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Ainsi les imitations que l'art nous présente, nous touchent avec moins de force, de profondeur et de dureté que les objets mêmes; c'est là un avantage car les passions excitées en nous n'ont pas des effets funestes. Mais et c'est là une déduction fort logique faut toujours un minimum de passion même dans l'imitation. <«< L'imitation ne saurait donc nous émouvoir quand la chose imitée n'est point capable de le faire » (1). Et ici Dubos fait intervenir un autre facteur essentiel de l'œuvre d'art : l'intérêt. Il faut que l'œuvre nous intéresse.

Dubos condamnera le paysage, comme ne présentant pas assez d'intérêt. « Le plus beau paysage, fut-il du Titien et du Carrache, ne nous émeut pas plus que le ferait la vue d'un canton de pays affreux ou riant: il n'est rien dans un pareil tableau qui nous entretienne pour ainsi dire » (2). Il avoue d'ailleurs qu'on peut admirer une œuvre d'art rien que pour l'exécution Imais il met cela au second plan.

Or, cette idée de Dubos, on pourrait l'envisager aujourd'hui comme un blasphème - ou plutôt comme la divagation d'un << philistin ». On aurait tort de le faire et cela pour plusieurs raisons. Et tout d'abord parce qu'on oublierait à quelle époque Dubos vivait et qu'à cette époque on n'avait pas le sentiment de la nature. Il faut attendre le milieu du xvIe siècle, il faut attendre Rousseau, pour que ce sentiment apparaisse. Est-ce l'influence de Descartes, comme on l'a soutenu (3), qui empêchait qu'on éprouvât des émotions devant la nature? Peut-être, est-ce le subjectivisme général du xviie siècle; on préfère le sujet à l'objet ; chez Descartes lui-même c'est Dieu qui prouve la nature. Peutêtre, est-ce cet idéalisme général de l'époque. Toujours est-il que Poussin essaie de faire de la philosophie dans son Arcadie et que les jardins, hélas! deviennent des schémas géométriques. On ne sentait pas la nature et nous ne devons pas condamner Dubos parce qu'il ne trouve pas le paysage intéressant.

Mais aujourd'hui même combien de gens s'intéressent au paysage? Une minorité. Or, pourquoi la science esthétique ne tiendrait-elle pas compte de la majorité ? Les théories artistiques ont le droit d'être éclectiques, d'être aristocratiques - mais la science

(1) Loc. cit., p. 51.

(2) Loc. cit., p. 52.

(3) Krantz, l'Esthétique de Descartes, etc. Livre IV.

doit tenir compte de tous les faits et surtout des faits rudimentaires et arrêtés dans leur évolution. Le fait que Dubos signale déjà est-un fait de ce qu'on ne s'intéresse pas au paysage · genre et en plus un fait gros de conséquences. Nous devons louer l'abbé Dubos d'avoir attiré, le premier, notre attention sur ce phénomène.

Après cette question de détail, nous voyons la théorie de Dubos apparaître dans son ensemble : l'homme, pour fuir l'ennui, recherche les passions qui ont des effets funestes l'art lui procure, par une imitation intéressante, les émotions artificielles.

D'autres, avant Dubos, avaient fait remarquer le caractère artificiel de l'art (1). C'est Pascal (2), c'est Bossuet dans sa Lettre au P. Caffaro (3), c'est Lamotte (4), c'est Nicolle signalant le danger moral des émotions dramatiques qui sont trop artificielles (5), c'est Fontenelle (6) mais c'est l'abbé Dubos qui le premier a insisté sur cet artifice de l'art c'est lui qui a donné une analyse profonde et psychologique de l'émotion artistique.

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La théorie des émotions artificielles ressemble d'une façon étonnante à la théorie du jeu dans l'art, exposée par Kant et surtout par Schiller et remaniée par Spencer. La conception de Dubos, purement psychologique, nous semble supérieure à celle de Schiller dont le moindre défaut est l'imprécision et le vague. Mais, sur cette question, nous aurons plus d'une fois l'occasion de revenir . pour préciser nos idées. Disons, en résumé, que, pour nous, l'abbé Dubos reste le précurseur de toutes les théories modernes qui envisagent l'art comme un jeu, une fiction ou un mensonge.

Si l'on s'arrêtait à cette seule théorie de l'artifice de l'art, on ne connaîtrait qu'une minime parcelle de la pensée de Dubos.

Le poète ou le peintre, avons-nous dit, doit nous émouvoir, toucher notre âme c'est là le but de l'art. Or, pour cela il faut qu'il

(1) Nous avons trouvé ces renseignements dans le livre très documenté de M. Braunschvig, l'Abbé Dubos, renovateur de la critique au xvш siècle, 1904 (Thèse).

(2) Pensées. Ed. Havet, art. XXV, 26.

(3) Lettre au Père Caffaro, 9 mai 1694, à propos du théâtre.

(4) Discours sur la poésie en général, etc.

(5) Essais de morale. Pensées sur les spectacles, 1671.

(6) Réflexions sur la politique. Chap. XXXVI (éd. 1766. OEuvres, t. III, p. 161-162).

Fénelon aussi voyait dans l'art un jeu. Consulter: Paul Bastier, Fénelon critique d'art, 1903, p. 19-21.

<«< invente » ou, comme nous dirions aujourd'hui, qu'il crée des formes nouvelles et originales. Mais pour créer il doit avoir du génie. Qu'est-ce que le génie?

« On appelle génie, nous dit Dubos, l'aptitude qu'un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine » (1). « On n'acquiert point la disposition d'esprit dont je parle; on ne l'a jamais si on ne l'a point apportée en naissant >> (2).

C'est un point capital, et sur lequel Dubos insiste particulièrement, que le génie est un don de la nature ; « la nature et non pas l'éducation fait les poètes » (3). « Le génie est donc une plante, écrit ailleurs Dubos, qui, pour ainsi dire, pousse d'elle-même; mais la qualité, comme la quantité des fruits, dépendent beaucoup de la culture qu'elle reçoit » (4).

Voici donc que le génie, qui est par excellence la spontanéité, l'indétermination, a des racines qui poussent dans un milieu - le génie peut être déterminé, non dans ce qu'il a de profond, mais dans ce qu'il a de secondaire. Nous ne pourrons pas saisir son essence pas plus que nous ne comprenons la vie mais nous pourrons saisir les causes secondes qui déterminent son apparition et son évolution.

Or, c'est là exactement l'œuvre de la science elle ne tâche pas de comprendre le premier principe des choses, mais les causes secondes. La vraie science ne se demande pas : Qu'est-ce que la vie? car jamais elle ne pourrait répondre à cette question, mais elle détermine des points de repère, des causes secondes qui facilitent la compréhension des phénomènes qui nous entourent.

Le génie, avons-nous dit, est une plante qui pousse d'elle-même.. Nous ne comprendrons jamais la force mystérieuse qui fait grandir la plante, mais essayons d'examiner le sol d'où elle tire les substances indispensables à sa vie. C'est ce que Dubos fait.

<< Tous les pays sont-ils propres à produire de grands poètes et de grands peintres ? N'est-il point des siècles stériles dans les pays capables d'en produire ? » (5). Dans cette interrogation, Du

(1) Loc. cit., vol. II, p. 7.
(2) Loc. cit., vol. II, p. 8.
(3) Loc. cit., vol. II, p. 30.

(4) Loc. cit., vol. II, p. 43.
(5) Loc. cit., vol. II, p. 145.

bos pose hardiment le problème du milieu et du moment. Nous verrons qu'il ne néglige pas celui de la race.

«En méditant sur ce sujet- écrit ce modeste homme de science - il m'est souvent venu dans l'esprit plusieurs idées que je reconnais moi-même pour être plutôt de simples lueurs que de véritables lumières... Mais il se trouve assez de vraisemblance dans mes idées pour en discourir avec le lecteur » (1). Et Dubos développe longuement et avec profondeur une théorie sur l'apparition et l'évolution du génie qui, n'étant guère inférieure à celle de Taine, a l'avantage appréciable d'être son aînée de cent cinquante ans à peu près.

Il est bien entendu que le génie apporte en naissant des qualités qui échappent à toute analyse et qui constituent son essence. Mais on peut cependant discerner des causes générales qui ont une influence sur lui et parmi lesquelles l'auteur distingue les causes morales et les causes physiques.

« J'appelle ici «< causes morales » celles qui opèrent en faveur des arts, sans donner réellement plus d'esprit aux artisans, et en un mot sans faire dans la nature aucun changement physique, mais qui sont seulement pour les artisans une occasion de perfectionner leur génie, parce que ces causes leur rendent le travail plus facile, et parce qu'elles excitent par émulation et par les récompenses, à l'étude et à l'application » (2).

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Ces causes morales» que nous appellerions aujourd'hui avantages matériels aident les artistes, mais leur influence est. tout à fait secondaire. « .... il y a des temps où les causes morales n'ont pas pu former des grands artisans, même dans les pays qui en d'autres temps en ont produit avec facilité, et pour parler ainsi gratuitement. La nature capricieuse, à ce qu'il semble, n'y fait naître ces grands artisans que lorsqu'il lui plaît » (3). Et ces conclusions, Dubos les tire, après avoir examiné attentivement les quatre grands siècles des arts: la Grèce avant le règne de Philippe, Rome à l'époque de César et d'Auguste, le siècle de Jules II et de Léon X, enfin celui de Louis XIV.

Dubos, aujourd'hui, ne serait guère partisan du darwinisme; il se rapprocherait de la théorie des mutations brusques de Hugo de Vries. Les beaux arts n'obéissent pas à l'évolution lente mais présentent des progrès subits. «... les arts parviennent à leur éléva

(1) Loc. cit., vol. II, p. 146.
(2) Loc. cit., vol. II, p. 130.
(3) Loc. cit., vol. II, p. 162-163.

tion par un progrès subit,... et les effets des causes morales ne les sauraient soutenir sur le point de perfection où ils semblent s'être élevés par leurs propres forces » (1). Ailleurs, il écrit: «... il arrive des jours où les hommes portent en peu d'années, jusqu'à un point de perfection surprenant, les arts et les professions qu'ils cultivaient presque sans aucun fruit depuis plusieurs siècles. Ce prodige survient sans que les causes morales fassent rien de nouveau à quoi l'on puisse attribuer un progrès si miraculeux » (2). Dubos accepte même une solution de continuité dans l'évolution des arts. << Enfin, le génie des arts et des sciences disparaît jusqu'à ce que la révolution des siècles le vienne encore tirer une autre fois du tombeau, où il semble qu'il s'ensevelisse pour plusieurs siècles, après s'être montré durant quelques années » (3).

Considérons donc l'action des « causes physiques ». Notre âme dépend de notre sang et notre sang de l'air que nous respirons. L'air, le climat et les émanations du sol ont une influence sur le génie. « Après tout ce que je viens d'exposer, il est plus que vraisemblable que le génie particulier à chaque peuple dépend des qualités de l'air qu'il respire. On a donc raison d'accuser le climat de la disette de génies et d'esprits propres à certaines choses, qui se fait remarquer chez certaines nations » (4).

Très longuement, Dubos expose cette thèse et essaie de la rattacher à la théorie des esprits animaux qu'il emprunte à Descartes. Ces théories physiologiques de Dubos sont insuffisantes, et il ne faut pas lui en faire un crime, la science physiologique, à son époque, se trouvait à l'état embryonnaire. Mais Dubos met bien en lumière, tout d'abord, que notre constitution physique influe sur notre production intellectuelle, et que les conditions extérieures jouent un rôle considérable dans notre vie mentale.

Il s'appuie, pour faire sa démonstration, sur des faits précis et indéniables — et, comme tout homme de science, il ne présente son explication qu'à titre hypothétique et provisoire. Il avertit le lecteur, dans une phrase remarquable, « de mettre une grande diffé

(1) Loc. cit., vol. II, p. 174.

(2) Ibid.

(3) Loc. cit., vol. II, p. 186.

(4) Loc. cit., vol. II, p. 288. Il pousse sa théorie jusqu'au paradoxe : « ...on peut dire, en effet, que notre esprit marque l'état présent de l'air avec une exactitude rapprochant celle du baromètre et du thermomètre ». Loc. cit., vol. II, p. 244.

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