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valles sa couleur vraie pour étaler bientôt la régularité puissante de sa course et la limpidité salubre de son eau. Il avançait dans son lit natal; chaque peuple a le sien et coule sur sa pente. C'est cette pente qui donne à chaque civilisation son degré et sa forme, et c'est elle qu'il faut tâcher de décrire et de mesurer.

Pour cela, nous n'avons qu'à suivre les voyageurs des deux pays qui à ce moment franchissent la Manche. Jamais l'Angleterre n'a regardé et imité davantage la France, ni la France l'Angleterre. Pour voir les courants distincts où glissait chacune des deux nations, il n'y avait qu'à ouvrir les yeux. A Paris, disait lord Chesterfield à son fils, recherchez la conversation polie; « elle tourne sur quelque sujet de goût, quelques points d'histoire, de critique et même de philosophie, qui conviennent mieux à des êtres raisonnables que les dissertations anglaises sur le temps et sur le whist'. » En effet, nous nous sommes civilisés par la conversation; les Anglais, point. Sitôt que le Français sort du labeur machinal et de la grosse vie physique, même avant d'en être sorti, il cause; c'est là son achèvement et son plaisir'. A peine a-t-il échappé aux guerres de religion et à l'isolement féodal, il fait la révérence et dit son

1. Voyez par contraste dans les œuvres de Swift un fac-simile de la conversation anglaise : Essay on polite conversation.

2. Encore en 1826, Sidney Smith arrivant à Calais écrit (tome II, 274):

What pleases me is the taste and ingenuity displayed in the shops and the good manners and politeness of the people. Such is

mot. Avec l'hôtel de Rambouillet, les salons s'ouvrent; le bel entretien qui va durer deux siècles commence; Allemands, Anglais, toute l'Europe novice ou balourde l'écoute, bouche béante, et de temps en temps essaye maladroitement de l'imiter. Qu'ils sont aimables, nos causeurs! Quels ménagements! quel tact inné! Avec quelle grâce et quelle dextérité ils savent persuader, intéresser, amuser, caresser la vanité malade, retenir l'attention distraite, insinuer la vérité dangereuse, et voler toujours à cent pieds au-dessus de l'ennui où leurs rivaux barbotent de tout leur poids natif! Mais surtout comme ils se sont déliés vite! D'instinct et sans effort, ils ont rencontré le geste aisé, la parole facile, l'élégance soutenue, le trait piquant, la clarté parfaite. Leurs phrases, encore compassées sous Balzac, se dégagent, s'allégent, s'élancent, courent, et sous Voltaire ont pris des ailes. Vit-on jamais pareil désir et pareil art de plaire? Les sciences pédantes, l'économie politique, la théologie, les habitantes renfrognées de l'Académie et de la Sorbonne, ne parlent qu'en épigrammes. L'Esprit des Lois de Montesquieu est aussi «< l'esprit sur les lois. » Les périodes de Rousseau, qui enfanteront une révolution, ont été dix-huit heures tournées, polies, balancées dans sa tête. La philosophie de Voltaire petille en millions d'étincelles. Toute idée doit de

the state of manners, that you appear almost to have quitted a land of bararians. I have not seen a cobbler who is not better bred than an English gentleman.

venir un bon mot; on ne pense plus qu'en saillies; il faut que toute vérité, la plus épineuse ou la plus sainte, devienne un joli jouet de salon, lancé, puis relancé comme un volant doré par les mains mignonnes des dames, sans faire tache sur les sabots de dentelle d'où pendent languissamment leurs bras fluets, sur les guirlandes que déroulent dans les panneaux les Amours roses. Tout doit reluire, scintiller ou sourire. On atténue les passions, on affadit l'amour, on multiplie les bienséances, on outre le savoir-vivre. L'homme raffiné devient « sensible. »> De sa douillette de taffetas, il tire incessamment le mouchoir brodé dont il essuiera le commencement d'une larme; il pose la main sur son cœur, il s'attendrit, il est devenu si délicat et si correct que les Anglais tour à tour le prennent pour une femmelette ou pour un maître de danse1. Regardez de plus près cependant ce freluquet enrubanné qui roucoule les chansons de Florian dans un habit vert tendre. L'esprit de société qui l'a conduit dans ces fadaises l'a aussi conduit ailleurs; car la conversation, en France du moins, est une chasse aux idées. Encore

seau.

1. Evelina, par miss Burney; voyez le personnage du pauvre et gentil Français, M. Dubois, qu'on fait tomber dans le ruisCes jeunes filles si correctes vont voir jouer Love for Love de Congreve; les parents ne craignent pas de leur donner miss Prue en spectacle. Voyez aussi par contraste le personnage du capitaine anglais, si rustre; il est l'hôte de Mme Duval, et la jette deux fois dans la boue; il dit à sa fille : « Molly, je vous conseille, si vous faites quelque cas de mes bonnes gråces. de ne plus avoir un goût à vous, en ma présence. » — Le changement est surprenant, depuis soixante ans.

aujourd'hui, dans la défiance et la tristesse des mœurs modernes, c'est à table, pendant le café, qu'apparaissent la haute politique et la philosophie première. Penser, surtout penser vite, est une fête. L'esprit y trouve une sorte de bal; jugez de quel empressement il s'y porte! Toute notre culture vient de là. A l'aurore du siècle, les dames, entre deux révérences, développent des portraits étudiés et des dissertations subtiles; elles entendent Descartes, goûtent Nicole, approuvent Bossuet. Bientôt les petits soupers commencent, et on y agite au dessert l'existence de Dieu. Est-ce que la théologie, la morale, mises en beau style ou en style piquant, ne sont pas des jouissances de salon et des parures de luxe? La verve s'y emploie, ondule et petille comme une flamme légère au-dessus de tous les sujets dont elle se nourrit. Quel essor que celui du dix-huitième siècle! Jamais société fut-elle plus curieuse de hautes vérités, plus hardie à les chercher, plus prompte à les découvrir, plus ardente à les embrasser? Ces marquises musquées, ces fats en dentelles, tout ce joli monde paré, galant, frivole, court à la philosophie comme à l'Opéra; l'origine des êtres vivants et les anguilles de Needham, les aventures de Jacques le Fataliste et la question du libre arbitre, les principes de l'économie politique et les comptes de l'Homme aux quarante écus, tout est matière pour eux à paradoxes et à découvertes. Toutes les lourdes roches que les savants de métier taillaient et minaient péniblement à l'écart, entraînées et polies

dans le torrent public, roulent par myriades, entrechoquées avec un bruissement joyeux, précipitées par un élan toujours plus rapide. Nulle barrière, nul heurt; on n'est point retenu par la pratique; on pense pour penser; les théories peuvent se déployer à l'aise. En effet, c'est toujours ainsi qu'en France on a causé. On y joue avec les vérités générales; on en retire agilement quelqu'une du monceau des faits où elle gît cachée, et on la développe; on plane audessus de l'observation dans la raison et la rhétorique; on se trouve mal et terre à terre tant qu'on n'est pas dans la région des idées pures. Et le dixhuitième siècle à cet égard continue le dix-septième. On avait décrit le savoir-vivre, la flatterie, la misanthropie, l'avarice: on examine la liberté, la tyrannie, la religion; on avait étudié l'homme en soi, on étudie l'homme abstrait. Les écrivains religieux et monarchiques sont de la même famille que les écrivains impies et révolutionnaires; Boileau conduit à Rousseau, et Racine à Robespierre. La raison oratoire avait formé le théâtre régulier et la prédication classique; la raison oratoire produit la déclaration des droits et le Contrat social. On se fabrique une certaine idée de l'homme, de ses penchants, de ses facultés, de ses devoirs, idée mutilée, mais d'autant plus nette qu'elle est plus réduite. D'aristocratique elle devient populaire; au lieu d'être un amusement, elle est une foi; des mains délicates et sceptiques, elle passe aux mains enthousiastes et grossières. D'un lustre de salon ils font un flambeau et une

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