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tinées; mais celles qui font un effet contraire sont extravagantes, et celles qui ne servent à rien sont ridicules (1)... » Ce n'est plus seulement le critère finaliste mais le critère de l'utilité. On voit combien d'idées qui seront fécondes plus tard, se trouvent déjà en fermentation dans le livre de Crousaz.

Ce philosophe-mathématicien est en même temps un fin spychologue. En effet, c'est à l'aide de l'analyse intérieure et en se plaçant au point de vue strictement psychologique, qu'il fait cette trouvaille intéressante: la relativité du beau. Ce terme que nous employons, faute d'un meilleur, rend mal l'idée que la beauté n'est pas une et absolue, mais qu'elle varie avec les individus ; il existe plusieurs beautés, pense Crousaz, et toutes sont des réalités, c'est-à-dire toutes correspondent à des faits psychiques réels. Les objets beaux ne le sont pas au même degré pour les différents individus. «Il en est de la beauté à cet égard comme de la santé ; ce qui suffit pour nourrir un enfant, laisserait mourir un homme formé... », « la santé et la beauté ne sont pas des imaginations, ce sont des réalités, mais relatives et non pas absolues (2). »

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Cette idée de la relativité du beau, est une de celles sur lesquelles Crousaz insiste le plus ; il lui consacre plusieurs exemples : « Les commençants veulent une musique simple ou peu composée, car elle contient assez de variété pour eux; mais une oreille plus exercée en demande davantage, il lui faut plus de diversité pour occuper son attention (3). » Un discours étendu, dit-il en substance ailleurs, ne serait pas beau pour nous et serait beau pour d'autres auditeurs à qui l'étendue du discours serait nécessaire. Et pour mieux faire comprendre son idée, il fait cette comparaison nettement objective pour ne pas dire scientifique : « Un oculiste qui a la vue courte trouvera tout aussi belle une lentille convexe, à l'usage d'un vieillard dont l'œil est très aplati, qu'une concave faite pour corriger le mauvais effet de la courbure trop aiguë du sien (4). »

(1) Loc. cit., p. 42. (2) Loc. cit., p. 51.

(3) Loc. cit., p. 50-51.

(4) Loc. cit., p. 153. Dans un autre passage, Crousaz écrit : « Il en est donc quelquefois de la musique comme des remèdes dont la vertu, sans cesser d'être réelle, ne convient pas également à tous, non seulement à cause de la diversité des malades, mais encore à cause de la diversité des tempéraments. » Loc. cit., p. 299. Et ailleurs, parlant toujours de la musique, il dit qu'il y a des airs beaux « mais à la manière de deux habits faits pour des tailles tout à fait différentes. >> Loc. cit., p. 298.

Ainsi Crousaz est amené à cette idée peu classique qu'il y a, pour les divers individus, des beautés de différentes espèces; la cause en est dans la diversité des jugements des hommes. Or, de cette diversité il énumère différentes raisons. Nous relevons parmi elles les différences de tempérament, d'amour-propre, de passions, le besoin que ressent l'esprit de changer (1) et ce que nous appellerions aujourd'hui l'association des idées. En tout cas, la variété des beautés est occasionnée par la diversité des sujets contemplants... << on impute à l'objet seul tout un effet, quoiqu'on renferme en soi une bonne partie de la cause (2) ».

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Voici, en somme, le résultat des recherches de Crousaz sur le beau l'objet beau doit manifester l'unité dans la variété et la relation de toutes les parties à un seul but. Dans l'appréciation du beau, Crousaz laisse une large part au sujet contemplant. La raison juge souverainement, le sentiment vient après et en dernier lieu « la folle du logis », l'imagination.

Si les hommes étaient des êtres uniquement raisonnables, il n'y aurait qu'une seule et unique beauté. Notre auteur ne le dit pas en termes exprès, mais cette idée ne doit pas être loin de son esprit ; c'est, peut-être, cette pensée qui l'oblige de temps en temps d'opposer à la diversité des beautés réelles, un beau absolu.

Crousaz, reconnaissons-le, a fait un effort considérable pour sortir des généralités vagues léguées par l'antiquité. Les raisonnements objectifs et basés sur des faits, prédominent dans son livre, et si l'influence incontestable de Descartes et l'empreinte de son époque y sont nettement marquées, on ne saurait nier qu'on y trouve des points de vue originaux et intéressants.

2. Quatre ans après Crousaz, en 1719, l'abbé Dubos faisait paraître ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. C'est un des ouvrages d'esthétique les plus remarquables que nous ayons en France; il supporterait avantageusement la comparaison même avec les travaux du XIXe siècle (3). ·

(1) Loc. cit., p. 60.

(2) Loc. cit.,
p. 72.

(3) Voici comment Voltaire jugeait le livre de l'abbé Dubos : « Tous les artistes lisent avec fruit les Réflexions de l'abbé Dubos sur la poésie et la peinture. C'est le livre le plus utile qu'on ait jamais écrit sur ces matières chez aucun peuple de l'Europe. Ce qui fait la beauté de cet ouvrage, c'est qu'il n'y a que peu d'erreurs, et beaucoup de réflexions vraies, nouvelles et profondes » (Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV).

Jean-Baptiste Dubos, fils d'un négociant de Beauvais, est né en 1670. En 1691, il était bachelier en Sorbonne. Il étudia les antiquités à un âge où l'imagination guide encore l'esprit. En 1695, il publia des études historiques d'une valeur au-dessous du médiocre. En 1696, il entra au Ministère des affaires étrangères. Dès cette année, il voyagea pour des raisons diplomatiques. Il visita la Hollande, l'Allemagne, l'Angleterre et l'Italie. C'est en voyant différents peuples avec des mœurs diverses, avec des littératures et des arts guidés par des principes contraires, que Dubos a pu mûrir en lui-même ces Réflexions sur la poésie et la peinture, dont l'objectivité, le sens critique et la perspicacité étonnent même l'esthéticien du xxe siècle. Son biographe écrit : « Quant à son impartialité, elle est remarquable: il considère tous les peuples qu'il visite avec bienveillance et sans aucun de ces entraînements présomptueux qui troublent la vue de presque tous les voyageurs. Il a, pour ainsi dire, dans le jugement, quelque chose de cette souplesse de conduite que Montesquieu conseillait d'atteindre, lorsqu'il disait : il faut prendre les pays comme ils sont... » (1). Toutes ces qualités du voyageur, nous les retrouvons chez l'auteur des Réflexions sur la poésie et la peinture. Cette œuvre est d'ailleurs le seul livre de Dubos digne d'être conservé et encore des trois volumes qui forment cet ouvrage, le troisième consacré à l'exposition « de quelques découvertes concernant les représentations théâtrales des anciens» (2) est sans intérêt pour l'esthéticien.

Dubos n'est pas un cartésien, il ne pense pas faire sortir la vérité de lui-même par le simple raisonnement; il est, si l'on veut, un empiriste, un sensualiste, mais avant tout et pour éviter les grands mots, Dubos accepte les faits et essaie, non pas de les adapter à des hypothèses aprioristiques, mais simplement de les expliquer en s'y soumettant dans la mesure du possible. Dubos est un homme de science, dans la pleine acception du mot. « Je le répète, écrit-il, les hommes ajoutent foi bien plus fermement à ceux qui leur disent j'ai vu, qu'à ceux qui leur disent j'ai conclu » (3). « Nos savants, ainsi que les philosophes anciens, ne sont d'accord que sur les faits, et ils se réfutent réciproquement sur tout ce qui ne peut être connu

(1) Aug. Morel, Etude sur l'abbé Dubos, 1850, p. 38.

(2) Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719. Nous avons entre les mains l'édition de 1733.

(3) Loc. cit., vol. II, p. 474.

que par voie de raisonnement, en se traitant les uns les autres d'aveugles volontaires qui refusent de voir la lumière » (1).

Avec de tels principes, nous pourrons être sûrs d'avance que le travail de Dubos ne sera pas une creuse idéologie. C'est ce qui explique du reste le manque d'unité qu'on remarque dans les Réflexions critiques; point de théorie générale, mais des faits groupés et suivis d'explications plausibles. Il y a, nous le verrons, des tendances générales, un leitmotiv qui parcourt, comme un frisson, son œuvre entière; mais point de système rigide, encadrant tous les faits, donnant l'explication de tout (2).

Dubos, en commençant son livre, se pose la question la plus légitime de toutes quelle est la cause qui a poussé l'homme à inventer les beaux-arts? - En d'autres termes, quelle est la raison d'être ét le but de l'art?

Notre auteur, psychologue avisé, nous fait remarquer que tous les plaisirs proviennent de la satisfaction de quelque besoin. Plus le besoin est pressant, plus le plaisir qui découle de sa satisfaction est sensible. Comme le corps, l'âme aussi a des besoins, dont l'un des plus forts est de fuir l'ennui qui naît de l'inaction. Pour fuir l'ennui, les hommes recherchent les passions. Ils ne peuvent pas vivre sans passions, et ils «....souffrent encore plus à vivre sans passions, que les passions ne les font souffrir » (3).

Pour fuir l'ennui, on ira voir le supplice d'un condamné, tout en sachant que le spectacle est affreux, on ira voir les « tours qu'un voltigeur téméraire fait sur une corde. » Les Romains aimaient le spectacle des gladiateurs les Espagnols les tauromacbies — les Anglais les combats d'animaux ce sont pourtant des spectacles répugnants en eux-mêmes. Qu'est-ce qui constitue leur attrait?

(1) Loc. cit., vol. II, p. 486.

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(2) On a blâmé Dubos de ce manque d'unité et on a eu tort. Par exemple, Morel, dans son Etude sur l'abbé Dubos, étude réellement médiocre, a écrit: « Ce n'est pas à dire cependant que l'écrivain n'eût point de théorie positive par devers lui et qu'il se soit borné au rôle de simple observateur. Mais la direction et le fondement de ses idées sur la poésie et sur les arts ne comportaient guère un ordre meilleur que celui qu'il adopte en définitive. La philosophie sensualiste et la méthode empirique qui sont les siennes peuvent fournir quelques morceaux remarquables; l'auteur qui s'abandonne à elles ne composera jamais une œuvre d'ensemble » (Loc. cit., p. 74). Il y a dans cette soi-disant critique, des constatations qui valent les meilleures louanges. Dubos a essayé de faire œuvre de science et non pas d'écrire « quelques morceaux remarquables » ou « une œuvre d'ensemble »>.

(3) Loc. cit., vol. I, p. 11.

<< Cette émotion naturelle, écrit Dubos, qui s'excite en nous machinalement, quand nous voyons nos semblables dans le danger ou dans le malheur, n'a d'autre attrait que celui d'être une passion dont les mouvements remuent l'âme et la tiennent occupée» (1).

De même, la recherche de l'émotion continuelle pousse l'homme vers les jeux de hasard. Le jeu « des lansquenets et la bassette >> tiennent l'âme dans une sorte d'extase. Voici donc, toute l'humanité qui poursuit la passion comme le papillon court vers la lumière. Mais comme celui-ci se brûle parfois les ailes - l'homme est accablé par les effets funestes des passions.

Le rôle de l'art libérateur apparaît à ce moment. Il se propose d'offrir à l'homme les agréments des passions en lui évitant ce que celles-ci pourraient présenter de pernicieux. L'art « ne pourrait-il pas produire des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les sentons et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des afflictions véritables » (2). Et plus loin, Dubos ajoute: «... les premiers peintres et les premiers poètes n'ont songé peut-être qu'à flatter nos sens et notre imagination, et c'est en travaillant pour cela qu'ils ont trouvé le moyen d'exciter dans notre cœur des passions artificielles » (3).

Une fois ce point bien établi, Dubos élargit son cercle. Les artistes excitent en nous ces passions artificielles en nous présentant les imitations des objets qui exciteraient en nous des passions véritables. L'impression de l'objet imité ne diffère de l'impression que l'objet lui-même produirait sur nous, que par la force. «L'imitation agit toujours plus faiblement que l'objet imité » (4).

<< Le plaisir qu'on sent à voir les imitations que les peintres et les poètes savent faire des objets qui auraient excité en nous des passions dont la réalité nous aurait été à charge, est un plaisir pur. Il n'est pas suivi des inconvénients dont les émotions sérieuses qui auraient été causées par l'objet même, seraient accompagnées » (5).

Dans l'art, « l'affliction n'est pour ainsi dire que sur la superficie de notre cœur, et nous sentons bien que nos pleurs finiront avec la représentation de la fiction ingénieuse qui les fait couler » (6).

(1) Loc. cit., vol. I, p. 12. (2) Loc. cit., vol. I, p. 25. (3) Loc. cit., vol. I, p. 26.

(4) Loc. cit., vol. I, p. 51.

(5) Loc. cit., vol. I, p. 28.
(6) Loc. cit., vol. I, p. 29-30.

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