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ÉTUDE SUR LA VIE PRIVÉE

DE

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

(1792-1800)

PAR M. E. MEAUME.

On aime à se persuader que la vie des grands écrivains a été belle et pure comme la morale qu'ils ont enseignée. Leurs exemples commandent autant que leurs préceptes.

S'il était vrai, comme on s'est plu à le dire et à le répéter, que l'auteur de Paul et Virginie, de la Chaumière indienne et des Etudes de la nature a été un homme dur, avare, processif, sans cesse en guerre avec sa famille et ses amis; qu'il séduisit celle qui fut sa femme et qu'il la fit mourir de chagrin, éprouverions-nous le même charme à la lecture de ces chefs-d'œuvre de pureté, de douceur et de grâce, où la sensibilité la plus exquise se mêle à la magie du style? serions-nous captivés par le charme des descriptions, par la révélation des senti

ments les plus purs et les plus élevés, si l'auteur avait été un méchant homme?

Que les admirateurs de Bernardin de Saint-Pierre se rassurent. Sa vie, quoi qu'on en ait dit, ne dément pas ses ouvrages. La calomnie qui s'est attachée à lui, comme à tous les hommes supérieurs, ne pourra rien contre la vérité des faits. Bien des récits mensongers ont déjà été victorieusement réfutés sur plusieurs points. Cette réfutation aurait pu être plus complète, si l'on avait soigneusement consulté les preuves matérielles des sentiments doux et tendres dont ce cœur aimant était pénétré. C'est dans la correspondance de Bernardin de Saint-Pierre avec ses amis et sa femme, que ces témoignages se rencontrent à chaque pas. C'est là que sont révélées les pensées les plus secrètes de l'immortel écrivain. Si jamais on a pu dire: Le style est l'homme," c'est surtout à l'égard de ces lettres intimes, adressées à des personnes tendrement aimées et dans lesquelles la pensée vient se peindre sur le papier avec toute sa vérité. Quiconque voudra parcourir cette correspondance reconnaitra que M. de Saint-Pierre pouvait dire avec un juste orgueil : "Ma réputation n'est qu'une petite flamme agitée par tous les vents; si elle attire quelques regards de mes contemporains, si elle éclaire les infortunés, c'est que je l'ai allumée au pied de l'image sainte de la Providence."

Quelques détracteurs de Bernardin de Saint-Pierre se sont surtout attaqué à cette partie de son existence qui a précédé et suivi son mariage avec Mlle Félicité Didot, fille

du célèbre imprimeur de ce nom. On a répondu en publiant une partie de la correspondance échangée à cette occasion. Mais cette publication a été incomplète; beaucoup de lettres ont été supprimées, d'autres ont été tronquées; on a surtout négligé d'encadrer les lettres essentielles dans un récit sommaire, de manière à restituer aux faits leur jour et leurs couleurs véritables. A ces causes trop réelles, d'autres se sont réunies pour paralyser l'effet de cette publication. D'une part les lettres les plus intéressantes, celles qui éclairent de la plus vive lumière le caractère et la vie privée de leur auteur, ont été noyées dans une volumineuse correspondance où elles ont passé inaperçues. Ensuite on a pu, à tort sans doute, suspecter la bonne foi de l'éditeur. Ceci demande quelques explications.

Bernardin de Saint-Pierre s'est marié deux fois. Sa seconde femme fut Mile de Pellepore qui, devenue veuve, épousa M. Aimé Martin. Celui-ci professait pour la personne et les ouvrages du premier mari de sa femme un culte qui aurait pu paraître exagéré s'il eût été moins sincère. Il écrivit une éloquente biographie dans laquelle il fit entrer des récriminations très-vives relativement à certaines inculpations attribuées à quelques membres de la famille Didot, contre l'auteur des Etudes de la nature. M. Léger Didot, qui se crut personnellement attaqué, intenta à M. Aimé Martin un procès en diffamation. L'issue ne pouvait en être douteuse. La loi ne permet pas la preuve des faits injurieux ou diffamatoires et

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M. Aimé Martin dut être condamné. Sur son appel, la cour de Paris reconnut qu'il n'y avait pas eu diffamation, mais que les termes de l'attaque avaient dépassé les limites permises. Un arrêt du 16 mai 1821 déclara injurieux les passages incriminés et ordonna leur suppression.

Cette condamnation détruisit dans le public l'effet moral du mémoire de M. Aimé Martin. Les gens de lettres et ceux du monde purent croire que la condamnation du biographe impliquait la réfutation de son ouvrage et que, par suite, on devait accepter comme vrais les faits dont il avait voulu prouver la fausseté. Il n'en est rien, et la question reste entière. L'arrêt de la cour ne prouve rien autre chose, sinon que M. Aimé Martin avait outrepassé le droit de l'écrivain; qu'aux yeux des magistrats l'expression était d'une rudesse allant jusqu'à l'injure. Rien de plus, rien de moins.

Depuis ce moment, plus de trente années ont passé sur ces fâcheux débats. Néanmoins l'impression est restée et elle ne s'est pas complétement effacée. Il y aurait donc peut-être aujourd'hui quelqu'utilité à produire toutes les pièces de ce procès dont le jugement appartient à l'histoire littéraire bien plus qu'à la justice.

Un heureux hasard a fait tomber entre nos mains, depuis quelques années, tout ce qui s'est conservé de la correspondance de l'auteur de Paul et Virginie avec Mile Félicité Didot, sa première femme. Nous possédons cinquante-trois lettres autographes dont vingt-trois sont

entièrement inédites. Les trente autres ont été pour la plupart incomplétement reproduites et souvent mal classées. Quoique les lettres de Mile Didot aient dû être à peu près aussi nombreuses que celles de M. de SaintPierre, nous n'en possédons que six; mais ce sont celles dans lesquelles elle témoigne la plus vive affection pour celui qui devait être et a été son époux. La correspondance entière se divise en deux parties bien distinctes. La première comprend les lettres qui sont antérieures au mariage, elles sont au nombre de vingt-cinq; neuf seulement ont été publiées en 1826 et l'éditeur n'a pas indiqué les nombreux retranchements qu'il leur a fait subir. La seconde partie se compose des lettres postérieures au mariage; elles ont été publiées.

On pourrait donc, on devrait même peut-être, reproduire intégralement toute cette correspondance si attachante, en la disposant suivant un ordre aussi exactement chronologique que possible, ce qui n'est pas toujours facile à l'égard des lettres qui ne portent aucune date. Toutefois nous avons pensé qu'il suffirait d'en donner tantôt une analyse succincte, tantôt quelques extraits choisis dans la correspondance inédite.

Pour l'intelligence de ces lettres il est nécessaire d'indiquer dans quelle situation se trouvaient leurs auteurs.

Vers le milieu de l'année 1792, Bernardin de SaintPierre était parvenu à l'âge de 56 ans. A cette époque, Paul et Virginie et les Etudes de la nature avaient révélé un écrivain hors ligne. Au moins égal par le style aux

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