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jectives sur la manière de juger les œuvres d'art. « Il y a, écrit-il, les beautés frappantes et sublimes qui saisissent également tous les esprits et les beautés qui ne touchent que les âmes sensibles ». En jugeant les œuvres d'art, on peut se tromper ou par manque de sensibilité ou à cause d'un défaut de l'organe (des sens). Pour trouver des règles pour juger les œuvres d'art, il faut, par l'introspection, analyser notre âme. «En effet, la source de notre plaisir et de notre ennui est uniquement et entièrement en nous; nous trouverons donc en dedans de nous-mêmes, en y portant une vue atten tive, des règles générales et invariables de goût, qui seront comme la pierre de touche à l'épreuve de laquelle toutes les productions de talent pourront être soumises ». Et d'Alembert déconseille la recherche des premières causes, recherche stérile. « En quelque matière que ce soit, nous devons désespérer de jamais remonter aux premiers principes, qui sont toujours pour nous derrière un nuage vouloir trouver la cause métaphysique de nos plaisirs, serait un objet aussi chimérique que d'entreprendre d'expliquer l'action des objets sur nos sens ».

Il est réellement fort regrettable que d'Alembert n'ait pas écrit un travail étendu sur l'Esthétique avec des idées aussi fécondes,, il nous aurait légué une étude d'une valeur inestimable.

Et après d'Alembert, faut-il même rappeler le livre de Séran de la Tour (1762) que nous avons examiné, en l'y rattachant, avec la théorie du Père André, ou citer ce médiocre Essai sur la beauté (1770) de Marcenay de Ghuy, où l'auteur pense que pour sentir le beau, il faut posséder une faculté spéciale, qu'il ne définit pas autrement que comme un sentiment délicat ? D'ailleurs, cette même idée de l'existence d'une faculté spéciale pour sentir le beau, avait été déjà développée par Hutchinson, dont les Recherches sur l'origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu avaient été publiées en 1725 et traduites en français en 1749.

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8. En 1768, nous trouvons le premier Traité du rire écrit en français. L'auteur est Poinsinet de Sivry et son livre est réellement intéressant (1). Ce curieux ouvrage est écrit sous forme de dialogue entre Destouches, Fontenelle et Montesquieu.

Dans le premier discours, l'auteur soutient que la joie est la

(1) Traité des causes physiques et morales du rire, relativement à l'art de l'exciter. Amsterdam, 1768.

source du rire; mais non pas toute joie; seule la joie raisonnée peut faire naître le rire. «... Le rire prend sa source dans la joie raisonnée, qui, par conséquent, n'est et ne peut être propre qu'à l'espèce raisonnable » (1). Ainsi les animaux qui ressentent la joie simple, ne rient pas. La raison modère et règle le rire et la joie est la source du rire sous les auspices de la raison. Enfin, les enfants, avant l'âge de raison, ne rient que par imitation. Ce premier discours est le moins intéressant.

Dans le second, l'auteur soutient que la folie est le principe du -rire. Il est, en effet, facile à démontrer que dans la plupart des cas nous rions quand notre raison nous en blâme, et même sans aucun prétexte et sans aucun motif raisonné.

Le rire réside surtout dans le diaphragme (sic) et n'est pas une faculté occulte, mais une affaire d'organisation (2). Pour l'auteur, le rire se réduit, comme nous dirions aujourd'hui, à un processus psycho-physiologique de caractère pathologique - puisque, dans ce second discours, le rire est envisagé comme une légère folie.

L'auteur soutient, avec beaucoup de verve, ce paradoxe, qu'il essaie de démontrer à l'aide de nombreux exemples. « Faut-il d'autre preuve que ce mouvement prend sa source dans la folie que cette observation. déjà faite qu'on rit tous les jours sans sujet, qu'on rit à contre temps, qu'on rit malgré soit, et même des choses dont la réflexion nous afflige? A quelle autre cause attribuer cette impulsion bizarre qui nous fait agir contre tous les principes de la raison, qui ne se rencontre jamais avec elle, et qui s'en déclare nettement l'ennemie ? » (3). D'ailleurs, Poinsinet de Sivry fait remarquer que dans la langue usuelle nous disons: rire comme un fou, être pris de fou-rire, etc.

L'auteur s'arrête avec raison sur ce point intéressant du phénomène du rire c'est que le contrôle du moi, parfois manque. D'ailleurs, il atténue sa thèse que le rire est une folie, et donne cette conclusion: « Je dirai donc, si l'on veut, par forme d'accommodement, que le rire n'est pas toujours une folie réelle......., mais qu'il est pour l'ordinaire un symptôme passager de déraison, sans toutefois que ce désordre momentané de l'âme puisse tirer à conséquence pour le reste de notre conduite. Cette crise passée, je con

(1) Loc. cit, p. 25.
(2) Loc. cit., p. 56.
(3) Lọc. cit., p. 67-68.

sens que tout rentre dans l'ordre, et que la raison reprenne ses droits avant même de s'apercevoir qu'elle les ait perdus » (1).

Dans le troisième discours, les deux thèses déjà développées sur le rire sont réfutées. L'auteur en soutient une dernière, d'après laquelle le principe du rire serait l'orgueil. « ... On peut dire généralement que le ris doit sa naissance à cette espèce d'abus de raison, qu'on nomme orgueil, mélangée, pour l'ordinaire, d'une sensation agréable, et même d'une certaine joie » (2).

L'auteur semble d'ailleurs vouloir unir les trois théories. « On peut cependant concilier à quelques égards le système de la joie avec celui de l'orgueil. On peut même, comme je l'ai dit, admettre en certains points celui de la folie; l'orgueil étant une faiblesse qui touche de près à l'abus de la raison, par les secousses délicieuses et la satisfaction secrète qu'elle fait éprouver à notre âme. Car le rire n'est pas excité indifféremment par toute sorte d'orgueil, mais presque toujours par l'orgueil qui s'applaudit » (3).

Dans ce petit ouvrage, d'un réel intérêt, on trouve des remarques psychologiques très fines et très amusantes. Nous en donnons l'échantillon suivant: « Mais jusqu'où ne va point la présomption de l'homme? Non content de rire aux dépens d'autrui, il porte quelquefois la vanité jusqu'à rire à ses propres dépens. On peut appeler ce moment le triomphe de l'amour-propre, puisque ce même orgueil qui nous fait presque toujours penser que nous sommes supérieurs à nos semblables, nous fait croire en certains instants que nous sommes supérieurs à nous-mêmes » (4).

Le livre entier est très intéressant, non seulement pour sa date et parce que c'est le premier écrit français sur le rire, connu de nous au moins, mais pour la grande multitude de ses exemples psychologiques et même physiologiques et l'abondance des remarques et des théories originales.

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9. Les théories de Marmontel, concernant l'esthétique, témoignent d'un tout autre esprit tenant trop peu compte des faits, elles n'offrent généralement qu'un intérêt médiocre.

Et tout d'abord cet éternel leitmotif de l'art ayant un but moral,

(1) Loc. cit., p. 75.

(2) Loc. cit., p. 93.
(3) Loc. cit., p. 91-92.

(4) Loc. cit., p. 117.

revient à satiété dans les écrits de Marmontel. Déjà, dans la réponse qu'il a faite à la Lettre à d'Alembert de Rousseau (1), nous lisons : « C'est au poète de rendre l'utile agréable, et tous les bons poètes y ont réussi. » Et plus loin: «Chez les Grecs, la tragédie était une leçon politique; chez nous, elle est une leçon morale... » (2) C'est tout ce qu'on trouve dans cette Apologie du théâtre, qui démontre une complète incompréhension des idées profondes et philosophiques de Rousseau.

Dans les autres écrits de Marmontel, ses idées proprement esthétiques demeurent assez confuses. Ainsi, pour définir le beau : « Tout le monde convient, écrit-il, que le beau, soit dans la nature ou dans l'art, est ce qui nous donne une haute idée de l'une ou de l'autre, et nous porte à les admirer» (3). Et il divise le beau : 1o en beau intellectuel; 2o en beau moral; 3o en beau sensible ou matériel. D'autre part, la «< haute idée » de sa définition, il la subdivise 1o en force; 2o en richesse; 3° en intelligence. Toutes ces subdivisions sont très honnêtes, mais elles ont le tort d'être aussi banales que gratuites.

A un moment donné, à propos de la beauté de l'homme et de la femme, il fait entrer en ligne de compte le but et la destination du beau (4). Mais il ne s'arrête guère à cette définition, qui est pourtant plus originale et plus féconde que la première.

Marmontel se proposa d'écrire l'histoire naturelle de la poésie. Voici comment il posa la question lui-même : « On a écrit les révolutions des empires; comment n'a-t-on jamais pensé à écrire les révolutions des arts, à chercher dans la nature les causes physiques et morales de leur naissance, de leur accroissement, de leur splendeur et de leur décadence? Nous allons en faire l'essai sur la partie la plus brillante de la littérature; considérer la poésie comme une plante; examiner pourquoi, indigène dans certains climats, on l'y a vue naître et fleurir d'elle-même; pourquoi étrangère partout ailleurs, elle n'a prospéré qu'à force de culture..... » (5).

(1) Apologie du théâtre ou analyse de la lettre de Rousseau, citoyen de Genève à d'Alembert, au sujet des spectacles. Mercure, novembre 1578, janvier 1759.

(2) Dans les Eléments de Littérature, nous trouvons, à plusieurs reprises, la même idée « Le but de la tragédie est, selon nous, de corriger les mœurs, en les imitant par une action qui serve d'exemple » (Article: Tragédie).

(3) Eléments de Littérature. Article: Beau.

(4) Crousaz avait ébauché une définition analogue.

(5) Eléments de Littérature. Article Poésie. Voici un autre passage carac

L'explication par le hasard ne satisfait pas Marmontel. « Il est plus que probable que sous le même ciel, dans le même espace de temps, la nature produit la même quantité de talents, de la même espèce. Rien n'est fortuit, tout a sa cause; et d'une cause régulière, tous les effets doivent être constants » (1). Le climat joue le plus grand rôle dans l'apparition des talents; le milieu naturel et le milieu moral sont deux autres facteurs.

Marmontel est un esprit très peu positif et sans tendances scientifiques, or, il est curieux de trouver de pareilles théories dans ses écrits. Au fond, il ne saisit pas la portée de ces théories- qu'il a puisées, nous semble-t-il, en majeure partie dans le livre de l'abbé Dubos - et dès qu'il commence à écrire son « histoire naturelle de la poésie », il les oublie totalement. Nous les verrons réapparaître, avec une vigueur superbe, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Nous avons tout critiqué, jusqu'ici, dans l'oeuvre de Marmontel, nous devons cependant le louer au moins d'avoir recueilli ces idées fécondes, même sans comprendre leur valeur et leur sens profond.

Dans son Essai sur le goût, lu à l'Académie le 17 avril 1786, Marmontel définit le goût comme « le sentiment vif et prompt des finessés de l'art » et remarque que ce sentiment varie avec les temps, les lieux, les mœurs et les habitudes. Mais à côté de ce goût, il y a le goût naturel, immuable, immortel. « Voilà le goût par excellence, le sentiment juste et profond de ce qui doit plaire, attacher, intéresser dans tous les temps ». Il n'y a là rien de nouveau ni de bien intéressant.

Au contraire, les théories du chevalier de Chastellux présentent des grandes nouveautés et sont du plus grand intérêt (2). Chastellux s'inspire des théories de Winckelmann, et on sent déjà dans ses écrits les idées qui provoqueront le romantisme du xixe siècle. L'utilité est étrangère à l'art; l'art n'imite pas passivement la nature, il crée; la nature n'est pas complète, l'art vient à son secours. Voilà des idées hardies pour 1777 et qui annoncent l'avenir.

téristique « D'après l'esquisse que je viens de donner de l'histoire naturelle de la poésie, on doit sentir combien on a été injuste en comparant les siècles et leurs productions, et en jugeant ainsi les hommes. Voulez-vous apprécier l'industrie de deux cultivateurs ne comparez pas seulement les moissons; mais pensez au terrain qui les a produites, et au climat dont l'influence l'a rendu plus ou moins fécond. » (Ibid.)

(1) Ibid.

(2) L'article sur l'idéal, dans le Supplément de l'Encyclopédie (1777).

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