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nemens diffus et incohérens dont ils ont embrouillé leurs pensées et leurs doctrines. Cette méthode doit être abandonnée; c'est un dédale de faits erronés, de suppositions gratuites, de paralogismes, de pensées, de paroles, d'argumens, dans lesquels se perd nécessairement quiconque veut y pénétrer.

Au lieu de nous égarer dans les théories de la métaphysique, rappelons nos adversaires aux faits et à l'observation. Reportant donc leur souvenir au moment où ils étaient nus, sanglans, sans force et sans puissance, aux pieds de celle qui leur avait donné le jour, nous leur demandons si l'état de société était nécessaire à leur existence, ou s'ils pouvaient se suffire à euxmêmes. Il faut qu'ils parlent, car c'est là qu'il leur faut établir leurs droits, user de leurs forces, prouver leur indépendance, et rejeter ce joug de puissance absolue que la société fait peser sur leur âme et sur leur corps.... Mais non, chaque philosophe n'a fait d'autre usage de toutes ses facultés que celui de se jeter avidement sur le sein de sa nourrice, qui voulait bien le lui offrir; ainsi il s'est servi de tous les bienfaits de la société, se réservant de déclarer solennellement dans la suite qu'il n'en avait pas besoin.

En effet, la philosophie ne répond rien à toutes ces questions, elle se déclare inhabile auprès d'un berceau, et se contente de citer l'enfant à comparaître dans son école lorsqu'il aura dix-huit ou vingt ans, promettant de lui prouver clairement alors que le secours de la société ne lui était pas nécessaire, bien plus, qu'il lui a été nuisible par les préjugés qu'elle lui a inspirés, et qu'il peut, par lui-même et de lui-même, se conserver, se guider, s'instruire, et qu'ainsi il est indépendant, il est libre; et il n'est sur cette terre aucune loi, aucune autorité qui aient le droit d'exiger la soumission de son esprit ou de son corps.

Pour nous, continuons à suivre les développemens successifs de l'enfant. Son corps prend tous les jours de nouveaux accroissemens, et presque sans sa participation, et sans autre bienfait de la société que celui de lui offrir de la nourriture, de la lui faire prendre, il se forme; mais il n'en est pas de même de son âme. Après être resté quelque tems dans une nullité absolue, comme être intelligent, l'enfant commence à donner

quelque signe de connaissance. Tandis que deux de ses sens, la vue et l'ouïe, le servent les premiers, deux actes humains, les premiers qui soient adressés à ses semblables, des gestes et des cris se manifestent. En naissant il poussait des sons plaintifs et faisait des mouvemens, mais ce n'est que depuis que sa vue et son ouïe ont pris quelque perfection, qu'il fait des gestes et pousse des cris. On répond aux uns et aux autres, et bientôt l'enfant comprend la mère, et la mère l'enfant. Les signes qu'elle lui fait, il les lui rend, et ils ne retournent pas vides de sens. Les accens qu'elle lui enseigne, il les répète; et cet écho n'est pas dénué d'intelligence. Insensiblement, ses yeux, ses mains, les traits de son visage, sa bouche profèrent tous ensemble un langage qui se fait comprendre, et comme si Dieu voulait confondre les facultés hautaines dont nous nous glorifions dans un âge plus avancé, cet être, qui ne sait ni comparer, ni examiner, ni approfondir, apprend, comme en se jouant, quelque langue que ce soit, c'est-à-dire, ce qui fera dans la suite le désespoir de plus d'un savant arrivé à toute la hauteur de sa science. Il reçoit, il essaye, il répète; quand il s'égare, on le redresse; il est soumis, et bientôt il vit une seconde fois, il parle..

Or, avant d'examiner de quel usage lui est la parole, voyons s'il aurait pu l'inventer sans le secours de la société. Un grand nombre d'écrivains ont prétendu et prétendent encore que le langage est l'ouvrage de l'homme, et que ce fut là une de ses premières conquêtes au sortir de l'État de nature. Plusieurs philosophes chrétiens, surtout dans ces derniers tems, ont soutenu le contraire, et pensent que la parole est un vrai présent de Dieu, que c'est là une image ou une émanation de ce Verbe, qui est en lui, et dont il est le Père; que c'est par ce verbe et cette parole révélée sensiblement et extérieurement à l'homme dès le commencement, que Dieu s'est mis en communication avec sa créature; que c'est par cette parole que l'homme a eu ses pensées qui ne sont que la parole intérieure, tandis que la parole n'est que la pensée manifestée audehors; que c'est encore par la parole que les pensées se communiquent et se transmettent, qu'ainsi la parole ne peut pas plus être l'ouvrage de l'homme que ses pensées; enfin que le

seul ouvrage de l'homme dans la parole, c'est la variété des formes qui la représentent. Certes, nous applaudissons à cette doctrine; car elle rapproche l'homme de Dieu, elle le met en communication plus directe, plus sensible, plus naturelle avec lui. Il est tems de le reconnaître, l'homme a été trop éloigné, trop séparé de Dieu. Dans le pauvre étalage de sa science on n'a pas assez souvent fait apparaître ce grand nom, pour consolider ses connaissances, les lier entre elles, en montrer la raison, la fin, l'origine. Honneur donc à ces philosophes sincères qui ramènent souvent Dieu dans leurs méditations, dans leurs leçons et dans leurs livres !

Cependant ce n'est point de l'autorité ou des raisons de ces écrivains que nous nous servirons pour prouver que la parole n'a pu être inventée par l'homme; chacun peut voir leurs ar

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1 Peut-être que ces variations, dans leurs différences les plus marquées, ont eu encore Dieu pour auteur, lorsqu'il confondit le langage au pied de la tour de Babel. Ce qui répond suffisamment aux objections prises de la différence dite radicale de certaines langues. Au reste, plus d'un savant a soutenu l'hypothèse que toutes les langues remontaient à une source unique, système appuyé d'assez bonnes preuves. Mais ceci n'entre pas dans le fond de la présente discussion. Nous croyons pourtant devoir citor un passage d'un de nos plus anciens Pères de l'Eglise, qui s'exprime, au sujet de la parole, à peu près dans les mêmes termes que M. de Bonald. Notre pensée pousse la parole de son fond, suivant cette expression du prophète mon cœur a poussé une bonne parole; et chacune est distinguée de l'autre, ayant un lieu propre et séparé, l'une dans le cœur, l'autre sur la langue toutefois elles ne sont pas éloignées, el ne peuvent être l'une sans l'autre ; car la pensée n'est point sans la parole, ni la parole sans la pensée; mais la pensée fait la parole, en laquelle elle paraît, et la parole montre la pensée, en laquelle elle est. La pensée est comme une parole cachée au-dedans, et la parole une pensée qui se produit au-dehors; la pensée passe dans la parole, et la parole communique la pensée aux auditeurs. L'une est comme le père, savoir, la pensée, qui est d'ellemême; l'autre comme le fils, savoir, la parole, puisqu'il est impossible qu'elle soit avant la pensée, ni qu'étant avec elle, elle vienne dehors. Ainsi le Père étant la grande pensée, la pensée universelle a pour premier interprète et premier organe, son fils, le Verbe. »

Saint Denis d'Alexandrie, cité par saint Athanase.

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gumens dans leurs ouvrages; nous préférons citer Rousseau et son fameux Discours sur l'origine et les fondemens de l'inégalité parmi les hommes; et nous le citons non-seulement parce qu'il est notre adversaire dans cette question, mais encore parce que nous croyons ses raisonnemens sans réplique.

« Qu'il me soit permis, dit-il, de considérer un instant les >> embarras de l'origine des langues.... La première réflexion » qui se présente est d'imaginer comment elles purent devenir » nécessaires. Car les hommes n'ayant nulle correspondance >> entre eux, ni aucun besoin d'en avoir, on ne conçoit ni la » nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut >> pas indispensable. Je dirai bien comme beaucoup d'autres, » que les langues sont nées dans le commerce domestique des » pères, des mères et des enfans; mais outre que cela ne ré» soudrait point les objections, ce serait commettre la faute de » ceux qui, raisonnant sur l'État de nature, y transportent les >> idées prises de la société, voient toujours la famille rassem>> blée dans une même habitation, et ses membres gardant en» tre eux une union aussi intime, aussi permanente que parmi »> nous, où tant d'intérêts communs les réunissent; au lieu » que dans cet état primitif, n'ayant ni maisons, ni cabanes, » ni propriété d'aucune espèce, chacun se logeait au hasard, >> et souvent pour une seule nuit; les mâles et les femelles s'u»> nissaient fortuitement, selon la rencontre, l'occasion et le » désir, sans que la parole fût un interprète nécessaire des » choses qu'ils avaient à se dire : ils se quittaient avec la même » facilité. La mère allaitait d'abord ses enfans pour son propre besoin; puis l'habitude les lui ayant rendus chers, elle les »> nourrissait ensuite pour le leur : sitôt qu'ils avaient la force >> de chercher leur pâture, ils ne tardaient pas à quitter la mère » elle-même, et comme il n'y avait presque pas d'autre moyen » de se retrouver que de ne se pas perdre de vue, ils en étaient » bientôt au point de ne pas même se reconnaître les uns les

>>> autres.

» Remarquez encore que l'enfant ayant tous ses besoins à » expliquer, et par conséquent plus à dire à sa mère, que la » mère à l'enfant, c'est lui qui doit faire les plus grands frais » de l'invention, et que la langue qu'il emploie doit être en

» grande partie son propre ouvrage; ce qui multiplie autant les » langues qu'il y a d'individus pour les parler à quoi contribue » encore la vie errante et vagabonde qui ne laisse à aucun » idiôme le tems de prendre de la consistance: car de dire que » la mère dicte à l'enfant des mots dont il devra se servir pour >> lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment >> on enseigne des langues déjà formées, mais cela n'apprend >> point comment elles se forment.

» Supposons cette première difficulté vaincue, franchissons » pour un moment l'espace immense qui dut se trouver entre >> le pur État de nature et le besoin des langues, et cherchons, >> en les supposant nécessaires, comment elles purent com» mencer à s'établir. Nouvelle difficulté pire encore que la pré» cédente; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour » apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir » penser pour trouver l'art de la parole ; et quand on compren>> drait comment les sons de la voix ont été pris pour interprêtes >> conventionnels de nos idées, il resterait toujours à savoir » quels ont pu être les interprêtes même de cette convention, » pour les idées qui, n'ayant point un objet sensible, ne pou>> vaient s'indiquer ni par le geste, ni par la voix; de sorte qu'à » peine peut-on former des conjectures supportables sur la » naissance de cet art de communiquer ses pensées et d'établir » un commerce entre les esprits *. »

Ici Rousseau se hasarde à donner lui-même ses idées sur la manière dont les langues commencèrent: mais, rencontrant à chaque instant de nouvelles difficutés, il finit par ces paroles remarquables :

« Je m'arrête à ces premiers pas, et je supplie mes juges de » suspendre ici leur lecture pour considérer sur l'invention des >> seuls substantifs physiques, c'est-à-dire, sur la partie de la » langue la plus facile à trouver, le chemin qui lui reste à faire » pour exprimer toutes les pensées des hommes, pour prendre >> une forme constante, pouvoir être parlée en public, et in

Notons cette réflexion de Rousseau, qui semble une pensée de M. de Bonald ou de M. de Maistre.

2 OEuvres complètes de J.-J. Rousseau, t. I, p. 82, in-8°. Lyon, 1796.

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