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Enfin cette présomption sera, croyons-nous, fort près de se changer en certitude si l'on veut bien examiner la composition des pairs ecclésiastiques.

La présence de six pairs ecclésiastiques en pendant à six pairs laïques n'était commandée absolument par rien. L'archevêque de Reims, il est vrai, avait, comme successeur de Turpin, des droits épiques fort sérieux à figurer sur la liste, mais c'était bien tout, et les cinq autres évêques n'avaient même pas cela. De plus, les six évêques pairs étaient, au point de vue féodal, de bien minces seigneurs au regard des six puissants princes à qui on les donnait pour collègues. Cette composition mi-partie des pairs s'explique cependant il ne s'agissait pas, en effet, de créer une juridiction nouvelle, mais simplement de donner, à raison des circonstances, un caractère indiscutablement féodal à une juridiction fort antique et nullement féodale d'origine, à savoir la cour du roi, où de tout temps les évêques avaient siégé à côté des grands laïques. Mais, si cette raison explique l'existence de pairs ecclésiastiques, on ne peut pas dire qu'elle la commandât, et, si l'on veut bien faire attention qu'une fois le principe admis, la conséquence a été de ne faire entrer dans le collège des pairs qu'un seul métropolitain, l'archevêque de Reims, et de faire fournir les autres évêques pairs presque exclusivement par la province ecclésiastique de Reims', on sera bien tenté de penser que le principe a été admis sous une influence personnelle, celle de l'archevêque de Reims2.

1. Il n'y avait que l'évêque de Langres qui n'appartînt pas à cette province, et encore il en était bien voisin. On avait pu le choisir sans porter ombrage à son métropolitain, parce que celui-ci (l'archevêque de Lyon) n'était pas à cette époque sujet du roi de France. Les six évêques choisis l'avaient, du reste, été parce qu'ils étaient à la fois vassaux immédiats du roi et comtes de leurs villes épiscopales.

2. Il ne paraît pas douteux que le souvenir des cérémonies du sacre n'ait influé sur l'organisation de la cour des pairs. On sait, en effet, que le roi d'Angleterre, duc de Normandie, avait tenu la couronne au sacre de PhilippeAuguste en 1179 (Rigord, & 4, dans Delaborde, op. cit., I, p. 13) et que le comte de Flandre avait porté l'épée royale à ce même sacre et l'année suivante au couronnement de la reine Élisabeth (Gilbert de Mons, Chronique de Hainaut, dans Mon. Germ. Script., XXI, p. 528 et 529; Rigord, 10, loc. cit., p. 21). Cette observation permet de comprendre l'invasion de la cour des pairs par l'archevêque de Reims et ses suffragants, et on conçoit bien que cet archevêque, dont la province et même le diocèse débordaient sur l'Empire, ait profité de son rôle dans le sacre du roi de France pour se faire attribuer une situation prééminente assez analogue à celle qui résultait en Allemagne pour les trois

Or justement, à Pâques 1203, le siège de Reims était vacant depuis six mois; à Pâques 1202, au contraire, il était occupé, et précisément par un personnage qui tenait de bien près à Philippe-Auguste par son oncle, son conseiller de confiance, le célèbre Guillaume aux Blanches-Mains.

De tout cela on peut suivant nous fort raisonnablement conclure que l'institution des douze pairs de France, telle qu'on la voit fonctionner à partir du XIII° siècle, a été organisée en vue de juger Jean Sans-Terre dans l'affaire provoquée par la plainte des comtes de la Marche et d'Eu, en 1202.

Mais, dira-t-on, comment admettre qu'une semblable innovation ait été ainsi faite à jour fixe et que cependant aucun auteur contemporain n'y ait prêté assez d'attention pour en dire même le moindre mot?

A cela il est aisé de répondre qu'en organisant les pairs de France pour juger Jean, on n'a pas cru faire une innovation. On s'est borné, ne retrouvant pas de précédents bien nets, à mettre en activité, en vue d'une espèce déterminée, de la façon qui paraissait la plus convenable dans les circonstances présentes, une institution qu'on croyait sûrement avoir existé de tout temps'.

D'après M. F. Lot, ce qui aurait le plus empêché de faire la lumière sur l'origine des pairs de France, « c'est l'idée qu'il y a eu une date précise où l'on a créé les pairs de France. Cette manière d'envisager les institutions de l'ancienne France est radicalement fausse. Au moyen âge, toutes nos institutions se sont développées suivant un processus lent, presque insensible. Pas de créations subites, pas de révolutions brusques2. » Sous une forme aussi absolue, cette proposition n'est pas admissible.

archevêques rhénans de leur place dans le collège électoral, qui achevait justement de se constituer à cette époque. On sait, en effet, que ce collège, tel qu'il nous apparaît dans le Miroir de Saxe (Lehnrecht, iv, 2, dans Homeyer, Des Sachsenspiegels zweiter Theil, I, p. 148-149; Landrecht, II, 57, § 2, dans Homeyer, Des Sachsenspiegels erster Theil, 3° éd., p. 353), comprenait alors, comme le collège des pairs de France, des ecclésiastiques et des laïques en nombre égal, trois de chaque côté; le chiffre total six est attesté plus anciennement par le Vetus auctor de beneficiis, 1, 12 (Homeyer, Des Sachsenspiegels zweiter Theil, II, p. 79-80).

1. Les douze pairs de la tradition épique avaient suffi bien facilement pour suggérer l'idée que la cour de France avait eu douze pairs au moins dès le temps de Charlemagne.

2. Loc. cit., p. 34.

Elle contient cependant une part de vérité, et nous serions le premier à en tenir compte s'il s'agissait de soutenir que le système du jugement par les pairs a été inventé à jour fixe. Mais la question est tout autre; il s'agit simplement de savoir si ce n'est pas à une époque déterminée qu'on a considéré : premièrement, qu'il y avait en France seulement douze barons ayant le droit de se dire, à l'exclusion des autres, pairs du royaume; deuxièmement, que ces douze barons étaient l'archevêque de Reims, les évêques de Laon, Langres, Beauvais, Noyon et Châlons, les ducs de Normandie, Bourgogne et Aquitaine, les comtes de Flandre, Toulouse et Champagne.

On ne peut nier à coup sûr que cette liste ne dénote un caractère singulièrement factice : le partage égal des douze pairs en six ecclésiastiques et six laïques, le choix des évêques appelés à la qualité de pairs, que pourrait-on vouloir de plus artificiel?

Nous avons essayé de montrer que plusieurs particularités de cette organisation s'expliquent fort bien si l'on admet qu'elle a été imaginée en 1202 pour le premier jugement de Jean SansTerre; il nous reste à chercher pourquoi et où Philippe-Auguste a pu en prendre l'idée.

Le système du jugement par les pairs remonte à l'organisation judiciaire de l'époque franque.

Le mot par avait alors une signification extrêmement large. Aucun mot de la langue française moderne n'y répond, et, pour le traduire dans chaque cas particulier, il faut avoir recours à des mots comme compagnon, camarade, collègue, partie contractante, conjoint, compatriote, complice, allié, etc.1. Ce sens si élastique de pares explique comment, pour dire que quelqu'un était soumis à un jugement régulier2, on disait qu'il était mis en jugement ante suos pares3, c'est-à-dire qu'au lieu d'être jugé

1. Voy. les exemples cités au mot par dans les tables des Formules (éd. Zeumer) et des Capitulaires (éd. Boretius-Krause).

2. « A un plet ordené, » comme disait Beaumanoir (Coutumes du Beauvaisis, 1, 35, éd. Beugnot, I, p. 40).

3. Et si aliquis de nobis in quocumque ordine contra istum pactum incontra illum (le roi) fecerit, si talis est ut ille inde eum ammonere voleat ut emendet, faciat; et, si talis est causa ut inde illum familiariter non debeat ammonere et ante suos pares illum in rectam rationem mittat, et ille qui debitum pactum et rectam legem et debitam seniori reverentiam non vult exhibere et observare, justum justitiae judicium sustineat. » Articles accordés en 856 par Charles le Chauve à ses sujets révoltés, c. 10 (Capitulaires, éd. Boretius-Krause, II, p. 281).

arbitrairement par un dépositaire de la puissance publique1, il comparaissait dans un plaid que ce personnage ne faisait que présider, et où, conformément au système alors en vigueur, siégeaient comme jugeurs des hommes qui, par eux-mêmes, n'avaient aucune espèce d'autorité sur lui, qui étaient des justiciables comme lui.

A l'époque carolingienne, les seigneurs se gênaient fort peu pour enlever à leurs vassaux, souvent pour les plus légers motifs de mécontentement, les bénéfices qu'ils leur avaient concédés. Légalement, il est vrai, un vassal ne pouvait être privé de son bénéfice que pour des fautes déterminées; mais, si le seigneur le condamnait sans jugement régulier, il n'avait pour obtenir justice qu'un recours à l'entremise, à peu près purement gracieuse, des autres seigneurs, voisins ou supérieurs du sien 3.

On comprend que les vassaux aient souhaité une garantie plus efficace et aient travaillé à obtenir de ne pouvoir jamais perdre leurs fiefs qu'en vertu d'un jugement régulier, c'est-à-dire, suivant la terminologie du temps, d'un jugement fait par leurs pairs.

1. Otton de Freising, comparant dans les Gesta Friderici (1, 32, éd. Waitz, p. 40-41) les institutions de la Hongrie avec celles de l'Allemagne, écrira : « Quod si aliquis ex comitum ordine regem... offenderit..., nulla sententia a principe, sicut aput nos moris est, per pares suos exposcitur, nulla accusato excusandi licentia datur, sed sola principis voluntas aput omnes pro ratione habetur. »

2. L'auteur du Grand coutumier de Normandie écrira encore au XIe siècle : « Pares enim sunt cum unus alii non subditur homagio, dominatione vel antenatione » (Summa de legibus Normannie, cxx11, 2, éd. Tardif, p. 328).

3. Aux siècle, saint Odon de Cluny, voulant donner un exemple frappant de la bonté de saint Géraud d'Aurillac, écrit : « Neque hoc patiebatur ut quilibet senior beneficia a suo vasso pro qualibet animi commotione posset aufferre, sed, deducta ad medium causa, partim prece, partim imperio, commotionem exasperati animi reprimebat » (Vie de saint Géraud, 1, 17, dans Migne, Patrol. lat., CXXXIII, col. 654). Au siècle précédent, à propos d'un bénéfice que son neveu l'évêque de Laon avait arbitrairement enlevé à un vassal, Hincmar dit au roi : « Si episcopus beneficium quacunque occasione abstulerit, et a vicini episcopi monitis et precibus vel cujus alterius justitiam obtinere nequiverit, non abhorret a ratione si non accuset episcopum ad publicos judices, quod non licet, sed ad vos se reclamet» (Migne, Patrol. lat., CXXV, col. 1050). Si Hincmar admet là un recours au roi, c'est que dans l'espèce il s'agissait d'un bénéfice concédé verbo regis. Le roi ordonna, en effet, que l'évêque de Laon fût soumis à un jugement pour savoir si les griefs qu'il prétendait avoir contre le vassal étaient fondés et de nature à justifier le retrait du bénéfice (ibid., CXXIV, col. 1031-1032).

Ce ne fut pas sans peine qu'ils y parvinrent. En 1025, un document souvent cité, une lettre du comte de Blois et de Troyes, Eudes II', nous montre le roi Robert résistant encore à cette prétention. Robert ayant eu de graves motifs de plainte contre Eudes, le duc de Normandie, Richard II, se fit intermédiaire entre eux; il engagea Eudes à faire droit à son seigneur, soit en acceptant d'être jugé par sa cour, soit en se prêtant à un accord. Eudes accepta les bons offices de Richard, qui alors, de l'aveu de Robert, l'ajourna à la cour du roi. Mais, comme le jour de la comparution approchait, Eudes reçut une lettre où Richard lui mandait que le roi avait changé d'avis, qu'il le regardait dès maintenant comme ayant forfait ses fiefs et refusait d'accepter là-dessus ni jugement ni accord; aussi Richard engageait-il Eudes à ne pas obéir à l'ajournement: il ne voulait, disait-il, prendre sur lui de l'amener en justice que si c'était pour y subir un jugement régulier, c'est-à-dire fait avec le concours de ses pairs: << Nec sibi competere dicebat ut me (c'est Eudes qui parle) ad tale judicium exhiberet sine conventu parium suorum. » Voilà du moins ce que le comte de Blois racontait au roi pour s'excuser de n'avoir pas répondu à l'ajournement; d'après lui, par conséquent, dans cette cause féodale, le duc de Normandie aurait réclamé le jugement par les pairs et Robert l'aurait refusé.

Quelques années plus tard, au contraire, en 1037, l'empereur Conrad II, dans une ordonnance célèbre3, déclara expressément qu'un vassal ne pouvait être privé de son bénéfice que dans les cas prévus par la loi et en vertu d'un jugement de ses pairs: << Nullus miles... sine certa et convicta culpa suum beneficium perdat, nisi secundum constitutionem antecessorum nostrorum et judicium parium suorum'; » et, de plus, il établissait une voie de recours contre la décision des pairs.

Or auprès de chaque seigneur ses vassaux formaient, comme on sait, en vertu même de leurs obligations vassaliques, une cour de justice dont il se servait pour faire juger les affaires portées devant lui. Aussi arriva-t-on bien vite à admettre que les

1. Rec. des hist. de France, X, p. 501-502. M. Lex (Eudes, comte de Blois, p. 76-77, et p. 111, no 43) date cette lettre de 1025 ou 1024.

2. « Monuit me venire ad justitiam aut ad concordiam. » C'est une singulière idée qu'a eue M. Lot de traduire concordia par arbitrage (loc. cit., p. 38). 3. Mon. Germ., Constitut. imperat. et regum, I, p. 90.

4. Cf. Libri feudorum, antiqua, vi, 10 et 12 (éd. Lehmann, p. 19-20).

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