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il aime mieux dérouter les esprits par un tourbillon de discours, qui fait croire tour à tour aux choses les plus opposées. En effet, on trompe souvent mieux en parlant qu'en se taisant. Le moindre signe trahit ceux qui se taisent; mais quand on a l'impudeur de mentir activement, on peut agir davantage sur la conviction. Bonaparte se prêtoit donc aux arguties d'un comité qui discutoit l'établissement d'un ordre social comme la composition d'un livre. Il n'étoit pas alors question de corps anciens à ménager, de priviléges à conserver, ou même d'usages à respecter: la révolution avoit tellement dépouillé la France de tous les souvenirs du passé, qu'aucune base antique ne gênoit le plan de la constitution nouvelle.

Heureusement pour Bonaparte, il n'étoit pas même nécessaire dans une pareille discussion d'avoir recours à des connoissances approfondies; il suffisoit de combattre contre des raisonnemens, espèce d'armes dont il se jouoit à son gré, et auxquelles il opposoit, quand cela lui convenoit, une logique où tout étoit inintelligible, excepté sa volonté. Quelques personnes ont cru que Bonaparte avoit une grande instruction sur tous les sujets, parce qu'il a fait à cet égard, comme à tant d'autres, usage de son

charlatanisme. Mais comme il a peu lu dans sa vie, il ne sait que ce qu'il a recueilli par la conversation. Le hasard peut faire qu'il vous dise, sur un sujet quelconque, une chose très-détaillée et même très-savante, s'il a rencontré quelqu'un qu'il l'en ait informé la veille; mais, l'instant d'après, on découvre qu'il ne sait pas ce que tous les gens instruits ont appris dès leur enfance. Sans doute il faut avoir beaucoup d'esprit d'un certain genre, de l'esprit d'adresse, pour déguiser ainsi son ignorance; toutefois, il n'y a que les personnes éclairées par des études sincères et suivies, qui puissent avoir des idées vraies sur le gouvernement des peuples. La vieille doctrine de la perfidie n'a réussi à Bonaparte que parce qu'il y joignoit le prestige de la victoire. Sans cette association fatale il n'y auroit pas deux manières de voir sur un tel homme.

On nous racontoit tous les soirs les séances de Bonaparte avec son comité, et ces récits auroient pu nous amuser, s'ils ne nous avoient pas profondément attristés sur le sort de la France. La servilité de l'esprit de courtisan commençoit à se développer dans les hommes qui avoient montré le plus d'âpreté révolutionnaire. Ces féroces jacobins préludoient aux rôles

de barons et de comtes qui leur étoient destinés par la suite, et tout annonçoit que leur intérêt personnel seroit le vrai Protée qui prendroit à volonté les formes les plus diverses.

Pendant cette discussion, je rencontrai un conventionnel que je ne nommerai point: car pourquoi nommer quand la vérité du tableau ne l'exige pas? Je lui exprimai mes alarmes sur la liberté. «< Oh! me répondit-il, madame, » nous en sommes arrivés au point de ne plus >> songer à sauver les principes de la révolution, >> mais seulement les hommes qui l'ont faite. » Certes, ce vœu n'étoit pas celui de la France.

On croyoit que Sieyes présenteroit toute rédigée cette fameuse constitution dont on parloit depuis dix ans comme de l'arche d'alliance qui devoit réunir tous les partis; mais par une bizarrerie singulière, il n'avoit rien d'écrit sur ce sujet. La supériorité de l'esprit de Sieyes ne sauroit l'emporter sur la misanthropie de son caractère ; la race humaine lui déplaît, et il ne sait pas traiter avec elle : on diroit qu'il voudroit avoir affaire à autre chose qu'à des hommes, et qu'il renonce à tout, faute de pouvoir trouver sur la terre une espèce plus selon son goût. Bonaparte, qui ne perdoit son temps ni dans la contemplation des idées abstraites, ni

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dans le découragement de l'humeur, aperçut très-vite en quoi le système de Sieyes pouvoit lui être utile. C'étoit parce qu'il anéantissoit très-artistement les élections populaires : Sieyes y substituoit des listes de candidats sur lesquelles le sénat devoit choisir les membres du corps législatif et du tribunat; car on mettoit, je ne sais pourquoi, trois corps dans cette constitution, et même quatre, si l'on y comprend le conseil d'état, dont Bonaparte s'est si bien servi depuis. Quand le choix des députés n'est pas purement et directement fait par le peuple, il n'y a plus de gouvernement représentatif; des institutions héréditaires peuvent accompagner celle de l'élection, mais c'est en elle que consiste la liberté. Aussi l'important pour Bonaparte étoit-il de paralyser l'élection populaire, parce qu'il savoit bien qu'elle est inconciliable avec le despotisme.

Dans cette constitution, le tribunat, composé de cent personnes, devoit parler, et le corps législatif, composé de deux cent cinquànte, devoit se taire; mais on ne concevoit pas pourquoi l'on donnoit à l'un cette permission, en imposant à l'autre cette contrainte. Le tribunat et le corps législatif n'étoient point assez nombreux en proportion de la population

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de la France, et toute l'importance politique devoit se concentrer dans le sénat conservateur qui réunissoit tous les pouvoirs hors un seul celui qui naît de l'indépendance de fortune. Les sénateurs n'existoient que par les appointemens qu'ils recevoient du pouvoir exécutif. Le sénat n'étoit en effet que le masque de la tyrannie; il donnoit aux ordres d'un seul l'apparence d'être discutés par plusieurs.

Quand Bonaparte fut assuré de n'avoir affaire qu'à des hommes payés, divisés en trois corps, et nommés les uns par les autres, il se crut certain d'atteindre son but. Ce beau nom de tribun signifioit des pensions pour cinq ans ; ce grand nom de sénateur signifioit des canonicats à vie, et il comprit bien vite que les uns voudroient acquérir ce que les autres désireroient conserver. Bonaparte se faisoit dire sa volonté sur divers tons, tantôt tantôt par la voix sage du sénat, tantôt par les cris commandés des tribuns, tantôt par le scrutin silencieux du corps législatif; et ce choeur à trois parties étoit censé l'organe de la nation, quoiqu'un même maître en fût le coryphée.

L'œuvre de Sieyes fut sans doute altérée par Bonaparte. Sa vue longue d'oiseau de proie lui *fit découvrir et supprimer tout ce qui, dans les

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