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sérieux les émotions qu'il nous procure restent hors de notre vie réelle.

A la longue, l'émotion esthétique peut exercer une influence sur notre mentalité; Hennequin le reconnaît. Mais au moment de la jouissance esthétique, le monde que l'art nous présente nous apparaît très clairement comme une fiction, un artifice, un monde que nous ne devons pas prendre au sérieux. L'abbé Dubos, le premier, et c'est là son titre de gloire, a aperçu le côté artificiel des passions que l'art nous procure. Il a fallu deux siècles pour que nous nous apercevions de la vérité de cette vue géniale.

Il est certain que la théorie d'Emile Hennequin doit être perfectionnée et elle peut l'être mais dans son ensemble, c'est une thèse qui correspond à la vraie nature de l'œuvre d'art et de l'émotion esthétique. C'est justement cette théorie qui fait le principal mérite de la Critique scientifique et non pas le cercle vicieux qui consiste à se demander si c'est le milieu qui influe sur le génie, ou si c'est le génie qui fait naître le milieu.

CHAPITRE VIII

Les poètes.

L

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Es œuvres de Guyau et de M. Séailles réagissent contre le courant scientifique; cette réaction est-elle féconde? apportet-elle des nouveaux éléments à l'esthétique ? Les critiques de Guyau, adressées à la théorie du jeu, ouvrent-elles des nouveaux horizons à l'investigation scientifique ? A toutes ces questions le présent chapitre tâchera de répondre.

1. J. M. Guyau exposa ses doctrines sur l'art, dans deux études publiées l'une en 1884 et l'autre, posthume, en 1889 (1), études dont le principal attrait réside dans l'exposition poétique des idées et dans l'imagination toujours infatigable et souvent charmante de l'auteur.

On est forcé d'examiner ces deux ouvrages séparément, car, tout en développant les mêmes motifs, ils présentent des différences appréciables.

Le point de départ des Problèmes de l'esthétique contemporaine, est une critique de la théorie qui rapproche l'art du jeu; d'après cette doctrine, comme nous l'avons déjà vu, l'art est un dérivatif, un emploi non nuisible du surplus de forces libres; l'art est un jeu qui emploie le disponible de nos forces inutilisées. Selon Spencer, ce qui caractérise l'art, c'est qu'il n'est pas lié aux fonctions vitales, c'est que son utilité n'est pas indispensable pour notre vie. Le beau, comme l'avait déjà remarqué Kant, est inutile.

Guyau, dans les Problèmes surtout, tâchera de démolir cette

(1) Les problèmes de l'esthétique contemporaine, 1884. (Nous utilisons la 7 édition, 1911; L'art au point de vue sociologique, 1889; A consulter : A. Fouillée, La morale, l'art et la religion d'après Guyau, 1889. Dans cet ouvrage on trouve une bibliographie des études faites sur la philosophie et l'esthétique de Guyau; E. Boirac, Etude sur l'art au point de vue sociologique (Revue philosophique. Juin 1890.)

conception qui lui paraît et fausse au point de vue scientifique et funeste pour l'avenir de l'art.

Tout d'abord, si l'art est un jeu, comment distinguerons-nous l'un de l'autre ? Grant Allen, nous l'avons vu, soutient que le jeu est l'exercice désintéressé des fonctions actives et l'art celui des fonctions réceptives. Cette distinction entre la pure sensation et l'action, paraît tout à fait insuffisante. «Il est impossible de dédoubler notre être, de supposer qu'en nous cela seul est esthétique qui est passif » (1). Guyau serait plutôt disposé à accepter que tout jeu renferme des éléments esthétiques.

Une autre objection qu'on peut adresser aux théories du jeu, est la suivante : l'utile n'est pas, comme elles le soutiennent, en opposition avec le beau. Guyau prend comme exemple l'architecture ; pour qu'un édifice nous plaise, il faut qu'il nous paraisse accommodé à son but; « ainsi l'utilité semble être un premier degré de beauté » (2).

Jusqu'ici, Guyau semble avoir raison; mais il ira plus loin. Au fond, il le sent bien, toutes ces critiques s'adressent plutôt à des détails qu'au cœur de la question. Ce qui fait l'intérêt des théories du jeu, c'est qu'elles envisagent l'art comme une fiction. C'est ce caractère exclusif de fiction que Guyau niera. «La fiction, écrit-il, n'est point comme on l'a prétendu, une des conditions nécessaires du beau » (3). Guyau donne des exemples et ajoute : « Cela reviendrait à dire que tel discours de Mirabeau ou de Danton, improvisé dans une situation tragique, produirait moins d'effet esthétique sur l'auditeur qu'il n'en produirait sur nous... La Mona Lisa de Léonard ou la Sainte-Barbe de Palma le Vieux ne pourraient s'animer sans déchoir. Comme si le vœu suprême, l'irréalisable idéal de l'artiste n'était pas d'insuffler la vie à son œuvre,..de créer au lieu de façonner! S'il feint, c'est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d'êtres vivants. La fiction, loin d'être une condition du beau dans l'art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l'art; c'est par une sorte d'avortement qu'il n'arrive pas jusque-là » (4). C'est là l'idée-maîtresse de l'œuvre de Guyau : la vie. La vie est le but de

(1) Les Problèmes, etc., p. 12.

(2) Loc. cit., p. 17. (3) Loc. cit., p. 31. (4) Loc. cit., p. 32.

l'art. L'artiste a pour fin de la créer, et s'il feint, c'est pour nous faire croire qu'il ne feint pas.

Mais, si la vie est le but de l'art, comme la vie est sérieuse, l'art, est chose sérieuse par excellence - c'est-à-dire le contraire du jeu. Pour démontrer cette idée, Guyau recherche le beau, dans les sensations, les mouvements et les sentiments. «En vertu de sa théorie, M. Grant Allen est porté logiquement à réserver le nom d'esthétiques aux sensations de l'ouïe ou de la vue qui seules n'intéressent pas la vie en général. Pour nous, nous croyons que toute sensation agréable, quelle qu'elle soit, et lorsqu'elle n'est pas par sa nature même liée à des associations répugnantes, peut revêtir un caractère esthétique en acquérant un certain degré d'intensité, de retentissement dans la conscience » (1).

Dans le chaud et le froid, Guyau trouve déjà un certain caractère esthétique. Il cite cet exemple, devenu célèbre, qu'un jour, en buvant du lait aux Pyrénées, il lui sembla saisir une symphonie pastorale par le goût, au lieu de le faire par l'oreille. Les sensations de goût, unies avec celles de la fraîcheur et de la soif calmée, en cette occasion mémorable, devinrent réellement esthétiques. Ce qu'il y a de certain, c'est que dans Les problèmes, Guyau est porté à confondre l'agréable avec l'esthétique. « Si toute sensation, écrit-il, peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? C'est là, nous l'avons déjà dit, une simple affaire de degré, et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature » (2). On voit par ce passage qui ne laisse aucun doute, que Guyau ne trouve qu'une différence de quantité et non de qualité entre l'agréable et le beau.

Toute sensation passe par trois moments: 1o le choc primordial, où nous ne distinguons pas encore clairement la sensation; 2o le moment où cette sensation devient douloureuse ou agréable, et 3o la diffusion nerveuse, c'est-à-dire la phase où la sensation s'élargit et excite tout le système nerveux; elle envahit la conscience entière et ainsi tend à devenir esthétique ou anti-esthétique. « L'émotion esthétique nous semble ainsi consister essentiellement dans un élargissement, dans une sorte de résonnance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté.

(1) Loc. cit., p. 61. (2) Loc. cit., p. 72.

C'est un accord, une harmonie entre les sensations, les pensées et les sentiments. L'émotion esthétique a généralement pour base, pour pédale, comme on dirait en musique, des sensations agréables; mais ces sensations ont ébranlé le système nerveux tout entier : elles deviennent dans la conscience une source de pensées et de sentiments» (1)..

C'est dans cette résonnance de la sensation agréable à travers tout notre être que Guyau fait résider l'émotion esthétique et le sentiment de la beauté. La valeur de l'œuvre d'art dépend de la force avec laquelle tout notre être est ébranlé; « l'émotion produite par l'artiste sera d'autant plus vive que, au lieu de faire simplement appel à des images visuelles ou auditives indifférentes, il tâchera de réveiller en nous, d'une part les sensations les plus profondes de l'être, d'autre part les sentiments les plus moraux et les idées les plus élevées de l'esprit. En d'autres termes, l'art devra intéresser indistinctement à l'émotion toutes les parties de nousmêmes, les plus inférieures comme les supérieures »> (2).

On peut résumer maintenant ainsi les idées principales des Problèmes : l'art n'est pas le jeu; il possède le sérieux de la vie avec laquelle il se confond; de l'agréable, qui est dans la vie même, sort l'émotion esthétique qui n'est autre chose qu'une stimulation générale de notre être.

Les problèmes de l'esthétique contemporaine ne sont pas une œuvre complètement mûre. Guyau nie la théorie du jeu, avec des arguments terriblement faibles; il démontre que l'utile n'est pas en opposition avec le beau, et il donne comme exemple les œuvres de l'architecture. Mais personne n'a soutenu le contraire; personne, dans l'école du jeu, n'a dit qu'une chose utile ne peut pas être belle. C'était à Guyau à démontrer que les choses utiles sont belles, parce qu'elles sont utiles. Alors il rapprocherait le beau et l'utile, le beau et le sérieux. Il ne le fait pas, car il ne pourrait le faire.

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Guyau soutient, d'autre part, que l'émotion esthétique n'est autre chose que le sentiment de l'agréable et que tous les sens peuvent y participer. Ici encore, il est en contradiction avec les faits les plus connus. L'agréable peut être esthétique, mais il n'est pas

(1) Loc. cit., p. 73-74.

(2) Loc. cit., p. 81.

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