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revient sans cesse à la nécessité d'une organisation militaire purement nationale; et, s'il a souillé sa vie par son indulgence pour les crimes des Borgia, c'est peut-être parce qu'il s'abandonnoit trop au besoin de tout tenter pour recouvrer l'indépendance de sa patrie. Bonaparte n'a sûrement pas examiné le Prince de Machiavel sous ce point de vue; mais il y a cherché ce qui passe encore pour de la profondeur parmi les âmes vulgaires : l'art de tromper les hommes. Cette politique doit tomber à mesure que les lumières s'étendront; ainsi la croyance à la sorcellerie n'existe plus, depuis qu'on a découvert les véritables lois de la physique.

Un principe général, quel qu'il fût, déplaisoit à Bonaparte, comme une niaiserie ou comme un ennemi. Il n'écoutoit que les considérations du moment, et n'examinoit les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate; car il auroit voulu mettre le monde entier en rente viagère sur sa tête. Il n'étoit point sanguinaire, mais indifférent à la vie des hommes. Il ne la considéroit que comme un moyen d'arriver à son but, ou comme un obstacle à écarter de sa route. Il n'étoit pas même aussi colère qu'il a souvent paru l'être : il vouloit effrayer avec ses paroles, afin de s'épargner

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le fait par la menace. Tout étoit chez lui moyen ou but; l'involontaire ne se trouvoit nulle part, ni dans le bien, ni dans le mal. On prétend qu'il a dit : J'ai tant de conscrits à dépenser par an. Ce propos est vraisemblable, car Bonaparte a souvent assez méprisé ses auditeurs pour se complaire dans un genre de sincérité qui n'est que de l'impudence.

Jamais il n'a cru aux sentimens exaltés, soit dans les individus, soit dans les nations; il a pris l'expression de ces sentimens pour de l'hypocrisie. Il pensoit tenir la clef de la nature humaine par la crainte et par l'espérance, habilement présentées aux égoïstes et aux ambitieux. Il faut en convenir, sa persévérance et son activité ne se ralentissoient jamais quand il s'agissoit des moindres intérêts du despotisme; mais c'étoit le despotisme même qui devoit retomber sur sa tête. Une anecdote, dans laquelle j'ai eu quelque part, peut offrir une donnée de plus sur le système de Bonaparte relativement à l'art de gouverner.

Le duc de Melzi, qui a été pendant quelque temps vice-président de la république Cisalpine, étoit un des hommes les plus distingués que cette Italie, si féconde en tout genre, ait produits. Né d'une mère espagnole et d'un

père italien, il réunissoit la dignité d'une nation à la vivacité de l'autre ; et je ne sais si l'on pourroit citer, même en France, un homme plus remarquable par sa conversation, et par le talent plus important et plus nécessaire de connoître et de juger tous ceux qui jouoient un rôle politique en Europe. Le premier consul fut obligé de l'employer, parce qu'il jouissoit du plus grand crédit parmi ses concitoyens, et que son attachement à sa patrie n'étoit mis en doute par personne. Bonaparte n'aimoit point à se servir d'hommes qui fussent désintéressés, et qui eussent des principes quelconques inébranlables; aussi tournoit-il sans cesse autour de Melzi pour le corrompre.

Après s'être fait couronner roi d'Italie, en 1805, Bonaparte se rendit au corps législatif de Lombardie, et dit à l'assemblée qu'il vouloit donner une terre considérable au duc de Melzi, pour acquitter la reconnoissance publique envers lui il espéroit ainsi le dépopulariser. Me trouvant alors à Milan, je vis le soir M. de Melzi qui étoit vraiment au désespoir du tour perfide que Napoléon lui avoit joué, sans l'en prévenir en aucune manière; et, comme Bonaparte se seroit irrité d'un refus, je conseillai à M. de Melzi de consacrer tout

de suite à un établissement public les revenus dont on avoit voulu l'accabler. Il adopta mon avis; et, dès le jour suivant, en se promenant avec l'empereur, il lui dit que telle étoit son intention. Bonaparte lui saisit le bras, et s'écria: C'est une idée de madame de Staël que vous me dites là; je le parie. Mais ne donnez pas, croyez-moi, dans cette philanthropie romanesque du dix-huitième siècle: il n'y a qu'une seule chose à faire dans ce monde, c'est d'acquérir toujours plus d'argent et de pouvoir; tout le reste est chimère. Beaucoup de gens diront qu'il avoit raison; je crois, au contraire, que l'histoire montrera qu'en établissant cette doctrine, en déliant les hommes de l'honneur, partout ailleurs que sur le champ de bataille, il a préparé ses partisans à l'abandonner conformément à ses propres préceptes, quand il cesseroit d'être le plus fort. Aussi peut-il se vanter d'avoir eu plus de disciples fidèles à son système, que de serviteurs dévoués à son infortune. Il consacroit sa politique par le fatalisme, seule religion qui puisse s'accorder avec le dévouement à la fortune; et, sa prospérité croissant toujours, il a fini par se faire le grand-prêtre et l'idole de son propre culte, croyant en lui, comme si ses

désirs étoient des présages, et ses desseins des oracles.

La durée du pouvoir de Bonaparte étoit une leçon d'immoralité continuelle: s'il avoit toujours réussi, qu'aurions-nous 'pu dire à nos enfans? Il nous seroit toujours resté sans doute la jouissance religieuse de la résignation, mais la masse des habitans de la terre auroit en vain cherché les intentions de la Providence dans les affaires humaines.

Toutefois, en 1811, les Allemands appeloient encore Bonaparte l'homme de la destinée; l'imagination de quelques Anglois même étoit ébranlée par ses talens extraordinaires. La Pologne et l'Italie espéroient encore de lui leur indépendance, et la fille des Césars étoit devenue son épouse. Cet insigne honneur lui causa comme un transport de joie, étranger à sa nature; et, pendant quelque temps, on dut croire que cette illustre compagne pourroit changer le caractère de celui que le sort avoit rapproché d'elle. Il ne falloit encore à cette époque, à Bonaparte, qu'un sentiment honnête pour être le plus grand souverain du monde soit l'amour paternel qui porte les hommes à soigner l'héritage de leurs enfans; soit la pitié pour ces François qui se faisoient

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