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sur eux? Ils n'avoient de commun entre eux qu'un même chef, et c'est pour cela que rien n'étoit moins solide que leur association; car l'enthousiasme pour un homme, quel qu'il soit, est nécessairement variable; l'amour seul de la patrie et de la liberté ne peut changer, parce qu'il est désintéressé dans son principe. Ce qui faisoit le prestige de Napoléon, c'étoit l'idée qu'on avoit de sa fortune; l'attachement à lui n'étoit que l'attachement à soi. L'on croyoit aux avantages de tout genre qu'on obtiendroit sous ses drapeaux, et comme il jugeoit à merveille le mérite militaire, et savoit le récompenser, le plus simple soldat de l'armée pouvoit nourrir l'espoir de devenir maréchal de France. Les titres, la naissance, les services de courtisan, influoient peu sur l'avancement dans l'armée. Il existoit là, malgré le despotisme du gouvernement, un esprit d'égalité, parce que là Bonaparte avoit besoin de force, et qu'il n'en peut exister sans un certain degré d'indépendance. Aussi sous le règne de l'empereur, ce qui valoit encore le mieux, c'étoit certainement l'armée. Les commissaires qui frappoient les pays conquis de contributions, d'emprisonnemens, d'exils, ces nuées d'agens civils qui venoient, comme les vautours, fondre sur le

champ de bataille, après la victoire, ont fait détester les François bien plus que ces pauvres braves conscrits qui passoient de l'enfance à la mort, en croyant défendre leur patrie. C'est aux hommes profonds dans l'art militaire, qu'il appartient de prononcer sur les talens de Bonaparte comme capitaine. Mais à ne juger de lui sous ce rapport que par les observations à la portée de tout le monde, il me semble que son ardent égoïsme a peut-être contribué à ses premiers triomphes comme à ses derniers revers. Il lui manquoit dans la carrière des armes, aussi-bien que dans toutes les autres, ce respect pour les hommes, et ce sentiment du devoir, sans lesquels rien de grand n'est durable.

Bonaparte, comme général, n'a jamais ménagé le sang de ses troupes : c'est en prodiguant la foule des soldats que la révolution lui avoit valus, qu'il a remporté ses étonnantes victoires. Il a marché sans magasins, ce qui rendoit ses mouvemens singulièrement rapides, mais doubloit les maux de la guerre pour les pays qui en étoient le théâtre. Enfin, il n'y a pas jusqu'à son genre de manoeuvres militaires, qui ne soit en rapport quelconque avec le reste de son caractère; il risque toujours le tout pour le tout,

comptant sur les fautes de ses ennemis qu'il méprise, et prêt à sacrifier ses partisans dont il ne se soucie guère, s'il n'obtient pas avec eux la

victoire.

On l'a vu dans la guerre d'Autriche, en 1809, quitter l'île de Lobau, quand il jugeoit la bataille perdue ; il traversa le Danube, seul avec M. de Czernitchef, l'un des intrépides aides de camp de l'empereur de Russie, et le maréchal Berthier. L'empereur leur dit assez tranquillement qu'après avoir gagné quarante batailles, il n'étoit pas extraordinaire d'en perdre une; et lorsqu'il fut arrivé de l'autre côté du fleuve, il se coucha et dormit jusqu'au lendemain matin, sans s'informer du sort de l'armée françoise, que ses généraux sauvèrent pendant son sommeil. Quel singulier trait de caractère ! Et cependant il n'est point d'homme plus actif, plus audacieux dans la plupart des occasions importantes. Mais on diroit qu'il ne sait naviguer qu'avec un vent favorable, et que le malheur le glace tout à coup, comme s'il avoit fait un pacte magique avec la fortune, et qu'il ne pût marcher sans elle.

La postérité, déjà même beaucoup de nos contemporains, objecteront aux antagonistes

de Bonaparte, l'enthousiasme qu'il inspiroit à son armée. Nous traiterons ce sujet aussi impartialement qu'il nous sera possible, quand nous serons arrivés au funeste retour de l'île d'Elbe. Que Bonaparte fût un homme d'un génie transcendant à beaucoup d'égards, qui pourroit le nier? Il voyoit aussi loin que la connoissance du mal peut s'étendre; mais il y a quelque chose par-delà, c'est la région du bien. Les talens militaires ne sont pas toujours la preuve d'un esprit supérieur; beaucoup de hasards peuvent servir dans cette carrière; d'ailleurs, le genre de coup d'œil qu'il faut pour conduire les hommes sur le champ de bataille, ne ressemble point à l'intime vue qu'exige l'art de gouverner. L'un des plus grands malheurs de l'espèce humaine, c'est l'impression que les succès de la force produisent sur les esprits; et néanmoins il n'y aura ni liberté, ni morale dans le monde, si l'on n'arrive pas à ne considérer une bataille que d'après la bonté de la cause et l'utilité du résultat, comme tout autre fait de ce monde.

L'un des plus grands maux que Bonaparte ait faits à la France, c'est d'avoir donné le goût du luxe à ces guerriers, qui se contentoient si bien

de la gloire, dans les jours où la nation étoit encore vivante. Un intrépide maréchal, couvert de blessures, et impatient d'en recevoir encore, demandoit pour son hôtel, un lit tellement chargé de dorures et de broderies, qu'on ne pouvoit trouver dans tout Paris de quoi satisfaire son désir : Eh bien, dit-il alors dans sa mauvaise humeur, donnez-moi une botte de paille, et je dormirai très-bien dessus. En effet, il n'y avoit point d'intervalle pour ces hommes entre la pompe des Mille et une Nuits, et la vie rigide à laquelle ils étoient accoutumés.

Il faut accuser encore Bonaparte d'avoir altéré le caractère françois, en le formant aux habitudes de dissimulation dont il donnoit l'exemple. Plusieurs chefs militaires sont devenus diplomates à l'école de Napoléon, capables de cacher leurs véritables opinions, d'étudier les circonstances et de s'y plier. Leur bravoure est restéc la même, mais tout le reste a changé. Les officiers attachés de plus près à l'empereur, loin d'avoir conservé l'aménité françoise, étoient devenus froids, circonspects, dédaigneux, ils saluoient de la tête, parloient peu, et sembloient partager le mépris de leur maître pour la race humaine. Les soldats ont toujours des mouvemens généreux et naturels ; mais la

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