu'il auroit aimé leur dire Vous êtes tous des misérables, et je vous ferai fusiller si vous ne m'obéissez pas.

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Le 19 brumaire, il arriva dans le conseil des cinq cents, les bras croisés, avec un air très-sombre, et suivi de deux grands grenadiers qui protégeoient sa petite stature. Les députés appelés jacobins poussèrent des hurlemens en le voyant entrer dans la salle; son frère Lucien, bien heureusement pour lui, étoit alors président; il agitoit en vain la son

nette pour rétablir l'ordre; les cris de traître et d'usurpateur se faisoient entendre de toutes parts; et l'un des députés, compatriote de Bonaparte, le corse Aréna, s'approcha de ce général et le secoua fortement par le collet de son habit. On a supposé, mais sans fondement, qu'il avoit un poignard pour le tuer. Son action cependant effraya Bonaparte, et il dit aux grenadiers qui étoient à côté de lui, en laissant tomber sa tête sur l'épaule de l'un d'eux : Tirezmoi d'ici. Les grenadiers l'enlevèrent du milieu des députés qui l'entouroient, ils le portèrent hors de la salle en plein air; et, dès qu'il y fut, sa présence d'esprit lui revint. Il monta à cheval à l'instant même; et, parcourant les rangs de ses grenadiers, il les détermina bientôt à ce qu'il vouloit d'eux.

Dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, on a remarqué que Bonaparte pouvoit se troubler quand un autre danger que celui de la guerre étoit en face de lui, et quelques personnes en ont conclu bien ridiculement qu'il manquoit de courage. Certes on ne peut nier son audace; mais, comme il n'est rien, pas même brave, d'une façon généreuse, il s'ensuit qu'il ne s'expose jamais que quand cela peut être utile. Il seroit très-fâché

d'être tué, parce que c'est un revers, et qu'il veut en tout du succès; il en seroit aussi fàché, parce que la mort déplaît à son imagination; mais il n'hésite pas à hasarder sa vie, lorsque, suivant sa manière de voir, la partie vaut le risque de l'enjeu, s'il est permis de s'exprimer ainsi.

Après que le général Bonaparte fut sorti de la salle des cinq cents, les députés qui lui étoient opposés demandèrent avec véhémence qu'il fût mis hors la loi, et c'est alors que son frère Lucien, président de l'assemblée lui rendit un éminent service en se refusant, malgré toutes les instances qu'on lui faisoit, à mettre cette proposition aux voix. S'il y avoit consenti, le décret auroit passé, et personne ne peut savoir l'impression que ce décret eût encore produite sur les soldats : ils avoient constamment abandonné depuis dix ans ceux de leurs généraux que le pouvoir législatif avoit proscrits; et, bien que la représentation nationale eût perdu son caractère de légalité par le 18 fructidor, la ressemblance des mots l'emporte souvent sur la diversité des choses. Le général Bonaparte se hâta d'envoyer la force armée prendre Lucien pour le mettre en sûreté hors de la salle; et, dès qu'il fut sorti, les

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